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Full text of "Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne"

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/ 



5 îî^ 









LITTERATOKES POPULAIRES 



LES 



LITTÉRATURES 



POPULAIRES 



Dl 



TOUTES LES NATIONS 



TRADITIONS, LÉGENDES 

CONTES, CHANSONS, PROVERBES, DEVINETTES 

SUPERSTITIONS 

TOME II 






PARIS 
MAISONNEUVE ET O-, ÉDITEURS 

25, QUAI VOLTAIRE, 25 
I88I 



Tous droits réservis 



LEGENDES CHRETIENNES 



DE LA BASSE-BRETAGNE 



TOME I 



LEGENDES CHRETIENNES 



BASSE-BRETAGNE 



F. M. LUZEL 



PARIS 

MAISONNiiUVE Hi C", liDlTliURi 

Ȕ, QUAI VOLTAIRB, IJ 
1881 

Tous dioiti ristrvta 



1 




CO o y/ 



AVANT-PROPOS 




j'avais d*àbord sotigé à intituler ces deux v(h 
lûmes : Jésus-Christ en Basse-Bretagne ; 
mais, à la réflexion, Je nombre des épisodes 
où Jésus-Christ . intervient directement ne m* a pas 
paru asse^ considérable pour justifier entièrement un 
pareil titre, et je me suis arrêté à celui de : Légen- 
des chrétiennes de la Basse-Bretagne, qui m*a 
paru plus vrai. En effet, dans tous les morceaux 
dont se compose mon recueil, on voit intervenir des 
agents chrétiens, et le plus souvent catJjoliques, 
comme : le Père Éternel, Jésus-Christ, la sainte 
Vierge, les anges, les apôtres, les saints, les ermites, 
le diable, V enfer, le purgatoire, le paradis, et autres 
ressorts du même ordre. Souvent, je le reconnais, 
ils sont purement artificiels et dus à la fantaisie 
des conteurs; mais il est toujours intéressant de le 
constater et de noter les modifications et les déviations 



n AVANT-PROPOS 



que le peuple fait constamment subir aux mythes 
primitifs et aux traditions orales, même les moins 
anciennes. Dans les nombreux récits de tout genre, 
mythologiques, légendaires ou autres, quefairecueilUs: 
dans nos chaumières et nos manoirs bretons^ deux 
courants opposés, mais qui se croisent et se confon- 
dent souvent, sont faciles à constater : l'un chrétieny 
bien que, ordinairement, à Vorigine, il découle d'une^ 
source païenne, altérée et ohscurcie, dans ses voyages 
à travers les nations et les âges ; — Vautre, païen,, 
mythologique d'ordinaire, et encore mélangé d'M-^ 
ments étrangers, mais quelquefois aussi d'une pureU 
et d'une précision inattendues. La première catégorie^ 
a fourni la matière de ces deux volumes ; Vautre, 
plus riche et plus importante, je crois, du moins 
au point de vue scientifique, exigera plusieurs volumes, • 
quatre ou cinq. On y trouvera des versions parfois 
asse:(^ bien conservées et fort intéressantes, des fables ou 
des mythes les plus répandus che^^ les différents pea^ 
pks de V Europe et de VAsie, et qui, suivant un sys- 
tème d'interprétation fort en vogue il y a quelques 
années, mais aujourd'hui moins accrédité, s'explique- 
raient facilement — trop facilement — par des phéno- 
mènes météorologiques et astronomiques, comme la lutte 
du soleil contre les nuages orageux, du jour contre la 
nuit, de Vété contre l'inver, en un mot de la lumière « 
contre les ténèbres y ou du mauvais principe contre le 
bon. Pour certains mytJx)graphes, tout conte mervHl- 



NT-PBOPOS 



Uux, vrainurU populaire et ancien, recile un mythe 
seiairc, ou au moins Météorologique. 

n âoil y avoir une part dt vérité dans u lystimi; 
nais aussi, n'est-il pas poussi jusqu'à l'exagération, 
par M. de Gubernatis par exemple, et son école ? 

Je ne veux pas insister sur ce point; mais je crois 
<jue le momtnt est venu pour les mylhographes les 
plus justement renommés de la France et de l'étranger, 
ks G. Pans, Michel Brial, Fridèric Baudry, Ernest 
Renan, E. Cosquin, E. Rolland, Henri Gaidofj Layt 
Bmeyre, Reinhold Kcehler, Félix LM/recht, Max 
MuUer, Ralston, Comparetti, Stanislas Prato, etc., de 
résumer la question d'une manière synthétique, et de se 
mettre d'accord, après une enquête si longue et qui a 
produit tant de documents, venus de tous les points de 
la terre, — sur l'origine, la diffusion et l'interpréta- 
tion scientijique de nos vieux amies populaires, 

NUre mission, à nous autres collecteurs, doit se 
borner à fournir à la critique savante des matériaux 
£une authenticité non douteuse et scrupuleusement 
réunis suivant la méthode qu'elle nous a recommandée; 
i elle de les étudier, de les comparer ensuite et de 
conclure. Les collecteurs, un peu déroutés et découra- 
gés par ces incertitudes et ces différences si radicales 
d'interprétation, doivent-ils s'arrêter ou continuer 
leurs recherches ? 

Tous tes récits contenus dans ces deux volumes, ou 
dans ceux qui les suivront, je les ai recueillis de ta 



IV AVANT-PROPOS 



bouche des conteurs et conteuses de Basse^Bretagne d, 
le plus souvent, dans le pays de Lannion et de Tré~ 
guier, où les vieilles traditions se sont mieux conservées 
que dans aucune autre partie de la Bretagne, f allais é^ 
commune en commune, cherchant et m'informant par- 
tout, séjournant souvent (car j'ai des parents, des 
amis ou des connaissances dans tout le pays), et chaque 
jour ma collection s'augmentait ainsi d*un vieux 
gwerz, d'un sône, d'une légende pieuse, d'un conte 
merveilleux, d'un récit facétieux, d'un proverbe, d'un, 
dicton' populaire, d'une devinaille ou d'une superstition 
curieuse, — car rien de tout cela ne ^ne paraît indif- 
férent pour la science (i). Souvent aussi je faisais 
venir à Plouaret, où j'avais établi mon quartier géné-^ 
rai, les conteurs et chanteurs entérites qui m'étaient 
signalés, à plusieurs lieues à la ronde. Je leur deman* 
dais de me débiter leurs contes ou de chanter leurs 
chansons, en breton, et comme ils en avaient l'ha- 
bitude, au foyer des veillées d'hiver. Quelquefois en- 
core, c'étaient de véritables veillées, avec un nom- 
breux auditoire, aux manoirs de Keranbom ou du 
Melchonnec. Un crayon à la main, je reproduisais 
les chants et les récits, séance tenante, littéralement 
pour les chants, aussi exactement qu'il m'était poS" 

(i) A me voir ainsi constamment en voyage^ et toujours à pied, d 
travers nos campagnes ht étonnes ^ un poète breton connu m'avait sur~ 
nommé f et non sans une pointe de malice y Boudedeo Breiz-Izel, <^est- 
d-dire /e Juif-Errant de la Basse-Bretagne. 



AVANT-PROPOS 



sible pour les contes, et toujours en breton. J'ai de 
aonfbreux cahiers de ces textes primitifs, au crayon, 
et repasses ensuite à Vencre, pour les rendre plus du^ 
-râbles^ de sorte qu'il y a ainsi deux textes identiques 
superposés Van à Vautre, Plus tard, je faisais une troi- 
sième transcription bretonne, en complétant et rectifiant 
ce que les premières avaient d'inacJjevé et de défec- 
tueux sur certains points. Enfin, venait la traduction, 
' J'aurais voulu pouvoir donner mes textes bretons 
avec la traduction en regard, pour des raisons que 
l'on comprendra facilement, sans qu'il soit nécessaire 
Je les exposer ici ; mais c'eût été doubler l'économie 
matérielle de la publication, et je n'ai pu trouver un 
éditeur pour accepter ces conditions. 

Quant à la fidélité dans la reproduction des récits, 
bien que je n'aie jatuais ajouté ni retranché (sauf peut" 
^e quelques répétitions tout à fait inutiles et insi- 
gnifiantes), et que foie partout scrupuleusement 
respecté la fabulation et la marche de la narration, 
j'ai senti parfois la nécessité de modifier légèrement 
la forme et de remettre, comme on dity sur leurs pieds 
quelques phrases et qudques raisomiements boiteux et 
visiblement altérés par les conteurs. Les frères Grimm 
eux-mêmes^ qu'on dorme comme des modèles à suivre, 
en agissaient ainsi, et souvent avec moins de discré- 
tion, à V égard des contes allemands. Et puis, il est 
des choses qui se disent Hen en breton, et qu'on ne 
peut reproduire exactement en français* 



VI AVANT-PROPOS 



J*ai aussi préféré la reproduction des variantes qui 
m* ont paru curieuses à la fusion de plusieurs versions 
en une seule, plus complète et plus harmonieuse, au 
point de vue littéraire. 

Pour ce qui est des commentaires et des rapproche^ 
ments, fai pensé qu'il convenait de ne pas leur donner 
trop d'extension et de s'en tenir d'ordinaire aux publi- 
cations françaises, et plus spécialetnent à celles qui 
concernent la Bretagne. Si j'avais essayé de relever 
toutes les ressemblances avec les traditions analogues 
des autres nations, ou du moins celles qui me sont 
connues, comme M. Emmanuel Cosquin, par exemple, 
l'a fait avec tant de science, pour ses contes lorrains, 
je risquais, tout en restant incomplet, de dépasser de 
beaucoup les limites où, je voulais me renfermer, et 
de voir l'accessoire empiéter sur le principal et le re^ 
léguer au second plan. C'est là, du reste, le rôle de 
la critique savante, et non le nôtre. 

On remarquera peut-être que le nom de Morgue^ 
rite Philippe, de Plu:(unet (Côtes-du-Nord), revient 
souvent au bas des morceaux qui composent ces deux 
volumes, comme on le reverra fréquemment encore 
dans ceux qui les suivront. C'était, en effet, ma con- 
teuse ordinaire, et je lui ai de grandes obligations, 
que je me plais à reconnaître ici. Cette pauvre fille 
est parfaitement illettrée. Elle ne sait ni lire ni écrire 
et ne connaît pas un mot de français. Et, à ce propos, 
je ferai cette remarque, que c'est toujours dans les 



AVANT-PROPOS VD 



classes pauvres et ignoranUs que se sont conservées Us 
traditions de notre passé le plus reculé, et qu'elles per- 
dent tous les jours du terrain, en raison directe des 
progrès de Vinstructùm dans le peuple. Il faut donc 
se hâter de les recueillir, car, dans quelques années 
seidement, il serait déjà trop tard. 

Avec une intelligence très-ordinaire, Marguerite 
Philippe est douée d'une mémoire excellente. Elle vous 
chante ou récite avec une assurance parfaite gwerziou, 
ou soniou, ou contes merveilleux, à discrétion, et 
sans jamais faire de confusion ou se trouver en défaut, 
sent pour les paroles, soit pour Vair. A elle seule, die 
possède la somme presque complète des anciennes tra- 
ditions orales du pays de Lannion et de Tréguier ; 
aussi, est-elle recherchée, dans les fermes et les ma- 
noirs de la contrée, pour charmer par ses chansons et 
ses récits merveilleux les longues heures des veillées 
d'hiver. Elle aime passionnément les vieux chants et 
les contes de fées (grac'hed koz), y croit asse:^ 
volontiers et regrette l'heureux temps ou les rois épou- 
saient des bergères, oii les animaux parlaient, étaient 
secourables à l'homme ; oit les bonnes fées enfin ai- 
maient et favorisaient de préférence les pauvres d'es- 
prit et les disgraciés de la nature, comme elle. Elle 
est, en effet, infirme de ses deux mains, dont les 
doigts sont incomplets et repliés en dedans. Sa pro- 
fession ordinaire est celle de pèlerine par procura- 
tion, c^ est-à-dire que, pour une très-modique rétri- 



VIII AVANT-PROPOS 

hution, elle va en pèlerinage à toutes les fontaines 
de Basse-Bretagne dont Veau est réputée pour queU 
que vertu sàlutairey — car toute chapelle, che:(^ nous, 
a son saint, saint national le plus souvent, venu 
d'Hihernie, au VI' ou VII' siècle, et chaque saint 
a sa fontaine et sa spécialité pour la cure de quel- 
que affliction physique^ou morale. Ainsi, Marguerite 
est presque constamment sur les routes de Basse- 
Bretagne, dans toutes les directions, et partout où 
elle passe, elle écoute, elle interroge, s'enquiert des 
légendes, des chansons f défi contes et autres traditions 
de chaque localité, et ne manque jamais une occasion 
d* augmenter son trésor poétique et merveilleux. Sa vie 
est des plus dures et des plus pénibles; elle avai^ 
encore à sa charge, jusqu'à ces dernières années, 
un père octogénaire et infirme, et pourtant die ne 
se plaint pas de son sort. Elle trouve sans doute 
de grandes consolations en chantant ses gwerziou 
tragiques, ses soniou amoureux, et en songeant 
aux merveilles et aux enclxintements de ses contes de 
fées, dont elle ne désespère d'ailleurs pas de voir se 
réaliser un jour, en sa faveur, les merveilleuses pro- 
messes. 

Aurons-nous un jour le recueil cotnplet des contes, 
merveilleux, des légendes et des récits de dijférentù 
nature de notre Bretagne? Je ne sais; mais si 
trois ou quatre chercheurs résolus, comme M. Paul 



AVANT-PROPOS Dt 



Sébilîot (i), s'entendaient pour explorer chacun une 
région, avec le même dévoûment et la même méthode 
critique, je crois que, dans quelques années, notre 
pays, si riche en traditions du passé, n'aurait rien à 
envier à V Allemagne et à l'Angleterre, où la moisson 
nous semble avoir été recueillie à temps et dans les 
meilleures conditions scientifiques. 

Pour ma part, j'ai essayé de faire pour la Basse- 
Bretagne, et plus particulièrement pour le pays de 
Lannion et de Tréguier, ce que M. SébiUot fait avec 
tant de succès pour la Haute-Bretagne ou pays gallot. 
Mais, quelque nombreux et intéressants que soient les 
morceaux qui composent ma collection, je suis loin 
d'avoir épuisé la mine; je n'ai même guère fait autre 
chose jusqu'aujourd'hui qu'en signaler l'importance et 
la richesse : que d'autres n'hésitent pcLs à y descendre 
à leur tour et à pénétrer plus avant , et je leur 
réponds que leur peine ne sera pas perdue, et qu'ils 
y trouveront encore des trésors enfouis. 

Sur d' autres points de la France, l'enquête est pour- 



(i) M, Paul Sébilîot a déjà publié dans la collection de Maison- 
neuve et C" — Littératures populaires de toutes les nations — un 
charmant volumey des plus intéressants et des plus curieux, d difi- 
rents points de vue, sous le titre de : Littérature orale de la Hante- 
Bretagne. Deux autres volumes de lui uni paiement paru dbq Védi" 
Unr Charpentier, d Paris, sous le titre de : Contes populaires de la 
Haute-Bretagne, et plusieurs autres paraîtront successivement, et sans 
tarder, tant che:ç^ notre éditeur, qu'ailleurs. 



AVANT-PROPOS 



suivie, avec le même :^èh et la même métJx)de, par 
MM. Emmanuel Cosquin et le comte de Puymaigre, 
pour la Lorraine; Jean Bladé,pour VAgenais et VAr-- 
magnac; Achille Millien, pour la Nièvre ; Henri 
Camoy, pour la Picardie, et d'autres encore dont Us 
recueils ne tarderont pas à paraître. 

Comme on le voit, le goût des récits merveilleux et des 
contes de fées, qui, de tout temps, ont été la littérature 
ordinaire et Vunique poésie de nos foyers rustiques, se 
réveille cha^ nous, après un asseï long sommeil. Aux 
XVI* et XVII* siècles déjà, ces fables gracieuses ou hi:(ar- 
res, aussi anciennes que Vhumanité peut-4tre, avaient été 
fort en vogue^ grâce à Charles Perrault^ àM^ d'Aul- 
noy, M^ Leprince de Beaumont et quelques autres ai- 
mables écrivains du célèbre recueil : Le cabinet des 
Fées ; puis une indifférence complète et regrettable avait 
suivi. Nos pères ne cherchaient dans ces contes qu'un 
amusement et une distraction de V esprit : ils y ajou- 
taient ordinairement, à V adresse des enfants, des morali- 
tés, qu'on ne rencontre que très-rarement dans la bouche 
des conteurs poptdaires, lesquels ont reçu et transmis 
asse^fidèlement la tradition, de génération m génération. 
Aujourd'hui j un élément scientifique s* y est mêlé, ou du 
moins y a été découvert, et en a considérablement aug^ 
mente l'importance, sinon l'attrait et la poésie. Lorsque 
le travail entrepris par la critique savante sur le sujet 
sera terminé, on sera étonné de voir quel rôle les 
contes ont joué dans le développement de la civilisation. 



AVANT-PROPOS 



XI 



Voltaire lui-même, qui a consacré tant de volumes 
à combattre les superstitions universelles, n'était pas 
insensible aux charmes de nos vieux contes de fées, 
qui ont diverti et consolé tant de générations successi- 
ves, depuis h berceau de Vhumanité, et toute son iro- 
nie tombait et se fondait en sensibilité poétique, au 
récit des aventures de Cendrilhn, du Petit-Poucet et 
du Petit-Chaperon-Rouge, comme le prouvent les 
charmants vers que voici, et que nous regardons 
comme une de ses plus gracieuses inspirations : 

Ah ! Vheurmx temps que celui de ces jabks. 
Des bons démons^ des esprits familiers. 
Des farfadets aux mortels secourahks ! 
On écoutait tous us faits admirables. 
Dans son manoir, pris d*uH large foyer : 
Le père et Ponde, et la mire, et ht fille. 
Et les voisins, et toute la famille. 
Ouvraient V oreille d Monsieur l'aumânier. 
Qui leur faisait des contes de sorcier. 
On a hantti les démons et les fées ; 
Sûtis la raison, les grâces iiouffées 
Livrent nos coeurs d l'insipidité. 
Le raisonner tristement s'accrédite : 
On court, hélas ! après la vérité : 
Ah l eraye^moi, l'erreur a son mérite I 



QuimpcTy le 20 juin 1881. 




PREMIÈRE PARTIE 

LE BON DIEU, JÉSUS-CHRIST ET LES APÔTRES 
VOYAGEANT EN BASSE-BBÏETAGNE (l). 



LA VACHE DE LA VIEILLE FEMME. 




u temps que Notre-Seigneur Jésus-Christ 
faisait son tour du monde accompa- 
gné dé saint Pierre et de saint Jean, ils 

(i) Nos paysans bretons sont convaincus que Jésus-Christ « 
visité la Basse-Bretagne, quand il faisait son tour du monde, 
4lisent-ils naïvement. 

Pourtant il existe un dicton breton qui s'exprime ainsi : 
En Breii^'Ixel pa n'cç 4», 
Dour mad da Frétais a roan. 
En Basse-Bretagne puisque je ne vais, 
De la bonne eau aux Bretons je donne. 

La tradition dit. encore que, pendant qu'il voyageait sur la 



LÉGENDES CHRÉTIENNES 



finirent par arriver aussi en Basse-Bretagne. Ils 
allaient partout, chez le pau\Te comme chez le 
riche, en faisant le bien sur leur passage. Tous 
les jours ils prêchaient dans les églises, dans les 
chapelles, et souvent sur les places publiques, de- 
vant le peuple assemblé, et ils donnaient maint 
bon conseil et recommandaient par dessus tout la 
charité et la tolérance. 

Un jour, au fort de l'été, ils montaient une 
côte roide et longue. Le soleil était chaud ; ils 
avaient soif, et ils ne trouvaient pas d'eau. Ar- 
rivés au haut de la côte, ils aperçurent au 
bord de la route une petite maison couverte de 
chaume. 

— Entrons dans cette chaumière pour deman- 
der de l'eau, dit saint Pierre. 

Et ils entrèrent. Quand ils furent dans la mai- 
son, ils virent une petite vieille femme assise sur 
la pierre du foyer ; et sur le banc à dossier, près 
du lit, un petit enfant tétait une chèvre. 

— Un peu d'eau, s'il vous plaît, grand'mère? 
demanda saint Pierre. 

— Oui, sûrement, mes braves gens; j'ai de 

terre, Dieu donna le gouvernement des choses du ciel et de la 
terre à saiut Matburin, lequel s'en acquitta si bien qu'il ne dé- 
pendit que de lui de continuer et de devenir titulaire définitif, au 
lieu de suppléant ; mais le saint s'excusa en disant que cela lui 
donnerait, trop d'occupation et de mal. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 



l*eau, de bonne eau; mais je n*ai guère autre 
chose aussi. 

Elle prit une écuelle de bois, alla â son pichet, 
et présenta de Teau fraîche et claire aux trois 
voyageurs. Ceux-^i, après avoir bu, s'appro- 
chèrent pour regarder le petit enfant qui tétait la 
chèvre sur le banc. 

— Cet enfant n*est pas à vous, grand'mère? 
demanda notre Sauveur. 

— Non, sûrement, mes braves gens ; et pour- 
tant, c'est tout comme s'il était à moi. Le cher 
petit ange est à ma fille ; mais, hélas ! sa pauvre 
mère est morte en le mettant au monde, et il 
m'est resté sur les bras. 

— Et son père? demanda saint Pierre. 

— Son père vit, et tous les jours, de bon ma- 
tin, il part pour aller travailler à la journée dans 
un manoir riche du voisinage. Il gagne huit sous 
par jour et sa nourriture, et c'est tout ce que 
nous avons pour vivre tous les trois. 

— Et si vous aviez une vache? dit notre 
Sauveur. 

— Ohl si nous avions une vache, alors, nous 
serions heureux. J'irais 1* faire paître par les che- 
mins, et nous aurions du lait et du beurre à* vendre, 
au marché. Mais je n'aurai jamais une vache. 

— Peut-être bien, grand'mère, si Dieu le veut. 
Donnez. moi un peu votre bâton. 



LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Notre Sauveur prit le bâton de la vieille et en 
frappa un coup sur la pierre du foyer en pronon- 
çant je ne sais quels mots latins ; et aussitôt il en 
sortit une vache mouchetée, fort belle, et dont les 
mamelles étaient toutes gonflées de lait. 

— Jésus Maria ! s*écria la vieille en la voyant ; 
comment cette vache est-elle venue ici ? 

— Par la grâce de Dieu, grand'mère, qui vous 
la donne. 

— Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, 
mes bons seigneurs ! Je prierai Dieu pour vous, 
matin et soir. 

Et les trois voyageurs se remirent en route. 

La vieille, restée seule, ne se lassait pas de 
contempler sa vache : — La belle vache, disait- 
elle, et comme elle a du laitl Mais comment 
est-elle venue ici et d'où ? Si je ne me trompe, 
un de ces trois étrangers Ta fait sortir de la pierre 
du foyer, en y frappant un coup avec mon 
bâton... Le bâton m'est resté; la pierre du foyer 
aussi est toujours là. Si j'avais une autre vache 
comme celle-ci I... Peut-être, pour cela, me suf- 
fira-t-il de frapper de mon bâton sur la pierre du 
foyer, comme l'autre Je veux essayer... 

Et elle frappa un grand coup de son bâton sur 
la pierre du foyer en prononçant quelques mots 
qu'elle croyait peut-être latins, mais qui n'étaient 



DE LA BASSE-BRETAGNE 



d'aucune langue. Et aussitôt apparut un énorme 
loup qui étrangla la vache sur la place. 

Et la vieille, tout effrayée, de courir après les 
trois voyageurs, en criant : — Seigneurs I sei- 
gneurs !... — Comme ils n'étaient pas encore loin, 
ils l'entendirent et s'arrêtèrent pour l'attendre. 

— Que vous est-il donc arrivé, grand'mère? 
lui demanda notre Sauveur. 

— Hélas ! mes bons seigneurs, à peine étiez- 
vous sortis qu'un grand loup est arrivé dans ma 
maison, et il a étranglé ma belle vache mou- 
chetée ! 

— C'est que vous avez appelé vous-même 
le loup, grand'mère. Retournez à la maison, et 
vous y retrouverez votre vache en vie et bien 
portante. Mais soyez plus sage, à l'avenir : con- 
tentez-vous de ce que Dieu vous envoie, et n'es- 
sayez pas, une autre fois, de faire ce que Dieu 
seul peut faire. 

La vieille retourna chez elle et retrouva sa belle 
vache mouchetée en vie et bien portante ; et alors 
seulement, elle reconnut que c'était le bon Dieu 
lui-même qui avait été dans sa maison (i). 

(i) Il se trouve quelque chose d'approchant dans le roman 
trançais le Rtnari, première branche, par Pierre de Saint-Cloud. 
L'auteur raconte que Dieu, après avoir chassé Adam et Eve du 
paradis terrestre, par un reste de pitié pour eux, et ne voulant 
pas les abandonner complètement, leur donna une baguette en 



LÉGENDES CHRÉTIENNES 




II 



LE BON DIEU, SAINT PIERRE 
ET SAINT JEAN. 

IN autre jour, ils voyageaient encore tous 
les trois ensemble. Il était environ deux 
heures de Taprès-midi, et, comme ils 
n'avaient rien mangé depuis le matin, ils com- 
mençaient à avoir faim. Comme ils passaient 
devant une maison, au bord de la route, ils 
virent, près de la porte, une servante qui prépa- 
rait de la pâte pour faire des crêpes. 

disant - qu'il suffirait d'en frapper la mer pour avoir aussitôt ce 
dont ils auraient besoin. Adam, pressé d'éprouver l'effet de la 
bavette merveilleuse, fit sortir du premier coup une belle brebis 
du sein des flots. Eve voulut l'essayer, à son tour. Mais aussitôt 
qu'elle en frappa la mer, il en sortit un loup qui se jeta sur 
la brebis et l'emporta au fond d'un bois. Ce que voyant 
Adam, il reprit la baguette des mains de sa femme et, d'un se- 
cond coup, il fit paraître un grand chien qui courut après le 
loup et rapporta la brebis. — Puis, une foule d'animaux furent 
produits de la sorte, doux et apprivoisés, quand ils naissaient 
tous la baguette d'Adam; indomptables, féroces ou pervers, 
quand ils naissaient sous la baguette d'Eve. Ce fut elle qui fit 
naître Rcnart, le type de la ruse, de la perfidie et de toutes les 
méchancetés. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 



— Entrons dans cette maison, et nous aurons 
des crêpes chaudes, dit saint Pierre. 

Ils entrent dans la maison. 

— Bonjour à vous tous, dans cette maison, 
bonnes gens, disent-ils. 

— Et à vous pareillement, seigneurs. 

— Nous sommes trois voyageurs qui marchons 
depuis le matin de bonne heure, et nous sommes 
fcitigués, et nous avons faim; seriez-vous assez 
bons pour nous donner quelque chose à mettre 
sous la dent? 

— Oui, de bon cœur, répondit la maîtresse de 
la maison ; asseyez^vous un instant ; la servante 
est à préparer la pâte pour faire des crêpes, 
et tout à rheure, vous aurez de bonnes crêpes 
diiaudes. 

— Si (fest la volonté de DieUy serait bon à ajou- 
ter, je pense, dit niotre Sauveur. 

. — Oh 1 la pâte est prête, et il y aura bien cer- 
tainement àts crêpes, tout à l'heure, dit la ser- 
vante. 

— C*est bien, répondit notre Sauveur. 
Et ils s'assirent tous les trois. 

La servante mit alors deux trépieds sur la pierre 
du foyer, posa dessus deux poêles â crêpes et fît 
du feu dessous. Puis, elle prit le baquet qui con- 
tenait la pâte, pour l'approcher du foyer. Mais 
voilà que le baquet se défonce, et tout le contenu 



8 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



se répand par terre. Et la servante de s'exclamer^ 
et la maîtresse de gronder I 

— A présent, mes braves gens, dit celle-ci aux 
trois voyageurs, vous pouvez aller ailleurs cher- 
cher des crêpes, car pour ici, il n'y en aura pas,, 
aujourd'hui. 

— Si ! si ! il y en aura, grâce à Dieu, répondit 
notre Sauveur. 

Et, du bout de son bâton, il toucha les mor- 
ceaux du baquet épars sur Taire de la maison, 
et aussitôt ils se rejoignirent, et le baquet se ré- 
constitua comme devant, avec la pâte dedans, et 
cela au grand étonnement des assistants. 

La servante put alors faire ses crêpes, et nos 
trois voyageurs en mangèrent de bon appétit, puis 
ils se remirent en route. Mais, avant de partir, 
notre Sauveur dit à la servante : — Et rappe- 
lez-vous, ma fille, qu'il est toujours bon de dire : 
S'il plaît à Dieu (i). 

(i) Les paysans bretons ont sans cesse cette phrase à la bouche, 
quand ils expriment un désir ou un espoir. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 



grgBiE soir venu, comme ils ne trouvaient 
Ï^K| aucune bonne maison où ils pourraient 
vJS^ loger, il leur feUut demander l'hospiti- 
lité pour la nuit dans la hutie d'un sabotier. Ils 
étaient bien pauvres là-dedans. 11 n'y avait que 
deuK lits, un pour le sabotier et sa femme, et 
l'autre pour les enfants, qui couchaient trois en- 
semble. On reçut pourtant les trois voyageurs le 
mieux qu'on put. Le repas fut on ne peut plus 
frugal ; mais ces braves gens partageaient de bon 
cœur le peu qu'ils avaient et regrettaient de ne 
pouvoir faire mieux. Des pommes de terre cuites 
à l'eau, puis du pain d'orge et des crfipes de sar- 
rasin, ce ftit tout le festin. Le sabotierei sa femme 
restèrent sur pied, et travaillèrent toute la nuit, 
aiîn de pouvoir céder leur lit i leurs hôtes. 
Ceux-ci étaient fatigués de la longue route qu'ils 
avaient &ite, et ils se couchèrent tous les trois. 
ensemble et dormirent bien. 

Le lendemain matin, avant de se remettre en 
route, notre Sauveur dit à la femme du sabotier : 



10 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



— Je veux vous donner quelque chose, ma 
brave fenime, pour vous remercier de votre hos-, 
pitalité. 

— Nous ne nous attendons à rien, mes bons 
seigneurs, répondît la femme, et ce que nous 
avons fait, nous l'avons fait de bon cœur, au nom 
de Dieu et en regrettant de ne pouvoir faire 
davantage. 

— Je n'ai pas d'argent à vous donner, reprit 
notre Sauveur; mais je prierai Dieu pour vous, et 
j'espère qu'il exaucera ma prière. Je lui demande 
donc de m'accorder que vous puissiez continuer 
de faire, durant toute la journée, jusqu'au cou- 
cher du soleil, la première chose que vous ferez 
après notre départ. 

— J'ai là un peu de toile, répondit la femme, 
pour faire des chemises à mes enfants, mais trop 
peu, hélas I et comme le tailleur doit venir de- 
main, je veux la passer à l'eau ce matin, puis la 
faire sécher, puisque le temps est beau. 

Les trois voyageurs partirent là-dessus, et la 
femme du sabotier prit sa toile et se dirigea vers 
un ruisseau qui coulait dans le voisinage. Elle mit 
la toile dans l'eau, la trempa bien, la secoua dans 
tous les sens, puis elle la tira à soi. Mais, ô mi- 
racle I elle avait beau tirer de la toile de l'eau, 
cela n'en finissait pas; il y en avait toujours, et 
encore... encore I... Et elle continua ainsi jusqu'au 



DE LA BASSE-BRETAGNE II 

coucher du soleil. Il fallait voir les tas de belle 
toile qu'elle fit sur le gazon, au bord du ruis- 
seau I II fallut une charrette, qu'on alla quérir au 
manoir voisin, pour la transporter à la maison, 
et il y en eut plusieurs charretées. 

Le sabotier et sa fenmie se firent alors mar- 
chands de toilo, et ils gagnèrent beaucoup d'ar- 
gent et devinrent riches. 

Non loin de la hutte du sabotier habitait une 
veuve riche, mais avare et dure envers le pauvre. 
Elle venait souvent à la hutte pour causer et pas- 
ser le temps. C2}iand elle y arriva, le lendemain, 
selon son habitude, et qu'elle vit les tas de toile 
qui s'élevaient jusqu'au toit : 

— Jésus mon Dieu 1 s'écria-t-elle, d'où vient 
toute cette toile? 

— Voici ce qui est arrivé, répondit la sabotière : 
nous avons logé dans notre hutte, la nuit der- 
nière, trois seigneurs étrangers, et, quoi qu'ils 
aient fait mauvaise chère chez nous, comme bien 
vous pensez, avant de partir, un d'eux me parla 
ainsi : — « Pour vous remercier de votre hospita- 
lité, ma brave femme, nous voulons faire quelque 
chose pour vous. Ainsi, la première chose que 
vous ferez, après notre départ, quoi que ce puisse 
être, vous resterez à la faire toute la journée jus- 
qu'au coucher du soleil. » — Ils partirent là-dessus. 



/ 



12 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



et moi j'allai à la rivière pour y passer à l'eau un 
peu de toile destinée à faire des chemises à mes 
enfants. Mais lorsque je voulus retirer ma toile 
de Teau, jugez de mon étonnement en .voyant 
que cela n'en finissait pas. J'avais beau tirer, tirer, 
il y en avait toujours, et je continuai de tirer de 
la toile de l'eau jusqu'au coucher du soleil. 

La veuve écoutait, émerveillée et la bouche 
ouverte. 

— Où sont ces gens-là, demanda-t-elle, que 
je coure après eux ? 

— Ils sont partis, et ils doivent être loin, à 
présent. Mais ils ont dit qu'ils retourneraient par 
ici, samedi soir. 

— C'est bien, répondit la veuve. Et elle s'en 
alla sans rien dire de plus. 

Le samedi suivant, elle passa toute la journée 
sur la route à attendre les trois voyageurs. Vers 
le soir, elle les vit venir, et elle alla au-devant 
d'eux et leur dit : 

— Jésus, mes pauvres seigneurs, vous paraissez 
bien fatigués I Venez avec moi à ma maison ; je 
demeure tout près d'id, et je vous recevrai de 
mon mieux ; vous ne serez nulle part dans le pays 
mieux que chez moi. 

Les trois voyageurs acceptèrent l'hospitalité de 
la veuve, et ils soupèrent bien et dormirent ensuite 
chacun dans un bon lit de plume. Le lendemain. 



DE LA BASSE-BRETAGNE I3 

au moment de .partir, Notre-Seigneur parla ainsi à 
la veuve : 

— Nous voulons vous donner quelque chose, 
pour reconnaître la bonne réception que vous 
nous avez faite; dites-nous ce que vous désirez. 

— Rien, mon Dieu, mes gracieux seigneurs ; je 
regrette bien de n'avoir pu vous recevoir comme 
vous le méritez, car vous avez fait triste chère, 
chez moi. 

— Nous sommes très-contents de votre récep- 
tion, et voici notre cadeau : nous demanderons à 
Dieu que la première chose que vous ferez, après 
notre départ, vous la fassiez toute la journée, 
jusqu'au coucher du soleil. 

— Je vais donc me mettre à prier Dieu, mes 
gracieux seigneurs, car je ne saurais mieux com- 
mencer la journée. 

Et la veuve se mit aussitôt à genoux pour prier ; 
mais elle se disait en elle-même: — Dès qu'ils 
seront sortis de la maison, je me mettrai à comp- 
ter de l'argent. 

A peine les voyageurs eurent-ils tourné les 
talons, qu'elle voulut se relever pour courir à son 
armoire, où était son argent. Mais elle ne le put 
pas ; tous ses efforts furent vains, et il lui fallut 
rester à genoux et prier toute la journée jusqu'au 
coucher du soleil ; mais, comme ce n'était pas 
de bon cœur, sa prière était pour le diable. 



14 



LÉGENDES CHRÉTIENNES 



IV 



LA VACHE DE SAINT PIERRE. 




UAND ils arrivèrent dans le pays des 
payens (i), il leur fallut y séjourner plus 
longtemps qu'ailleurs, parce qu'il y avait 
là des hommes aux cœurs endurcis et qui ado- 
raient encore des idoles, des pierres, des fontaines, 
des arbres. Ils eurent bien de la peine à venir à 
bout d'eux. Ils achetèrent une petite maison, avec 
le courtil y attenant et une vache pour leur four- 
nir du lait et du beurre, pendant qu'ils seraient 
dans le pays. Tous les jours, ils allaient prêcher 
l'évangile et la loi du vrai Dieu, dans les envi- 
rons, et, pendant ce temps, ils mettaient leur 
vache à paître dans le courtil. Mais la vache était 
voleuse, et elle allait marauder dans les champs 
des voisins, si bien qu'on leur dit de la vendre, ou 
il lui arriverait du mal. Alors, notre Sauveur dit 
un jour à saint Pierre : 
— Demain, il y a une foire à la Roche, et tu 



(i) On appelle paganie oa pays des païens (hro ar haganed} 
«ette partie du Léon qui comprend sur la côte les communes de 
Goulven, Kerlouan, Guîsseny, Plounéour-treaz, Plouguemeau^ 
Landéda. 



DE LA BASSE-BRETAGNE I^ 

iras avec la vache pour la vendre et en acheter 
une autre qui ne soit pas voleuse. 

— C'est bien, maître, répondit saint Pierre. 
Le lendemain matin donc, saint Pierre passa 

un licol au cou de la vache et alla avec elle à la 
foire. La vache était une belle béte, et ses ma- 
melles étaient gonflées de lait. A peine fut-elle 
arrivée en champ de foire, qu'il vint un marchand 
qui la tâta de toutes parts, regarda dans sa bouche 
et demanda ensuite : _ 

— Combien la vache, parrain? 

— Vingt écus, répondit saint Pierre. 

— Bah ! vous demandez beaucoup trop ; vous 
n'avez été à aucune foire depuis longtemps, à ce 
qu'il paraît : dites quinze écus, et nous pourrons 
peut-être nous entendre. 

— Non, il m'en faut vingt. 

— Dix-sept écus, et tendez votre main (i). 

— Non, non, la vache n'ira pas pour un liard 
moins de vingt écus, vous dis-je. 

— C'est cher ; mais la vache me plaît, et si elle 
n'a aucun défaut... 

— Aucun, si ce n'est qu'elle est un peu voleuse. 

— Ah I si elle est voleuse, je n'en veux pas. 
£t le marchand s'éloigna. 



(i) Les paysans bretons se frappent dans la main pour 
sceller tous leurs marchés. 



l6 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Un autre vint aussitôt et, après avoir chipoté 
quelque temps, il dit qu'il prendrait la vache pour 
vingt écus, si elle n'avait aucun défaut. Mais 
quand il apprit qu'elle était voleuse, il s'en alla 
comme l'autre. 

Il en vint un troisième, un quatrième, plu- 
sieurs, et tous s'en allaient, quand ils apprenaient 
que la vache était voleuse. 

Quand le soleil fut près de se coucher, saint 
Pierre s'en retourna à la maison avec sa vache. 
Notre Sauveur, en le voyant revenir, lui demanda : 

— Comment 1 tu n'as donc pas vendu la vache? 

— Comme vous le voyez, maître. 

— La foire était donc bien mauvaise ? car cette 
vache est à bon marché pour vingt écus. 

— La foire était assez bonne, et beaucoup de 
marchands ont voulu m'acheter la vache. 

— Pourquoi donc n'a-t-elle pas été vendue? 

— Qpand je leur disais qu'elle est voleuse, ils 
s'en allaient tous aussitôt. 

— Vieux sot ! dans ce pays, on ne déclare ja- 
mais les défauts d'une bête en foire, avant qu'elle 
soit vendue et que l'on tienne son argent. 

— Je ne savais pas cela, répondit saint Pierre, car 
si je l'avais su, j'aurais bientôt vendu ma vache(i). 

(Conté par M. Flagelle, de Latidertuau») 
(i) C'est depuis que l'on dit : voleur comme la vache à saint 



BASSE-BRETAGNE 



LE PAIN DE SAINT PIERRE. 

saniE temps éiaic beau, le soleil biilUnt et le 
S^n ciel clair. Nos voyageurs étaient encore 
"^ en PaganU, dans le bas Léon. Il était en- 
viron deux heures de l'après-midi, et, comme ils 
n'avaient rien mangé depuis le lever du soleil, ils 
avaient faim. Ils étaient déjà entrés dans deux ou 
trois maisons, sur le bord de la route, pour 



l8 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



demander quelque chose à manger, un morceau 
de pain ou une galette de sarrasin ; mais, comme 
ils n'avaient point d'argent,- ils n'obtenaient rien. 
Dans ce pays-là, les hommes ont le cœur dur. 
En passant par un bourg, ils entrèrent encore 
chez un boulanger. Mais, là aussi, ils furent mal 
reçus, et on les pria de déguerpir. Saint Pierre, 
avant de sortir de la maison, déroba un petit pain 
de deux sous et le cacha sous sa robe. Notre Sau- 
veur avait tout vu ; mais il n'en dit rien. Ils se 
remirent en route. Quand ils furent à quelque 
distance du bourg, Pierre resta un peu en arrière 
de ses deux compagnons, afin de pouvoir manger 
son pain tout à son aise et sans être vu. Mais 
notre Sauveur, qui connaissait son intention, ne 

vint à frère Guillaume : — Comment, frater, vous n'avez pas 
vendu l'asne sans faulte? — Non, beau père. — £h! comment? 
dit-il, à quoi a-t-il tenu? On ne vous en promettoit point d'ar- 
gent ? — Par ma foy non, dit frère Guillaume ; ils me deman- 
doient s'il estoit bon, et je leur respondoys qu'il estoit vieux et 
qu'il ne pouvoit cheminer, qu'il ne valloit plus rien, et voilà 
pourquoy nous le voullious vendre. — Ah ! de par le diable ! dit 
le gardien, vous ne deviez pas dire cela, frère Guillaume, mais 
qu'il estoit bon et fort, et viste ainsi l'eussiez-vous vendu. — 
Voire ! mais, beau père, dit frère Guillaume, je fusse été menteur, 
et par aventure que vous me eussiez fessé, comme quand j'avoys. 
la fille couchée avec moi ; ah ! je vous promets que je ne men- 
tiray plus jamais. 

c Ainsi demora le beau père gardien tout confus, et frère Guil- 
laume gaigna sa cause. » 



DE LA BASSE-BRETAGNE 



19 



cessait pas de lui parler, de sorte qu'à tout moment 
il était obligé de retirer le pain qu'il avait dans la 
bouche, afin de pouvoir répondre. Et il était con- 
trarié, et il grognait dans sa barbe. Alors notre 
Sauveur lui dit : 

— Crois-moi, Pierre, le pain volé est difficile 
à manger et n'apaise pas la faim. 

Pierre ne répondit rien et fut un peu confus de 
se voir découvert. 



V^' 



VI 



LA VIEILLE QUI VOULAIT FAIRE COMME 

LE BON DIEU. 




[LUS loin, ils logèrent chez une veuve riche, 
mais avare. Elle les fit coucher tous les 
trois dans le même lit, après un souper 
bien maigre. 

Le lendemain matin, de bonne heure, la veuve 
vint réveiller ses trois hôtes en disant : 
— Allons, debout, feinéants 1 
Et comme ils ne se levaient pas assez vite, à son 
gré,' elle prit un bâton et se mit à frapper sur le 



20 LÉGENDES CHkÉTlfNNES 

lit) ÈM hasard. Après k déjeuner, qui consista 
seulement «n une soupe de pain d'orge, la vieille 
lear dit : 

— A présent que je vous ai hébergés, j*aime à 
croire que vous ferez quelque diose pour moi 
4Mïssi. 

— C'est de toute justice, répondit notre Sau* 
veur. 

— Le temps est beau, et j'ai là un peu de blé à 
battre; venez, et je vais vous conduire sur l'aire. 

Et ils la suivirent. Il y avait sur l'aire de 
l'avoine déjà étalée et toute disposée pour être 
battue. Elle leur présenta des fléaux en leur disant : 

— Prenez, et frappez fort. 

Pierre n'était guère content, et il murmurait : 

— Battre du blé sur l'aire, à mon âge I 

— Bah 1 dit saint Jean, allons-y de bon cou- 
rage, et ce sera bientôt fait; puis, nous nous 
remettrons en route. 

Alors, notre Sauveur prit une poignée de paille, 
y mit le feu et la jeta sur l'aire. El voilà aussitôt 
toute l'aire en feu, et la vieille de pousser des cris 
d'alarme. Mais elle fut tout étonnée de voir la 
paHîe se ranger d'un côté de l'aire et le grain 
du côté opposé, sans que rien fût endommagé. 

— A présent que le travail est fait, grand'mère, 
libus alloi^ nous remettre -en route, dit Notre- 
Sieigneur à la vieille. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 21 

— Je vous suis bien obligée, mes braves gens, 
et puisse le bon Dieu vous protéger. 

"Et ils partirent. Mais la vieille se dit aussitôt : 

— Hola ! c'est à merveille I Je ne serai pas 
longtemps à présent à battre tout mon blé, et il 
ne me faudra pas, pour cela, dépenser beaucoup 
d'argent. 

Et sa servante et son domestique et elle étar- 
lèrent de nouveau de l'avoine sur l'aire, puis elle 
y mit le feu, comme elle l'avait vu faire à Notre- 
Seigneur. Mais, hélas ! tout fut consumé, et la 
paille et le grain, et la voilà de se lamenter et de 
crier qu'elle était ruinée I 

Rien de bon ne se fait dans ce monde sans tra- 
vail et sans peine (i). 

(i) Dans un conte de l'excellent recueil de M. Paul Sébillo( : 
Contts populaires de la Haute'Brttagne^ on nous représente aussi 
Jésus-Christ voyageant avec saint Pierre et saint Jean. Ils logent 
une nuit chez une pauvre vieille femme qui n'a qu'un lit à leur offiir,^ 
de sorte qu'il leur faut coucher tous ]^s Moi» ensAmJl^le. Le ltq4(^ 
main matin, avant de prendre congé de la vieille, Jésus-Chritt 
l'enrichit, sur la prière de ses deux compagnons de voyage, et 
tout en exprimant la crainte de la rendre ainsi moins compatis** 
santé et moins charitable. 

Un an plus tard, nos trois voyageurs, repassant par le même 
endroit, demandèrent encore l'hospitalité à U même femme, qui 
avait fait bâtir une maison neuve et était devenue une grosse fer- 
mière. Ils furent assez mal reçus, traités de fainéants et envoyés 
coucher sans manger, et toujours dans le même lit. 

Le lendemain, au chant du coq,, la vieille vint les réveiller 



22 LÉGENDES CHRÉTIENNES 




VII 



LA FIANCEE DE SAINT PIERRE. 

iNE autre fois, ils étaient encore tous les 
trois en route, et ils parlaient de choses 
et d'autres, tout en marchant. 

— Il faut que tu te maries, Pierre, dit tout 
à coup notre Sauveur. 

— Me marier, à mon âge, maître? 

pour aider ses valets à battre le grain sur l'aire. Et comme ils ne 
se pressaient pas, elle prit un bâton et se mit à frapper sur celui 
qui était couché sur le devant du lit. C'était saint Pierre. Puis 
eUe alla surveiller ses hommes, en disant qu'elle reviendrait, s'ils 
tardaient à se lever. Ils ne se levèrent pas, éunt fatigués de la 
veille. Mois comme saint Pierre se plaignait des coups qu'il avait 
reçus, Jésus-Christ lui dit de passer au milieu et prit sa place sur 
le devant. La vieille revint bientôt à la charge, et ce fut le bon 
Dieu qui, cette fois, sentit le poids de sa colère, et surtout de 
son bâton. 

Saint Jean, qui était dans la ruelle du lit, échangea alors sa 
place contre celle de saint Pierre, sur la demande de celui-ci, qui 
espérait se mettre à l'abri des coups. Mais il n'en fut rien, et les 
coups tombèrent encore sur lui, la vieille prétendant que le plus 
âgé devait le bon exemple aux autres. 

J'ai aussi trouvé cet épisode en Basse-Bretagne, dans une 
autre version qui ne diffère que sur ce point seulement de celle 
que je donne ici. 

Cf. aussi la version de E. Emault, Revue celtique. 



— Oui, oui, il &ut que tu te maries. 

— Mais qui donc voulez-vous que j'épouse, 

maître? 

— La première fille que nous reacontrerons 
sur noire chemin. 

— Soit, puisque vous le voulez ainsi. 

Peu après, ils rencontrèrent une fille laide et 
sale, une servante de ferme, en sabots et les 
jambes toutes couvertes de bouse de vache. 

— Eh bien I Pierre, dit notre Sauveur en la 
voyant, voici celle qui sera ta femme. 

— Non, certaineraant, ce ne sera pas li ma 
femme 1 répondit Pierre en faisant une grimace. 

— Pourquoi donc ne veux-tu pas d'elle? 

— Pourquoi? Voyez comme elle est laide et 
sale, et pas jeune même I 

— Toi aussi lu n'es pas jeuae, ni aussi beau 
garçon que tu le crois, peut-être. Eh bien, puisque 
tu ne veux pas de celle-là, ce sera la première que 
nous rencontrerons i présent. 

— J'aime mieux cela, car je pense qu'il nous 
sera difficile de rencontrer plus mal. 

Et ils continuèrent leur route et ne tardèrent 
pas-à rencontrer ime vieille fille, appuyée sur un 
bâton, le chef branlant, les yeux chassieux, et plus 
sale encore que la première. Noire Sauveur, en 
la "voyant, sourit, et se tournant vers Pierre il lui 
dit: 



24 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Eh bien I voici alors ta femme ! 

— Jamais, répondit Pierre, en détournant la 
tête et en faisant une horrible grimace. Mieux, 
valait encore la première ; mais je ne veux ni de 
l'une ni de l'autre. 

— Je te trouve bien difficile, mon ami ; mais,, 
n'importe. La première que nous rencontrerons, à 
présent, il faudra que tu la prennes, quelle qu'elle 
soit. 

— Je le veux bien, et, quoi qu'il arrive, ce ne 
sera toujours rien de pis. 

Et ils continuèrent leur route et rencontrèrent 
bientôt une autre vieille, courbée sur un bâton 
noueux et ayant bien de la peine à traîner un 
pied devant l'autre ; elle était, de plus, bossue,, 
borgne, n'avait dans la bouche que deux dents 
longues et noires et qui tremblaient à chaque pas 
qu'elle faisait. On eût dit une véritable sorcière. 
Et avec cela elle était couverte de haillons si sales, 
si puants, que rien que de la voir donnait la 
nausée. 

— Pour le coup, Pierre, voici ta femme, dit 
notre Sauveur. 

Le pauvre Pierre poussa un grand soupir, dé- 
tourna la tête de dégoût et ne dit pas un seul mot. 

— Il n'y a pas à dire, reprit notre Sauveur, il 
faut que tu l'épouses, puisque tu as dédaigné les 
deux autres, qui valaient peut-être mieux. Vous 



DE LA BASSE-BRCTAGNE 2^ 

serez mariés dans le prochain bourg que nous ren- 
contrerons. 

Ils continuèrent leur route, accompagnés* de \sl 
vieille qui, malgré son âge et son état misérable^ 
était tout heureuse de trouver à se marier enfiiu 
Mais Pierre ne voulait pas marcher à côté d^elle, 
ni même la regarder ; et notre Sauveur le plaisan* 
tait et le priait d'être plus galant avec sa fiancée,, 
et de lui donner le bras. II marchait à quelques 
pas derrière, la tête basse et tout triste. 

Ils arrivèrent ainsi à une forge. Il y avait là 
un forgeron très-renommé dans le pays, et à qui 
Ton ne parlait qu'avec respect et en l'appelant 
toujours ; grand forgeron, le jMremier de tous les 
forgerons. 

— Entrons un peu dans cette forge, dit notre 
Sauveur à ses compagnons de route. 

Ils entrèrent tous les quatre, et Jésus-Christ dit 
au maître forgeron : 

T- Me permettrez-vous, forgeron, de faire une 
trempe saine (i) sur votre enclume, car moi aussi 
je suis forgeron. 

Le forgeron regarda d'un air dédaigneux celm 
qui lui parlait de la sorte, haussa les épaules et 
ne répondit point. Mais son aide dit : 

(i) A rapprocher de la légende de saint Éloi, que Ton trou- 
vera plus loin. 



26 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



— Ce n'est pas de la sorte, mon brave homme, 
que l'on parle à mon maître, car sachez bien que 
c'est le premier forgeron qui soit au monde, et 
qu'il n'y en a pas un autre qui l'égale, ni même 
qui en approche. 

— Comment donc faut-il parler à votre 
maître? 

— De cette façon, le chapeau à la main : 
« Salut à vous, grand forgeron, maître forgeron, 
le premier des forgerons; auriez-vous la bonté 
de me permettre de faire une trempe saine sur 
votre enclume?» 

— C'est bien, répondit notre Sauveur ; je vais 
alors lui parler comme vous dites. 

Et, son chapeau à la main, il dit : 

— Salut à vous, forgeron, maître forgeron, le 
premier des forgerons; auriez-vous la bonté de 
me permettre de faire une trempe saine sur votre 
enclume? 

— Avec plaisir, à présent que vous me parlez 
comme il convient, répondit le forgeron. 

La mère du forgeron, vieille et caduque, se 
chauffait auprès du feu. Jésus-Christ la pria de 
s'éloigner un peu, et, prenant alors la fiancée de 
saint Pierre, il la jeta dans la fournaise. 

— Jésus, que fais-tu là, méchant? s'écria la 
mère du forgeron en voyant cela. 

— Laissez-moi faire, grand'mère, et ne vous 



DE LÀ BASSE-BRETAGNE 27 



inquiétez de rien; c'est pour son bien, comme 
vous le verrez bientôt. 

— A la bonne heure I pensait saint Pierre ; me 
voilà délivré de la vieille sorcière. 

Peu après, notre Sauveur retira la vieille du 
feu avec des tenailles, et, la mettant sur Ten- 
clume, comme une masse de fer rouge que Ton 
retire de la fournaise, il dit : 

— Allons, prenez-moi chacun un marteau, et 
frappez ferme ! 

Et ils prirent tous des marteaux et battirent 
la vieille sur Tenclume, tout comme si c'eût 
été du fer ; saint Pierre surtout frappait de bon 
cœur. 

Puis, notre Sauveur la remit au feu, puis Ten 
retira, et on la battit de nouveau sur Tenclume. 
Et» ainsi par trois fois. La fiancée de Pierre, à 
force de passer au feu et d'être battue sur Ten- 
clume, perdit sa bosse et ses autres difformités, 
et devint une femme jeune, belle et gracieuse, 
si bien que voilà tous les assistants émerveillés. 

— Eh bien! forgeron, maître forgeron, le pre- 
mier des forgerons, êtes-vous capable d'en faire 
autant? demanda notre Sauveur au maître de la 
forge. 

11 ne répondit rien et ne revenait pas de son 
étonnement. 

— Alors, bien que vous vous fassiez appeler 



28, LÉGENDES CHRÉTIENNES 



maître forgeron, le premier des forgerons, vous 
avez trouvé votre maître, il me semble? 

— C'est possible ; mais j'essaierai quand même, 
car j'ai de la peine à croire qu'il existe un forge- 
ron au monde capable de faire quelque travail 
du métier que je ne puisse faire moi-même. 

Les trois voyageurs partirent alors, et la jolie 
femme les suivit. 

Saint Pierre était tout heureux, à présent, de 
se voir une fiancée si jeune et si belle, et il ne se 
faisait plus prier pour approcher d'elle. A peine 
eurent-ils quitté la forge, que le maître forgeron 
dit: 

— Je ferai aussi ce qu'a fait cet homme-là, et il 
ne sera pas dit que j'ai trouvé encore mon maître. 

Et, prenant sa vieille mère, il la jeta au feu. 
Mais, hélas 1 quand il la retira de la fournaise 
pour la battre sur l'enclume, à chaque coup qu'ils 
frappaient, lui et son compagnon, le sang jaillis- 
sait de tous côtés avec des morceaux de chair 
rôtie et d'os broyés. Et ils frappaient de plus 
belle ; mais ils avaient beau faire, ils ne voyaient 
pas arriver la femme jeune et belle qu'ils atten- 
daient. Voilà le forgeron désolé d'avoir tué sa 
mère, et inquiet des suites qui pouvaient en 
résulter pour lui. Il courut après les trois étran- 
gers. Il les vit de loin qui gravissaient une côte 
et leur cria ; 



DE LA BASSE-BRETAGKE ^9 

— Hé ! hé ! ne m'entendet-vous pas, seigneurs 
étrangers?.., 

Bs entendaient bien, mais ils faisaient exprès la 
sourde oreille et continuaient de marcher. Alors 
le forgeron changea de langage, et il criait : 

— Maître, cher maître, au nom de Dieu!... 

— Qu'y a-t-il, mon brave homme ? demanda 
enfin Notre-Seigneur. Et il s'arrêta. 

— Hélas ! il m'est arrivé un grand malheur ! 

— Que vous est-il donc arrivé, maître forge- 
ron, le premier des forgerons ? 

— Ma mère, ma pauvre mère est morte ! 

— Comment cela ? 

— Hélas I j'ai voulu faire comme vous pour la 
rajeunir, et je l'ai tuée ! 

— Comment I ne m'aviez-vous pas dit que vous 
étiez maître forgeron et que vous n'aviez pas 
votre pareil au monde? 

— Hélas ! oui; mais, d'après ce que je vois, je 
ne sais rien au prix de vous; je vous demande 
pardon. 

— Aimiez-vous bien votre mère ? 

— Oh 1 oui, je l'aimais bien, sûrement. 

— Et vous la regrettez ? 

— Oui, je la regrette du fond du cœur ; ren- 
dez-moi ma pauvre mère I 

— Eh bien, retournez à la maison, et vous y re- 
trouverez votre mère en vie et bien portante. Mais, 



30 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

une autre fois, soyez plus modeste, et ne dites 
pas que vous n'avez pas de maître sur la terre. 
Le forgeron revint à sa forge et y trouva sa 
mère qui se chauffait, assise sur son escabeau de 
bois, au coin du feu, selon son habitude ; et ce 
fut une bonne leçon pour lui d'être moins or- 
gueilleux, à l'avenir. 

— Et saint Pierre fut-il marié? demanda un 
des auditeurs. 

— L'histoire ne le dit pas, répondit la conteuse ; 
mais je crois pourtant qu'il fut marié, car j'ai 
entendu parler du fils de saint Pierre, et il existe 
même un joli conte qui porte ce titre (i). 



vm 

PORPANT. 

|L y avait une fois (c'était du temps que 
notre Sauveur Jésus-Christ voyageait en 
Basse-Bretagne, accompagné de saint 
Pierre et de saint Jean) un homme riche qui 

(i) On trouvera ce conte plus loin, sous le titre de : Le Fils 
de saint Pierre. 




DE LA BASSE-BRETAGNE 3I 

n'aimait que l'argent, et cette passion avait en- 
durci son cœur et en avait fidt une pierre, pour 
ainsi dire. Son nom était Porpant. 

Notre Sauveur allait par le pays, prêchant par- 
tout la charité. Or, Porpant l'ayant entendu dire,, 
dans un de ses sermons, que celui qui donnerait 
au pauvre en serait un jour récompensé et rece- 
vrait trois fois ce qu'il aurait donné, il prêta l'o* 
reille et se dit en lui-même : 

— Voilà mon affaire! J'ai à la maison; dans 
un coin de mon armoire, soixante écus dont 
je ne fais rien, et j'aimerais bien à en avoir 
trois fois autant : cent quatre-vingts écus, c'est 
une jolie somme celai Je vais donc distribuer 
mes soixante écus aux pauvres, puisque ce pro- 
phète, de l'avis de tout le monde, ne dit ja- 
mais que la vérité et fait tous les jours des mi- 
racles. 

Et il fit publier par le pays que tous les pauvres 
étaient invités à se rendre chez lui, le lendemain,, 
pour qu'il leur distribuât une somme de soixante 
écus. Tout le monde fut bien étonné. 

Comme bien vous pensez, les pauvres ne man- 
quèrent pas de venir. Il en vint de tous les côtés, 
de tout âge et de toute misère. Et Porpant leur 
distribua ses soixante écus, jusqu'au dernier liard. 
Puis il attendit, plein de confiance. 

Le lendemain matin, en se levant, il courut à son 



$2 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



araioÎTC, pour voir si l'argent promis était arrivé. 
Mais rien n'était encore venu. 

— Ce sera sans doute pour demain, se dit-il. 
Mais le lendemain, rien encore, et le troisième 

ioar pas davantage. Si bien que Porpant était 
•déjà fort inquiet, et il se demandait : 

— Est-ce que cet homme m'aurait trompé? 
Oui, sans doute. Ah! je suis ruiné, alors; je suis 
le plus malheureuK des hommes ! Mais il faut que 
je le retrouve, ce faux prophète 1 

Et il se mit à la recherche du prédicateur 
étranger. Il le rencontra qui se rendait à un bourg, 
-dans les montagnes, avec ses deux compagnons. 
Un agneau dont on leur avait fait cadeau, dans 
xin village voisin, les suivait. 

Porpant alla droit à notre Sauveur, et, l'apos- 
trophant d'un ton brusque ; 

— Vous avez dit, dans votre sermon de 
dimanche dernier, que celui qui donnerait aux 
pauvres recevrait trois fois ce qu'il aurait donné. 
J'avais à la maison soixante écus, dans le coin de 
mon armoire ; je les ai distribués aux pauvres, et je 
n'ai encore rien reçu. Et pourtant, voici le qua- 
trième jour que j'ai donné mon argent. Est-ce 
•que vous vous seriez moqué du monde ? 

— Non, Porpant, lui répondit Jésus avec dou- 
ceur; mais, patientez un peu, et vous verrez qu'il 
€n arrivera comme j'ai dit. N'ayez donc pas d'in- 



DE LA BASSE-BRETaGNE 35 

•quiétude à ce sujet ; votre argent se retrouvera. 
JEmmenez, en attendant, cet agneau; faites-le 
cuire, et nous irons le manger, ce soir, dans 
votre maison. 

— A la bonne heure ! répohdit Porpant. 

Et il retourna chez lui, rassuré et emmenant 
Tagneau, pendant que les trois autres allaient 
prêcher la parole de Dieu, dans un bourg voisin. 

Porpant, de retour à la maison, tua Tagneau, 
récorcha, puis il le mit à la bruche devant un 
bon feu. Il était tendre et appétissant. 

— Cet agneau doit être bien bon I se disait-il, 
en le regardant cuire; j'en aurai aussi ma part, 
^ans doute. 

Quand il le crut cuit à point, il le retira du 
feu, le débrocha et le déposa sur un plat. Et il se 
léchait les doigts, et Teau lui en venait à la bouche 
en le regardant. 

— Et quand j'en mangerais un morceau, pour 
voir s'il est cuit à point ? se disait-il. Je m'y 
prendrai, du reste, de telle façon qu'ils n'en sau- 
ront rien. Tiens ! voici précisément un morceau 
qu'on peut détacher sans qu'il y paraisse et qui 
■doit être excellent. 

Et il le détacha et le mangea. C'était le cœur. 

Peu de temps après, les trois étrangers arrivè- 
rent. L'appétit était bon, car ils avaient marché 
beaucoup. Aussi, se mit-on tout de suite à table. 

3 



34 LÉGEKDES CHRÉTIENNES 

Porpant fut aussi invité à partager leur repaSr 
Chacun taillait et découpait où il lui plaisait, et 
Ton faisait honneur à la cuisine de Porpant» 
Notre Sauveur, seul, paraissait triste et ne man- 
geait pas. 

— Eh bien ! vous ne mangez donc pas, vous ? 
lui dit Porpant brusquement. 

— Si... si, je vais manger aussi. 

Et il cherchait quelque chose dans le plat et 
semblait contrarié de ne pas trouver ce qu'il cher- 
chait. 

— Q.ue cherchez- vous donc? lui demanda 
Porpant. 

— Le cœur; j'aime beaucoup le cœur, moi. 

— Le cœur? Je n'ai pas vu de cœur. Il n'avait 
pas de cœur, cet agneau-là I 

— Excusez-moi, Porpant ; il devait avoir un 
cœur, comme tous les autres agneaux, car Dieu 

•n'a créé ni homme ni animal sans un cœur. 

— Je vous assure, moi, qu'il n'avait pas de 
cœurl reprit Porpant avec vivacité. 

Pendant qu'ils étaient encore à table, arriva la 
dame d'un château voisin, qui était riclie, mais 
qui avait perdu la vue. Elle avait consulté des 
médecins et des savants renommés, et nul ne 
pouvait la guérir. Elle se jeta, en pleurant, aux 
pieds de notre Sauveur et lui promit une somme 



DE LA BASSE-BRETAGNE 35 

d'argent considérable, s'U lui rendait la vue. Sa 
douleur était grande et sa foi aussi. Notre Sau- 
veur en fut touché. Il la prit par la main et la 
releva. Puis, mettant sa main droite sous la se- 
melle de sa chaussure, il la retira aussitôt, la 
passa ensuite légèrement sur les yeux de la dame, 
et la vue hii fut rendue. 

Dans sa joie et son bonheur de revoir la 
lumière du soleil béni, elle voulait donner toute 
sa fortune à celui qui l'avait guérie. Notre Sau- 
veur lui prit cent écus seulement. Porpant, en 
voyant cela, ne put s'empêcher de dire : 

— Cette dame est très-riche. Que ne lui de- 
mandez-vous cinq ou six mille écus ! Elle vous 
les donnerait aussi bien. 

— Bah ! Porpant, c'est assez pour la peine que 
j'ai eue; vous avez vu comme cela m'a été fa- 
cile. 

Qpand la dame fut partie, notre Sauveur dit : 

— Je vais, à présent, partager cet argent entre 
nous quatre. 

Il en fit cinq parts et mit vingt écus dans cha- 
cune. Porpant, voyant cela, dit : 

— Ce n'est pas bien partagé ainâ. Nous ne 
sommes que quatre; pourquoi faire cinq parts 
alors? 

— Celui qui a mangé le cœur de l'agneau aura 
deux parts, répondit notre Sauveur. 



36 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— C'est moi ! c'est moi I s*écria aussitôt Por- 
pant. 

— Comment, Porpant, vous m'aviez assuré 
que vous ne l'aviez pas mangé et que l'agneau 
n'avait pas de cœur I 

— Si 1 si ! je l'ai mangé ; c'est bien moi. 

— Alors, prenez deux parts. 

Et Porpant prit deux parts et les mit dans sa 
poche. Puis les trois étrangers se remirent en 
route. 

Porpant avait observé, avec beaucoup d'atten- 
tion, comment notre Sauveur s'y était pris pour 
rendre la vue à la dame aveugle, et il se disait : 

— N'est-ce que cela? ce n'est pas difficile. Je 
suis sûr, à présent, de gagner beaucoup d'argent, 
et cela sans mal. Je vais me mettre à voyager 
pour rendre la vue aux riches marchands, aux 
nobles, aux princes et aux rois qui en sont privés, 
et en peu de temps je deviendrai très-riche. 

Et il se rendit tout droit à Paris. Dès le lende- 
main de son arrivée, il fit publier par toute la 
ville qu'un médecin étranger venait d'arriver qui 
rendait la vue à tous ceux qui en étaient privés, 
que ce fût de naissance ou par accident, et cela 
sans leur causer la moindre douleur. 

Il se trouvait que la fille unique du roi avait 
les yeux malades depuis quelque temps, et elle 
était menacée de perdre la vue complètement. 



DE, LA BASSE-BRETAGNE 37 

Tous les médecins et les chirurgiens du royaume 
l'avaient visitée, sans pouvoir lui apporter aucun 
soulagement. On fit venir aussi Porpant, et on lui 
promit de l'or et de l'argent autant qu'il en pour- 
rait porter, s'il guérissait la princesse. 

— Cela commence bien ! se disait Porpant en 
lui-même, tant il se croyait sûr du succès. 

Il examina les yeux de la princesse, comme s'il 
s'y connaissait, et dit ensuite avec une grande 
assurance : 

— Ce n'est que cela? et vos médecins et vos 
chirurgiens ne peuvent pas guérir un mal si léger? 
Ah I vraiment, ce sont des ànQS I Vous allez voir 
comme c'est facile. 

Et il passa sa main droite sous sa chaussure, 
comme il l'avait vu faire à notre Sauveur, puis il 
en frotta les yeux de la princesse. 

— Vous devez voir à présent ? lui dit-il alors. 

— Non, je ne vois pas mieux, répondit-eUe. 

Et il passa de nouveau la main sous sa chaus- 
sure et frotta plus fortement les yeux de la prin- 
cesse. 

— Et à présent? lui demanda-t-il encore. 

— Hélas ! je ne vois pas mieux. 

Et le voilà de repasser la main sous sa chaus- 
sure et de frotter encore les yeux de la prin- 
cesse, et si rudement que, n'y pouvant tenir, elle 
criait : 



38 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Assez ! cessez, je vous en prie I vous me 
rendrez tout à fait aveugle I 

C'est ce qu'il fit, en effet, et si la princesse 
voyait peu auparavant, à présent elle ne voyait 
plus du tout. Jugez de la colère du roi I Porpant 
fut jeté dans une basse-fosse, en attendant qu'on 
le fît mourir, le lendemain. 

Un peu avant l'heure fixée pour son supplice, 
le prédicateur étranger (notre Sauveur) arriva au 
palais avec ses deux compagnons, et il parla ainsi 
au roi : 

— Mettez en liberté l'homme que vous avez 
fait jeter en prison hier, et je rendrai la vue à la 
princesse. 

Le roi répondit : 

— Commencez par rendre la vue à ma fille, 
car je n'ai plus aucune confiance en la science des 
médecins. 

Notre Sauveur se contenta de toucher du bout 
des doigts les yeux de la princesse et de lui dire : 

— Regardez ; ne voyez-vous pas ? 

— Oui, je vois! je vois!.... s'écria-t-elle en 
levant ses mains et ses yeux vers le ciel. 

Et aussitôt la joie succéda à la tristesse dans 
tout le palais. 

Porpant fut alors remis en liberté, et notre 
Sauveur lui dit : 

— Retournez chez vous, Porpant ; soyez chari- 



DE LA BASSE-BRETAGNE 39 

table envers les pauvres, et n'essayez plus jamais 
de faire ce que nul autre que Dieu ne peut faire. 

— Et mes soixante écus triplés ? demanda-t-il 
•encore. 

— Contentez-vous, quant à présent, de les 
avoir doublés, puisque vous avez eu deux parts 
dans le partage des trois cents écus de la dame 
aveugle à qui j'ai rendu la vue; plus tard, ils 
pourront être triplés dans le ciel. 

Porpant retourna à la maison, un peu confus, 
•et il reconnut alors seulement que le prédicateur 
étranger n'était autre que le bon Dieu lui- 
même (i). 

(Conté par MarpuriU Philippe, de Plu^nit, Câta-dvrNord.) 

L'épisode du cœur mangé se retrouve aussi presque mot pour 
mot dans le Sac de la Ramée, conte de Deulin. C'est le cœur 
•d'un lièvre, au lieu de celui d'un agneau. 

Il en est de même de Tépisode final ; seulement, au lieu de 1a 
^érison d'une fille malade de la vue, ' c'est un mort que saint 
Pierre ressuscite. La Ramée veut ressusciter le fils du duc de Bra- 
dant, qui est mort ; mais il oublie les paroles sacramentelles, et 
il va être pendu, quand saint Pierre arrive aussi k son secours. 

^i) On peut rapprocher l'épisode de l'agneau sans cœur de 
Porpant d'une légende analogue que l'on trouve dans le Gesta 
Komanorum, ch. lxxxi, de l'édition Jannet, 1863. En voici un 
résumé : 

Le jardinier d'un roi surprit, une nuit, un sanglier qui rava- 
^eait son jardin, et il lui coupa l'oreille gauche et le laissa aller. 
L'animal revint pourtant à la charge la nuit suivante, et le jar* 



40 LÉGENDES CHRÉTIENNES 




IX 
SAINT PHILIPPE. 

[OTRE Sauveur Jésus-Christ voyageait en 
Basse-Bretagne, accompagné de quelques- 
uns de ses apôtres, entre autres saint 
Pierre, saint Jean et saint Philippe. 

Un jour, ils se trouvèrent dans une belle vallée 
où il y avait une fontaine à Teau fraîche et lim- 
pide, et ils s'assirent sur le gazon, à Tombre d'un 
chêne, pour se reposer un peu. Le soleil était 
brûlant, et les oiseaux chantaient sur les branches^ 
au-dessus de leurs têtes. Saint Philippe dit : 

dinier lui coupa l'oreille droite et le laissa encore partir en liberté. 
Il revint une troisième fois, et le jardinier lui coupa la queue, 
« par quoy le porcel saillit et cria fort. » Il se fit pourtant 
prendre une quatrième fois dans le même jardin, et le jardinier le 
perça d'une lance, « puis le bailla au cuysinier pour habiller pour 
la bouche du roy. Le roy aimoit fort le cueur des bestes. Entre 
toutes choses, le cuysinier voyant le coeur du sanglier gras et en 
point, le mangea. Q}iand le roy fut du sanglier servi, il demanda 
le cueur. Les serviteurs furent au cuysinier pour avoir le cueur, 
mais le cuysinier dit : — Dictes au roy que le sanglier n'en avoit 
point, et je le prouverai par bonnes raisons. — Le roy sceut sa 
responce, puis le fist venir pour ouyr ses raisons. Disoit le roy r 
— Je ne sache beste qui n'ait cueur. Dist le cuysinier : — Sire» 



DE LA BASSE-BRETAGNE 4I 

— Quel bel endroit pour y bâtir une chapelle I 

— C'est vrai, répondirent saint Pierre et saint 
Jean. 

— Seriez-vous content, maître, de nous voir 
bâtir une petite chapelle id ? demandèrent-ils à 
notre Sauveur. 

— Oui, répondit-il, mais à la condition que 
vous n'y travaillerez pas le dimanche. 

— C'est entendu, nous n'y travaillerons pas le 
dimanche. 

— Alors, vous pouvez vous y mettre; pendant 
ce temps-là, moi, j'irai faire un tour dans les mon- 
tagnes de la Cornouaille, et, quand je reviendrai» 
je verrai ce que vous aurez fait. 

Notre Sauveur se dirigea donc vers les mon- 
tagnes de la Cornouaille, et saint Pierre, son 

vous me devez ou3rr : toute cogitation procède du cueur, pourquoy 
bien s'ensuyt que s'il n'y a point de cogitation en aucune créa- 
ture, qu'il n'y a point de cueur. Ce sanglier est entré par quatir 
fois au ve^gier, et chacune fois je luy ay ostè ung de ses mem- 
bres. S'il eust eu un cueur, à chacusne fois n'eût-il pas cogité et 
pensé que s'il retournoit qu'il seroit toujours pugny? Quand je 
luy couppay l'aureille premièrement, devoit-il pas penser k ne 
retourner plus? Il ne l'a pas fait. Et quand ]e le trouvay, ta 
seconde fois, devait-il pas penser à son aureille perdue, semUa- 
blement toutes les autres fois? Et ainsi cecy considère que le san- 
glier a esté sans cogitation de ses membres perdus. Je dys, pour 
ma conclusion, qu'il n'a point de cueur. 

« Le roy approuva bonnes ses raisons, et évada subtillement 
le cuysinier. ». 



42 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

grand ami, raccompagna. Philippe et Jean res- 
tèrent pour bâtir la chapelle. Us allèrent de tous 
côtés chez les habitants du pays, pour les prier de 
leur venir en aide, et tous leur donnèrent quelque 
chose, selon leurs moyens : les uns des chevaux 
«t des charrettes pour charroyer dos pierres; 
d'autres donnèrent du bois et d'autres de l'ar- 
gent ; d'autres, comme les maçons, les charpen- 
tiers, les couvreurs, vinrent travailler eux-mêmes, 
<t de cette façon fut construite une belle chapelle, 
en peu de temps. 

Qjiand notre Sauveur revint, un samedi soir, 
tout était terminé ; il ne manquait plus qu'une 
croix sur le sommet du clocher. Le dimanche 
matin, saint Philippe dit à saint Jean et à saint 
Pierre : 

— Nous avons oublié une chose : il manque 
encore une croix sur le haut du clocher ; il faudra 
en mettre une, avant de prier notre maître de 
bénir la chapelle. 

— C'est vrai, répondirent les deux autres; mais 
c'est aujourd'hui le dimanche, et le maître, vous 
le savez bien, nous a bien recommandé de ne pas 
travailler ce jour-là. 

— Je le sais bien; mais, poser une croix sur le 
sommet du clocher d'une chapelle, ce n'est pas 
travailler; cela peut très-bien se faire un 
dimanche. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 43 

— Je pense comme vous, dit saint Jean ; et 
vous, Pierre? 

— Moi, je ne dis rien, répondit saint Pierre. 
Saint Philippe se hâta de faire une croix de 

bois, puis, montant sur le clocher, il la fixa au 
sommet. 

Alors ils prièrent notre Sauveur de visiter la 
nouvelle chapelle et de vouloir bien la bénir. 
Jésus-Christ trouva tout très-bien, et leur témoi- 
gna son étonnement de voir ce qu'ils avaient fait 
en si peu de temps. 

— Vous n'avez pas travaillé le dimanche ? leur 
demanda-t-il. 

— Non, maître, nous n'avons pas travaillé le 
dimanche. 

— Du tout, du tout ? 

— Non, vraiment... si ce n'est pourtant la croix 
qui a été montée, ce matin, sur le sommet du 
clocher. 

— Ah ! c'est assez ; je vous avais bien recom- 
mandé de ne faire aucun travail le dimanche ; à 
présent, il faudra mettre le feu à la chapelle. 

— Comment? maître, incendier notre chapelle, 
qui est si jolie, et qui nous a coûté tant de peine 1. . . 

— Oui, il faudra la brûler. Qjii a fait la croix? 

— C'est moi, maître, répondit saint Philippe. 

— Eh bien I Philippe, alors, c'est aussi vous qui 
y mettrez le feu. 



44 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

Et il fallut que Philippe, à son grand regret, 
mît le feu à la chapelle. Mais l'incendie se pro- 
pagea avec tant de rapidité qu'il ne put sortir, et il 
y périt. Tout fut réduit en cendres, en un clin- 
d'œil. 

— Le pauvre Philippe I dit alors notre Sauveur, 
Mais voyons si nous ne trouverons aucun débris 
de lui, quelque ossement calciné. 

Et ils se mirent à chercher tous les trois parmi 
les cendres. Notre Sauveur trouva un os calciné, 
qui avait la forme d'une cuiller à manger de la 
soupe, et il le mit dans sa poche. Puis ils se re- 
mirent en route. Ils n'étaient plus que trois. 
Quand la nuit vint, ils demandèrent à loger chez 
un riche fermier. Ils y furent bien accueillis, et on 
leur prépara à chacun une écuellée de soupe pour 
leur souper. Comme la servante leur présentait 
leurs écuelles : 

— Tiens 1 dit-elle, vous êtes trois, et je n'ai 
pris que deux cuillers; je vais en chercher une 
troisième. 

— Ce n'est pas la peine, dit notre Sauveur ; 
moi, j'ai ma cuiller avec moi, dans ma poche. 

Et il tira de sa poche l'os qu'il avait recueilli 
parmi les cendres de la chapelle incendiée et qui 
avait pris la forme d'une cuiller. Puis il demanda 
à la servante : 

— La soupe est-elle bonne? 



DE LA BASSE-BRETAGNE 45 

— Je pense que oui, répondit-elle. 

— L'avez-vous goûtée ? 

— Non. 

-^ Eh bien ! mangez-en une cuillerée pour voir. 
Et il présenta une cuillerée de soupe à la ser- 
vante, qui avala la cuiller avec la soupe. 

— Jésus, mon Dieu I s'écria-t-elle, j'ai avalé la 
cuiller 1 je ne sais comment cela est arrivé. 

Et elle était toute honteuse. 

— Bah ! peu importe ; donnez-moi une autre 
cuiller, dit notre Sauveur. 

Le lendemain, de bonne heure, les trois voya- 
geurs se remirent en route. 

Quelque temps après que ceci s'était passé, la 
servante se trouva enceinte, -et elle fut renvoyée 
de la ferme, comme une fille de mauvaise vie. Elle 
ne put trouver à se placer nulle part, vu l'état où 
elle était, et elle fut réduite à mendier de porte 
en porte. Quand on lui demandait qui était le 
père de son enfant, elle répondait toujours : 

— Je ne sais pas ; c'est arrivé par la volonté de 
Dieu. 

Quand son temps fut venu, elle accoucha, dans 
une étable, sur la paille. Elle donna le jour à un 
fils, un enfant superbe. Il fut baptisé, et on lui 
donna le nom de Philippe, parce qu'il naquit le 
jour de la fête de saint Philippe. 



46 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

Un an ou deux plus tard, notre Sauveur 
repassa par ce pays avec saint Pierre et saint Jean» 
et ils logèrent encore dans la même maison que 
la première fois. Notre Sauveur demanda à la maî- 
tresse de la maison : 

— Où est la servante qui était ici, quand nous 
passâmes, l'autre fois? 

— Je l'ai renvoyée, répondit la maîtresse; ce 
n'était pas une honnête fille: elle a eu un enfant. 

— Savez- vous où elle est, à présent? 

— Sa situation est bien triste ; elle n'a pas 
trouvé à se replacer en quittant notre maison, et 
elle habite avec son enfant dans une petite hutte 
d'argile, au bord de la route, où elle vit misé- 
rablement des aumônes des gens charitables. 

— Sait-on qui est le père de son enfant? 

— Non ; quand on l'interroge à ce sujet, elle 
répond toujours que Dieu seul est cause de tout, 
et elle ne se plaint jamais de son sort. 

Le lendemain matin, les trois voyageurs se 
rendirent à la hutte de la servante. Quand ils y 
arrivèrent, elle était à filer sur son rouet, tout en 
chantant. L'enfant jouait au seuil de la porte, et 
aussitôt qu'il aperçut notre Sauveur, il courut à 
lui et le prit par sa robe en disant : 

— Mon père 1 

— Qui est le père de l'enfant? demanda Jésus* 
Christ à la mère. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 47 



— Je ne sais pas, répondit-elle; Dieu me Ta 
envoyé, et je ne lui connais pas d'autre père. 

— Voudriez-vous le donner à Dieu, dès à présent? 

— Je suis bien pauvre, et j'ai bien de la pdne à 
vivre, et pourtant je ne voudrais pas voir mon 
enfant mourir. 

— £h bien I c'est moi qui suis son père ; donnez- 
le-moi, et retournez à la maison où vous serviez, 
et vous y serez bien reçue. Vous êtes en ce moment 
aussi pure et aussi vierge que vous le fûtes jamais. 

La fille retourna à la maison où elle servait 
auparavant, et elle y fut bien reçue. Quant à son 
enfant, il suivit notre Sauveur. Mais il crût sou- 
dainement et parut avoir une trentaine d'années,, 
et saint Pierre et saint Jean reconnurent que 
c'était saint Philippe lui-même, et ils éprouvèrent 
une grande joie de le retrouver, et ils continuèrent 
leur route tous les quatre, comme devant. 

(Comié jHur Marguerite PJnlifpe.) 



Dans le conte égyptien des Deux frères^ recueilU sur un pa- 
pyrus et traduit par M. Maspero (il se trouve dans son volume 
de : Contes égyptiens, de la collection Maisonneuve), une princesse 
devient en'einte parce <)u'un copeau lui a volé dans la bouche. 
Ce copeau était venu d*un arbre qui était une des transformations 
de Batou (un des frères), lequel revint au monde sous la forme de 
son propre fib et monta sur le trône. 

Cf. aussi plusieurs similaires cités par M. Husson, Cbatne ira- 
ditionnelUy p. 94-9), entre autres une légende galloise du Mabi- 



50 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

Il fallait passer une petite rivière pour aller à la 
lande, et, comme il n'y avait pas de pont dessus,. 
Jannig était obligé de charger ses moutons sur 
ses épaules et de leur faire ainsi passer la rivière^ 
l'un après l'autre, car les moutons sont comme 
les chats, ils n'aiment pas l'eau. 

Quand vint le printemps, Jannig, qui n'était ni 
un sot ni un paresseux, songea à construire lui- 
même un pont sur la rivière, pour faire passer ses 
moutons et n'être plus obligé d'entrer dans l'eau 
glacée, pendant l'hiver. Il se mit donc au travail 
avec courage, avançant un peu chaque jour, si bien 
que, pour la fête de la sainte Vierge, à la mi-août^ 
le pont était entièrement terminé. 

En ce temps-là. Notre Sauveur Jésus-Christ 
voyageait en Basse-Bretagne, avec une partie de 
ses apôtres. Un jour qu'il était seul avec saint 
Pierre, son grand ami, ils arrivèrent au pont de 
Jannig, vers midi. 

— Tiens ! s'écria saint Pierre, on a construit un 
pont sur la rivière, depuis la dernière fois que 
nous avons passé par ici. Qui donc a fait cela ? 
N'importe, nous en profiterons pour passer l'eau,, 
à pied sec, plus heureux que l'autre fois. 

Et ils passèrent sur le pont. Quand ils furent 
de l'autre côté de l'eau, ils aperçurent Jannig assis 
au bord de la rivière, laissant pendre ses pieds 
au fil de l'eau claire et écorchant une baguette 



DE LA BASSE-BRETAGNE 51 

de coudrier, tout en sifflant et chantant tour à 
tour. 

— Bonjour, mon enfant, lui dit notre Sauveur ; 
ton petit cœur est bien gai. 

. — Bonjour à vous, mes gentilshommes (il les 
prenait pour des gentilshommes), répondit Ten- 
fant; il fait si beau vivre, aujourd'hui que le bon 
Dieu daigne nous envoyer son soleil béni ! 

— Dis-moi, mon enfant, reprit notre Sauveur, 
sais-tu qui a fait ce pont neuf? 

— C'est moi, messeigneurs, répondit Jannig, 
pour faire passer mes moutons, et aussi pour la 
commodité des honnêtes gens comme vous, qui 
ne seront plus obligés de se mouiller les pieds. 

— Ton langage me plaît, mon enfant, et je 
voudrais faire quelque chose pour toi; fais-moi 
trois demandes, celles que tu voudras, et je te les 
accorderai. 

— N'importe ce que je demanderai? 

— N'importe ce que tu demanderas, pourvu 
cependant que ce ne soit rien de mal. 

— Vous voulez vous moquer de moi, je pense ; 
il n'y a que le bon Dieu qui puisse faire cela. 

— Demande toujours, dit saint Pierre; tu ne 
sais pas à qui tu parles. 

— Eh bien, reprit Jannig, je demande premiè- 
rement que tout ce que je souhaiterai s'accom- 
plisse aussitôt. 



$2 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

<*- Accordé, reprit le bon Diea. 

— En second lieu, je demande... 

--^ Demande le paradis, dit saint Pierre en Tin- 
lerrompant. 

— Ahl oui, du pain doux (x); il me semble 
que j'^i ai assez de pain doux comme cela! Ma 
marâtre ne met jamais un grain de sel ni dans 
mon pain ni dans ma soupe... Je demande donc, 
en second lieu, un arc avec lequel j*atteindr^i tout 
ce que je viserai. 

«-* Accordé, répondit encore le bon Dieu ; mais, 
au moins garde-toi de te servir de ton arc pour 
faire le mal. 

•^ Et enfin, en troisième lieu, je demande.... 

-^ Le paradis 1 dit encore saint Pierre. 

— Laissez-moi donc tranquille, vous, avec 
votre pain doux... Je demande, en troisième 
lieu, une flûte qui fera danser, malgré eux, tous 
ceux qui Tentendront, quand j'en jouerai. 

— Accordé 1 dit encore le bon Dieu ; je t'ac- 
corde tes trois souhaits; mais n'en abuse pas 
pour faire du mal à personne, et nous nous 
reveiTOBs eiicor^^ un jour. Au revoir donc, mon 
enfant. 



(i) Il y « ici un. je\i de mots intraduisible en français, et qui 
roule sur Tassonnance que présentent les mots iaradox, qui 
signifie paradis, et bara dou^f qui signifie du paindouxijfa sans sel. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 5^ 

Et les deux voyageurs continuèrent leur route^ 
tout en causant. 

Jannig, resté seul, se demandait qui pouvaient 
être ces deux étrangers, qui avaient fort bonne 
.mine, et qui lui avaient cependant dit des choses 
si étranges. 

— Sans doute qu'ils ont voulu se moquer de 
moi, pensait-il ; n'importe, voyons un peu. J'ai 
faim, et je n'ai là qu'une croûte de pain d'orge 
tout moisi... Si pourtant ce qu'ils m'ont dit pou* 
vait être vrai t . . . Ils avaient l'air d'honnêtes gens. . . 
Il y a bien longtemps que je n'ai pas Eût de bon 
repas I Avant que mon père se fût remarié, j'avais 
quelquefois du pain blanc, des crêpes et un mor-* 
ceau de lard, et même des saucissses et des hcm^ 
dins ! Ah 1 si je pouvais voir toutes ces bonnes 
choses, à l'ombre de ce hêtre 1... 

Et, aussitôt le souhait formé, il vit toutes ces 
choses, sur une nappe blanche étendue sur le 
gazon, à l'ot^re du faècre. 11 en fut si étonné» 
qu'il resu à les contempler, immobile, et là 
bouche et les yeux grands ouverts. Il croyait 
rêver. Il s'approcha doucement, et comme s'il 
craignait que tout s'envolât et disparût au moindre 
bruit. Quand il fut près de ces mets délicieux, 
dont la vue et l'odeur lui faisaient venir l'eau à 
la bouche, il regarda de tous côtés, et, ne voyant 
personne, il prit une saucisse et y mordit à belles 



54 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

dents. C'était bien une vraie saucisse; elle était 
délicieuse. Puis il en prit une autre, et du lard, et 
des boudins I... Il y avait aussi du cidre 1... Quand 
il fut rassasié, à ne plus pouvoir rien manger ni 
boire, la nappe disparut avec tout ce qu'il y avait 
dessus, sans qu'il sût comment. 

— A la bonne heure ! se dit-il ; me voici un 
gaillard, à présent! Plus de pain moisi, ni de 
soupe sans sel, ma marâtre! Pourvu que cela 
puisse durer!... 

Qjiand le soleil se coucha, Jannig rassembla 
ses moutons, et revint à la maison en chantant et 
en sifflant. Il alla tout de suite se coucher, sans 
attendre son souper. Sa marâtre ne lui demanda 
seulement pas s'il était malade, en le voyant se 
mettre au lit sans souper. Le lendemain matin, il 
se rendit à la lande avec ses moutons, comme 
tous les jours, mais plus joyeux que d'ordinaire. 
Quand l'heure du dîner fut venue, il fit le même 
régal que la veille. Il demanda même du rôti et 
du vin en plus. Puis il s'amusa, le reste du jour, 
à tirer des hirondelles et d'autres oiseaux avec 
son arc. Il n'en manquait pas un seul, et il éuit 
lui-même émerveillé de son adresse. Avant de 
ramener ses moutons à la maison, il fit encore 
un autre repas. Au bout de quelques jours de 
ce régime, la marâtre de Jannig remarqua que 
le gars engraissait et avait bonne mine ; de plus» 



DE LA BASSE-BRETAGNE 55 

il était joyeux et content, et sifflait et chantait 
continuellement, lui si chétif et si triste naguère. 
Cela lui paraissait étrange et lui déplaisait même. 
Un moine de Tabbaye venait souvent la voir, en 
l'absence de son mari, et elle lui demanda ce 
qu'il pensait d'un changement si subit et si com- 
plet. 

— r Ce garçon-là, répondit le moine, doit voler 
de l'argent quelque part, ou peut-être bien a-t-il 
trouvé moyen de pénétrer dans la cuisine de 
l'abbaye, où il prend de la viande, du vin et 
Autre chose, et voilà pourquoi il se porte si bien 
€t a de si belles couleurs. Mais laissez-moi faire; 
Je surveillerai le gars, et je saurai bientôt à quoi 
m'en tenir à ce sujet. 

Le lendemain donc, le moine alla se cacher 
dans un buisson, sur la lande, afin de pouvoir 
surveiller de là le petit pâtre. Quand l'heure du 
dîner arriva, vers midi, Jannig fut servi comme à 
l'ordinaire, et il se mit à manger, sans se soucier 
de rien. Le moine s'élança alors de sa cachette, 
en criant : 

— Je le savais bien ! Je t'y prends, mon drôle I 
Mais, sois tranquille, dans trois jours, tu seras 
pendu devant la porte de l'abbaye 1 

— Que me veut ce démon ? dit Jannig, sans 
s'émouvoir. Il voudrait sans doute manger mon 
lard et mon rôt, et boire mon vin ; il n'y a rien 



56 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

pour vous, mon brave homme ; continuez votre 
route. 

— Je te ferai pendre, petit voleur! reprit fe- 
moine. 

— Voleur!... dit Jannig, sentant le sang lui 
monter à la tête. 

— Oui, voleur, et tu seras pendu ; tu as volé 
tout cela à la cuisine de Tabbaye. 

— En êtes-vous bien sûr ? 
Et Jannig prit sa flèche. 

— Oui, j'en suis sûr. 

— Aussi sûr qu'il y a une pie là-bas sur ce 
buisson d'épine? 

Et il montrait au moine une pie perchée sur na 
buisson d'épine. 

— Oui, aussi sûr qu'il y a une pie sur ce buis» 
son d'épine. 

— Et que je vais la tuer, d'un coup de flèche? 

— Tu es trop maladroit pour cela. 

— L'irez-vous chercher, dans le buisson, si je 
la tue? 

— Oui, si tu la tues; mais il n'y a pas de 
risque. 

Jannig lança sa flèche et abattit la pie au milieu 
des ronces et des épines, puis il dit : 

— Allons, moine, mon gros moine, allez me 
chercher la pie ; elle est tombée. 

Et le moine entra dans le buisson d'épines et 



DE LA BASSE-BRETAGNE 57 



de ronces en grognant et en jurant. Jannig prit 
alors sa flûte et se mit à en jouer. Et voilà ausskdt 
le moine de sauter et de se trémousser parmi les 
ronces et les épines, en pestant et en poussant des 
cris arrachés par la douleur. Ses yeux brillaient» 
d$ns leurs orbites, co;nme deux charbons ardents. 
Au bout d^une demi-heure de ce manège, tout 
son froc s'en était allé en lambeaux, et sa chemise 
aussi, et il était nu. Tout son corps était lacéré 
et couvert de sang. D criait : Grâce ! grâce ! d'une 
voix lamentable. Enfin, Jannig eut pitié de lui, et 
il cessa de souffler dans sa flûte. Alors le pauvre 
moine put sortir du buisson, et il partit, honteux 
et confus comme un chat fouetté. Je ne sais com<^ 
ment il fut reçu à Tabbaye, quand il y arriva, dans 
cet état pitoyable. Il fiit encore heureux de ne 
pas rencontrer de chiens dans son chemin, car ib 
l'auraient dévoré. L'abbé le fit venir en sa pré- 
sence, pour lui rendre compte de sa situation. Il 
dit qu'il avait été mis dans cet état par un jeune 
pâtre nommé Jannig, lequel était sans doute sor» 
der, et qui, de plus, volait les provisions de 
bouche et le vin de l'abbaye. 

— Voler le vin de l'abbaye I s'écria l'abbé. 

Et il alla aussitôt trouver le jugç, pour lui 
demander justice. Jannig fut appelé devant le 
juge et condamné à être pendu. 

Le jour où devait être exécutée la sentence. 



;8 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

devant Tabbaye de Bégar, une grande afEuence 
de peuple était accourue de toutes les communes 
voisines. Le moine était là aussi, auprès de son 
amie, la marâtre de Jannig, et ils riaient et plai- 
santaient tous les deux. Jannig était au pied de la 
potence, et on apprêtait la corde. Pourtant, il ne 
paraissait ni inquiet ni triste, ce qui étonnait 
tout le monde. Il demanda, pour dernière grâce, 
qu'avant de lui passer la corde au cou, on le laissât 
jouer encore un air sur sa Hûte. Le juge et Tabbé 
n*y virent aucun inconvénient, et ils lui dirent 
qu'il pouvait jouer un air. Cependant, le moine, 
à la vue de sa flûte, cria qu'il fallait l'empêcher de 
souflier dans cet instrument, parce qu'il était en- 
chant^. Mais Jannig s'empressa de souffler dans 
sa flûte, et voi\à aussitôt tous les assistants de se 
mettre en branle. Le juge, le bourreau, l'abbé, les 
moines, les spectateurs, tout le monde, hommes 
et femmes, jeunes et vieux, sautaient et gamba- 
daient, à qui mieux mieux. Ils chantaient et riaient, 
et levaient leurs robes, et tournaient dans une 
ronde folle et irrésistible : c'était comme un véri- 
table sabbat. En ce moment, vint à passer par la 
place, allant à Lannion, un marchand de bœufls 
de la Cornouaille, avec plusieurs paires de 
bœuÊ couplés sous le joug. En voyant cela, 
Jannig eut une drôle d'idée. Il souhaita que sa 
marâtre et son moine fussent couplés, comme les 



DE LA BASSE-BRETAGNE 



S9 



bœu£s, et attachés sous le même joug ; ce qui fiit 
^t aussitôt. La danse tourbillonnait toujours de 
plus belle, et le moine et la marâtre, avec leur 
joug, lancés à travers la foule, renversaient et 
blessaient beaucoup de monde, et Ton criait sur 
eux de tous côtés : — A mort 1 à la potencç ces 
deux méchants 1 ces deux animaux sauvages!... 
— Assez 1 grâce 1 grâce! criaient le juge et Tabbé. 

Enfin, après ime heure de cette danse diabo- 
lique, Jannig cessa de souffler dans sa flûte, et 
tout s'arrêta, à l'instant. Les danseurs étaient 
en nage, et la sueur coulait le long de leurs 
membres, comme s'ils sortaient d'un étang. 
Jannig put se retirer tranquillement, sans que 
personne s'y opposât, et la marâtre et son ami le 
moine furent pendus, séance tenante. 

Jannig resta à la maison avec son père, qui 
commençait à se faire vieux, et ils vécurent en- 
semble, heureux et estimés d'un chacun, dans le 
pays, car ils faisaient du bien à tout le monde, et 
bientôt il n'y eut plus de pauvres, â plusieurs 
lieues à la ronde. 



« * 



Quelques-uns font finir le conte ici; mais 
d'autres vont plus loin et racontent comment le 



6& LÉGENDES CHRÉTIENNES 

vieux Falc'her, ayant acheté du bois et fait des 
f^ots, Jannig, qui aimait à aller toujours garder 
ses moutons sur la lande, chargea un fagot sur 
le dos de chacun de ses moutons, pour venir 
à la maison. La fille du roi, qui se promenât 
dans le pays, rencontra sur sa route les moutons 
changés de cette façon, et elle se mit à injurier 
Jannig, qui les suivait, l'appelant méchant, im- 
bécile, idiot! 

— Je désire être le père de TenfSant que tu met* 
tras au monde, pensa Jatmig, en entendant cela. 

Et voilà que la princesse devint enceinte, quel- 
que temps après. Elle était désolée et ne pouvait 
s'expliquer comment cela était arrivé. Elle mit au 
monde un fils, un enfant magnifique. Le vieux 
roi était furieux. 

— Qui est le père de l'enfant? demanda-t-il à 
sa fille. 

— Je ne sais pas, répondit-elle en pleurant. 
Le roi fit venir son devin, pour le consulter. Le 

devin réfléchit, consulta ses livres, puis il parla 
de la sorte : 

— Sire, voici ce qu'il faudra faire : la princesse 
devra se mettre sur le balcon du palais, tenant 
dans ses bras son enfant nouveau-né, lequel 
aura une orange dans la main droite. Alors vous 
ferez passer sous le balcon les courtisans et les 
officiers de votre cour, puis tous les nobles et les 



DE LK BASSE-BRBTAONE 6l 



seigneurs du royûumcy enfin tous vos sujets 
mâles, s'il le £aut, jusqu'à ce que l'enfant, recon- 
naissant son père, lui présente l'orange. 

Le roi donna des ordres pour mettre à exécu- 
tion le conseil de son devin. Au jour fixé, la 
punncesse, magnifiquement parée, se plaça sur le 
balcon du palais, ayant entre ses bras son en£uit, 
qui tenait une orange dans la main droite. Le 
^ôlé commença alors. Les courtisans, les pages 
et les gens de la cour passèrent d'abord; puis 
vinrent les généraux, les officiers et toute l'armée ; 
ensuite passèrent tous les nobles et autres sei- 
gneurs du royaume... L'enfant avait toujours son 
arw^e dans la main. Le vieux roi n'avait pas 
Ir^air content. Il se tourna vers son devin et lui dit : 

— Il me semble qu'il est inutile de continuer, 
car le père de l'enfant de ma fille n^ peut pas 
éjÈre un homme du peuple 1 

— Pardonnez-moi, sire; faites continuer le 
défilé, et soyez certain que l'enfent ne manquera 
pas de reconnaitre son père, quand il viendra à 
passer. 

Le défilé continua donc, pendant plusieurs 
jours. Les marchands, les artisans, les ouvriers, 
]és paysans, les gens de toutes les conditions enfin, 
avaient passé S0u« le bakon,. et l'enfant n'avait 
encore présenté son orange à, personne. On déses^ 
pérait de découvrir le père par ce moyen. On vit 



62 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



alors accourir, enfourchant un bâton, comme 
les enfants qui jouent au cheval, un homme fort 
mal habillé et qui paraissait être un idiot. 

— Place ! criait-il, place à 1-époux de la prin- 
cesse 1 

C'était Jannig. Tout le monde partit d'un 
grand éclat de rire. Il passa sous le balcon. L'en- 
fant lui sourit et lui présenta son orange. On 
ne riait plus ; mais grand était Fétonnement de 
chacun. Le roi ne se possédait pas de colère. 

— Qui êtes-vous? lui demanda-t-il. 

— Jannig Le Falc'her, répondit-il; Jannig le 
pâtre, votre gendre, sire. 

— Mon gendre I cria le roi, en écumant de rage, 
un pâtre 1 un idiot 1... jamais; j'aimerais mieux 
mourir 1 

* — En attendant, j'emmène votre fille et son 
enfant, sire ; peut-être un jour vous trouverai-je 
dans de meilleures dispositions à mon égard, ré- 
pondit tranquillement Jannig. 

Et il lui suffit de souhaiter que la princesse ex 
son enfant le suivissent, pour que cela se fît, sans 
que personne songeât seulement à s'y opposer. Il 
les conduisit dans une île, au milieu de la mer. Il 
souhaita avoir dans cette île un palais beaucoup 
plus beau que celui de son beau-père ; et le souhait 
fut encore accompli, aussitôt que formé. Enfin, il 
souhaita encore que son île fût reliée à la terre 



DE LA BASSE-BRETAGNE 65 



ferme par un magnifique pont, avec trois hôtel- 
leries, dont une à chaque extrémité et une antie 
au milieu ; ce qui fut encore exécuté, à l'instant 
même. Il mit alors de ses gens dans ces hôtel- 
leries, avec ordre d'y bien recevoir tous les voya- 
geurs, et les pèlerins, et les mendiants qui se pré- 
senteraient, et de leur servir à manger et à boire 
à discrétion de tout ce qu'ils demanderaient, et 
cela gratuitement ; il se chargeait, du reste, de 
fournir les provisions. Cela lui coûtait si peu ! 

Cependant, le roi, indigné de la manière dont 
sa fille lui avait été enlevée, s'occupa de la 
retrouver. Il envoya des ambassadeurs à sa 
recherche. Ceux-ci, après avoir parcouru tout le 
royaume, arrivèrent au pont qui réunissait l'île 
de Jannig au continent. Ils furent bien étonnés de 
voir un si merveilleux travail, dont ils n'avaient 
jamais entendu parler. Ils entrèrent dans la pre- 
mière hôtellerie et y demandèrent à loger. Ils 
furent si bien reçus et si bien traités, qu'ils ne 
songèrent à continuer leur route qu'au bout de 
huit jours. Mais ils n'allèrent pas loin. Ils entrè- 
rent, en passant, dans l'hôtellerie du milieu du 
pont, sous prétexte de boire un verre de vin seu- 
lement, et y restèrent encore quinze jours. Puis 
il poussèrent jusqu'à la troisième hôtellerie, et y 
restèrent si longtemps, que le roi, voyant qu'ils ne 
revenaient pas, envoya une troupe de soldats à 



64 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



leur recherche, avec plusieurs officiers. Les sol- 
dats, après beaucoup de courses inutiles, dans dif- 
férentes directions, unirent par arriver aussi au 
pK)iit, et y rencontrant les ambassadeurs qui ban- 
quetaient et riaient, et chantaient, et ne songeaient 
pas au retour, ils se mirent à faire comme eux. 
Il fallait voir quels festins et quels ébats c'était 
alors ! Il y avait, à toute heure du jour comme 
4e la nuit, des tables servies et couvertes des meil- 
leurs mets, et des tonneaux de vin et de cidre dé- 
foncés, où chacun puisait à satiété. Puis des chants 
€t des danses, car Jannig venait les voir souvent et 
les faisait danser, aux sons de sa flûte. Personne ne 
parlait de retourner sur ses pas ni de pousser plus 
loin. On se trouvait si bien là I 

Il y avait longtemps que cela durait, lorsque le 
vieux roi, ne voyant revenir ni sqs ambassadeurs 
ni ses officiers, et ne recevant aucune nouvelle 
d'eux, se décida à se mettre lui-même à leur 
recherche. U partit donc seul avec son vieil arche- 
vêque. Ils arrivèrent aussi au popt, et, y trouvant 
leurs gens dans Tétat que vous savez, tout leur 
fut alors expliqué, si ce n'est pourtant l'existence 
du pont lui-même. Jannig se trouvait là aussi, 
avec sa femme, quand les deux vieillards arri- 
vèrent. Ils vinrent tous les deux au devant du 
roi, le saluèrent respectueusement, et Jannig 
lui dit : 



DE LA BASSE-BRETAGNE 65 



— Hh bien 1 mon beau-père, vous veniti sans 
•doute pour assister à notre noce? Nous vous 
attendions. 

— Insolent 1 répondît le roi, furieux, je te ferai 
pendre, comme un manant que tu es I 

— Sire, dit alors l'archevêque, qui voyait qu'il 
y avait de la magie dans Tati^ire, et qu'ils 
n'étaient pas de force à lutter, — sire, je vous 
conseille de donner votre consentement à leur 
mariage. 

— Jamais ! J'aimerais mieux mourir 1 répondit 
le vieux roi. 

Et il tourna le dos à Jannig et â sa fiUe. 

— Eh bien I dît tranquillement Jannig, en tirant 
sa flûte de sa poche, vous danserez, alors, beau- 
père. 

, Et il commença de soufQer dans sa flûte. Et 
aussitôt, voilà tout le monde d'entrer en danse, 
les ambassadeurs, les officiers, les soldats, et le 
vieil archevêque, et le roi lui-même. Tous tour- 
naient, sautaient et gambadaient, pêle-mêle, se 
heurtant, se bousculant, sans pouvoir s'arrêter. 
L'archevêque et le roi n'aimaient guère ce jeu, 
contraire à leur âge et à leur dignité ; mais il fal- 
lait danser quand même. « Assez ! assez 1 grâce 1 
grâce I » criaient-ils. Enfin, Jannig eut pitié 
d'eux ; il cessa de soufHer dans sa flûte, et la danse 
s'arrêta. 

S 



66 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



— Allons-nous-en ! dit à Tarchevêque le vieux 
roi, furieux et honteux à la fois. 

Et ils partirent. Mais une partie du pont s'écroula 
soudain sous leurs yeux, et ils ne purent aller plus 
loin. L'archevêque dit au roi : 

— C'est en vain, sire, que vous essayez de 
lutter contre cet homme, qui doit être un habile 
magicien, et je pense que ce que vous avez de 
mieux à faire, c'est de lui donner votre consente- 
ment pour qu'il épouse votre fille, d'autant plus 
qu'il peut très-bien s'en passer. 

Le roi reconnut enfin la sagesse de ce con- 
seil, et ils retournèrent tous les deux sur leurs 
pas, et firent leur paix avec Jannig. Le ma- 
riage de celui-ci avec la princesse fut alors 
célébré par l'archevêque, et il y eut, à cette oc- 
casion, des festins magnifiques, et des jeux et 
des réjouissances publiques, pendant un mois 
entier. 

Le vieux roi mourut peu de temps après (les 
uns disent qu'il s'était trop amusé pendant les 
noces), et Jannig lui succéda sur le trône. On dit 
qu'il vécut heureux avec sa femme, qu'il eut 
plusieurs enfants, qui régnèrent après lui, et qu'il 
administra très-sagement le royaume. 

Quand il mourut, comme il avait toujours 
vécu en honnête homme et qu'il n'avait jamais 
abusé ni du pouvoir ni des dons extraordinaires 



DE LA BASSE-BRETAGNE 67 

que Dieu lui avait accordés, pour faire du mal à 
personne, il alla tout droit au paradis. 

Quand il arriva à la porte, il s'écria, en 
voyant saint Pierre, qui vint lui ouvrir : 

— Tiens! le bonhomme au pain doux! 

— Le paradis, et non le pain doux; com- 
prends-tu, à présent? lui répondit le vieux por- 
tier. 

Puis le bon Dieu lui-même vint le recevoir et 
lui dit : 

— Te voilà, Jannig? Viens avec moi, que je te 
fasse les honneurs de ma maison. 

£t le bon Dieu l'introduisit dans son paradis, 
et ce fut alors seulement qu'il reconnut que les 
deux voyageurs qu'il avait rencontrés sur la lande, 
pendant qu'il y gardait ses moutons, étaient saint 
Pierre et le bon Dieu (i). 



(i) Dans une autre version bretonne de ma collection, il est 
dit que Jésus-Christ, voyageant un jour avec saint Pierre et saint 
Jean, rencontra sur une , lande un jeune pâtre qui chantait gal- 
ment. Le voyant manger du pain d'orge, grossier et moisi, ils It 
prièrent de vouloir bien partager avec eux, car ils mouraient de 
faim. 

— Mais, leur répondit l'enfant, voyez mon pain, comme il est 
grossier, dur et tout moisi ; je doute que vous puissiez en manger, 
ce vieux-l& surtout, avec ses vieillies dents (il désignait saint 
Pierre). J'ai une marâtre qui me traite durement; tous les jours, 
elle m'envoie ici, de bon matin, pour garder ses moutons, et ne 
me donne pour toute notiniture que de vieilles croûtes de pain, 



68 LÉGENDES CHRÉTIENNES 




XI 
LE FILS DE SAINT PIERRE. 

|L y avait une fois un seigneur et une dame 
fort riches et gens de noblesse. Ils 
n'avaient pas d'enfants, quoiqu'ils fussent 

mariés depuis longtemps, et cela les chagrinait 

beaucoup et les rendait malheureux. 

les restes 4e U uble de ses domesuques et dont ne veulent pas 
les chiens eux-mêmes. 

» N'importe ! répondirent les voyageurs, nous avons grand 
£ûm, et le pain sera bien mauvais, si nous ne le mangeons pas. 

L'enfant se dirigea alors vers un rocher voisin, dans le creux 
duquel il avait rhabitude de déposer sa provision de la journée, 
à Tabri du soleil, et quand il arriva & son garde-manger, son 
ètonnement fut grand de le trouver rempli de pain blanc de la 
meilleure qualité. 

•— Ma foi I dit-il aux voyageurs, en revenant à eux, tout joyeux, 
\t vous ai nfenti en disant que je n'avais que du pain noir et 
noisl, dont vous ne voudriez pas ; voyes, en efièt, le beau pain 
blanc que j*ai trouvé dans mon garde-manger I Je ne sais pas, 
en vérité, comment cda est arrivé. 

Et ils mangèrent tous les quatre de grand appétit. Puis, 
avant de se remettre en route, Jé8u»-Chrtst dit à l'enfant : 

— Je veux ivconaaltre le service que tu nous as rendu : fais- 
moi les trois demandes que tu voudras, et je te les accorderai. 

— • Eh bien, dit d'abord Jannig, je demande que ma marâtre, 



DE LA BASSE-BRETAGNE 69 



Dans le bois qui entourait leur château, il y 
avait une vieille chapelle dédiée à saint Pierre» et 
la dame y allait tous les jours faire sa prière» de- 
vant rimage du saint, lui demandant de vouloir 
bien intercéder pour elle auprès de son ami le 
bon Dieu, pour qu'il daignât lui accorder un 
enfant. 



toutes les fois que je la regarderai, se mette à péter, sans pouvoir 
se retenir, et cela jusqu'à ce que )e cesse de la ng$xder, 

— Accordé, dit le bon Dieu, en souriant. 

Les deux autres demandes furent un arc et un violon doués 
des mêmes vertus que ceux de ce conte. 

Les situations qu'amène la première demande excitent toujours 
de grands rires parmi les auditeurs, d'autant plus que le conteur 
accompagne ordinairement son récit d'une mimique fort exprès* 
sive, et que le p&tre se faisait un malin plaisir de regarder sa 
- marâtre quand elle était en société, et même pendant la grand*- 
messe et les vêpres. 

M. Paul Sébillot, dans la récente publication de son très-inté- 
ressant livre : Les Contes populaires de la Hàute-Bretague, n9 vii, 
p. 49, a aussi ce conte, sous le titre de : Les Trois iont^ avec 
cette difGbence que les trois dons, qui sont les mêmes que dans 
notre conte, sont dus à une vieille féty et c'est U, vraisemblable- 
ment, la forme première de la tradition, qui a été christianisée 
plus tard. 

L'^isode de l'aventure de la fille du roi et de l'enfant qui fait 
connaître son père, en lui donnant une orange, se trouve aussi 
dans un autre conte du recueil de M. Sébillot, Le Mariage de Jean 
le Dioiy u^ XX, p. 140. 

La seconde partie de notre conte est altérée et se rapporte, du 
reste, à un autre type, qui semble être purement mythologique. 



70 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

La chapelle était si vieille, qu'elle menaçait ruine, 
et tous les hiboux des environs y avaient établi 
leur demeure. Voyant cela, le seigneur et la dame 
résolurent de la faire répai'er, et ils appelèrent des 
ouvriers pour en renouveler la toiture, consolider 
les murailles, qui étaient toutes lézardées, et 
peindre à neuf les saints. Tout le temps que du- 
rèrent ces travaux de restauration, la dame ne 
cessa d'aller chaque jour s'agenouiller devant 
l'image du saint patron et de lui adresser sa 
prière, comnie devant. Un des peintres dit un 
jour à ses camarades, assez haut pour être en- 
tendu de la dame : 

— Elle aura beau prier ce vieux saint ver- 
moulu; celui-là ne lui fera pas avoir d'en- 
fant. Que ne s'adresse- 1- elle plutôt à un de 
nous? Alors, elle pourrait bien avoir garçon ou 
fiUe. 

La dame avait bien entendu ces paroles, et elle 
sortit et lie dit rien. Mais, pendant le reste du 
jour et toute la nuit qui suivit, elle ne fit qu'y 
songer, et, quelques jours après, ce ne fut plus 
au saint qu'elle s'adressa, mais bien au peintre 
lui-même, qui était jeune et assez joli garçon. 

Environ neuf mois après, elle donna le jour à 
un fils. Son mari, qui ne se doutait de rien de ce 
qui s'était passé, en était heureux et fier, et il 
voulut que l'enfant fût appelé le fils de saint 



DE LA BASSE-BRETAGNE yi 

Pierre, parce qu'il était convaincu qu'il l'avait 
obtenu par l'intercession du saint. 

On baptisa le nouveatt-né ; il fut appelé Pierre, 
«t il y eut au château un grand festin, auquel 
furent invités tous les nobles et les riches du 
pays; mais les pauvres n'y eurent aucune part, 
<:ar la dame était peu charitable. 

L'enfant fut confié à une nourrice, et il venait 
à merveille, duand il fut parvenu à l'âge de 
douze ans, on l'envoya à l'école, dans la ville la 
plus voisine. Les écoliers lui demandèrent qui 
était son père, et il leur répondit ; 

— Saint Pierre. 

— • Saint Pierre, le portier du paradis? 

— Oui, saint Pierre, le portier du paradis. 
£t les voilà de crier tous ensemble : 

— Ho ! ho 1 ho 1... le ôls de saint Pierre I le 
fils de saint Pierre!... 

Et tous les jours, ils le poursuivaient et l'aba- 
sourdissaient ainsi de leurs cris, de sorte qu'il 
n'avait aucun plaisir parmi eux. Voyant cela, il 
s'échappa par dessus un mur, retourna chez ses 
parents, et leur conta pourquoi il était revenu. 
Alors, il ne faisait que jouer et se promener tous 
les jours. Cependant, comme sa mère était peu 
tendre pour lui, souvent il accompagnait le petit 
pâtre du château, qui avait â peu près son âge, 
sur une grande lande où il faisait paître les mou- 



72 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

tons, et ils y passaient le temps à courir, à chan- 
ter et à jouer à différents jeux. Un jour qu'ils 
étaient assis au bord d'une petite rivière, qui pas- 
sait au bas de la lande, laissant pendre leurs pieds- 
nus au fil de l'eau, et se tressant des mitres- 
d'évêques avec des joncs des marais, tout en chan- 
tant, ils virent venir à eux deux hommes qu'ils 
ne connaissaient pas et qui leur parurent être de& 
étrangers. L'un d'eux était grand, âgé, et sa?, 
barbe était longue et blanche; l'autre était plus 
jeune, et pourtant le premier était plein de défé- 
rence pour lui. C'étaient saint Pierre et notre 
Sauveur Jésus-Christ, voyageant en Basse-Bre- 
tagne. Quand ils furent près des deux jeunes 
garçons, notre Sauveur leur dit : 

— Auriez-vous la bonté, jeunes pâtres, de nous 
faire passer l'eau ? 

— Vous êtes un peu grands pour nous, répon- 
dit le petit pâtre. 

— Peu importe ; prenons-les sur notre dos, et 
faisons-leur passer l'eau, à cause du vieux, répon- 
dit Pierre, le fils de la dame. 

Et ils prirent chacun un des deux voyageurs 
sur leur dos et entrèrent avec eux dans l'eau. Le 
fils de saint Pierre (nous l'appellerons ainsi), qui 
portait le vieillard, c'est-à-dire saint Pierre, fut 
étonné de trouver sa charge beaucoup plus légère 
qu'il ne l'avait supposé, et il fut vite rendu de 



DE LA BASSE-BRETAGNE JJ 

l'autre côté. Mais son compagnon, quoique plus 
grand et plus fort que lui, était éaasé sous son 
fardeau, et, au bout de quelques pas, n'en pou- 
vant plus, il dit à celui qu'il portait: 

— Comme vous êtes lourd 1 Je ne puis vous 
porter plus loin; descendez, je vous prie, ou je 
tomberai avec vous dans l'eau. 

— Du courage, mon garçon; encore quelques 
pas, et tu n'auras pas lieu de regretter ce que m 
auras fait pour moi, lui dit notre Sauveur. 

Et, avec beaucoup de peine, il atteignit aussi 
l'autre bord ; mais il était tout brisé, et il se jeta 
à terre en disant : 

— Jamais je n'ai vu d'homme aussi lourd que 
vousl Qyâ. donc ête&-vous? 

— Ne sois pas étonné, mon enfant, de m'avoir 
trouvé si lourd, lui dit notre Sauveur, car avec 
moi tu portais le monde entier sur tes épaules ; 
je suis le bon Dieu lui-même, et, sans tarder, tu 
viendras me voir au paradis 1 

— Et vous, vieux père, demanda Pierre au 
vieillard, qui êtes-vous aussi? 

— Je suis saint Pierre, mon enfant, le portier 
du paradis. 

— Saint Pierre 1 Mais, alors, vous êtes donc 
mon père? 

— Ton parrain, peut-être, si tu te nommes 
Pierre, mais non ton père, car je n'ai jamais 



74 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



€u d'enfant. Q.uoi qu'il en soit, viens me voir 
au paradis, et, quand tu arriveras, je te recevrai 
bien. 

Et les deux voyageurs poursuivirent leur route, 
laissant les deux enfants bien étonnés de leur aven- 
ture. Au coucher du soleil, ceux-ci revinrent au 
château, comme d'habitude ; mais le jeune pâtre 
était si fatigué, si rompu, que son compagnon fut 
obligé de le porter sur son dos, et, en arrivant, il 
se mit au lit et ne s'en releva plus. En effet, il 
mourut quelques jours après, et alla tout droit au 
paradis, où le bon Dieu lui fit bon accueil. 

A partir de cette rencontre, le fils de saint 
Pierre ne faisait qu'y songer, nuit et jour, si bien 
que l'envie lui prit d'aller voir son père, saint 
Pierre, au paradis, et un jour, il fit part de ce désir 
à son père et à sa mère. Ceux-ci, le père surtout, 
lui dirent que c'était folie, et le dissuadèrent d'en- 
treprendre un voyage qui ne pouvait le mener à rien. 
Mais tous leurs conseils et leurs prières furent en 
pure perte. Le voyant inébranlable dans une réso- 
lution qui leur paraissait si insensée, ils lui don- 
nèrent de l'argent à discrétion, et il partit. U ne 
savait quel chemin prendre ni quelle direction 
suivre, et il allait au hasard, à la grâce de Dieu. 

Après avoir marché ainsi pendant environ un 



DE LA BASSE-BRETAGNE J$ 

. mois, un jour, la nuit le surprit dans une grande 
forêt. Il monta sur un arbre, pour voir s'il n'aper- 
cevrait pas de la lumière quelque part. Il aperçut 
une faible lueur, au loin, et aussitôt il descendit et 
marcha dans la direction de la lumière. Il finit 
par se trouver auprès d'une hutte faite de bran- 
chages d'arbres, de genêts et de fougères. Il en 
poussa . la porte, qui céda facilement, vit une 
petite vieille femme qui était seule dans cette mi- 
sérable habitation et lui dit : 

— Auriez-vous la bonté de me donner l'hospi- 
talité pour la nuit, grand 'mère? Je me suis égaré 
dans le bois, et je ne connais pas le pays. 

— Hélas I mon enfant, je suis si pauvre, que je 
n'ai qu'un lit et rien à vous donner à manger... 

— Au nom de Dieu, laissez-moi passer la nuit 
dans votre hutte, grand'mère, car la forêt est 
pleine de bêtes fauves, et je les. entends hurler et 
rugir de tous les côtés; je ne suis pas difficile, 
et je coucherai sur la pierre du foyer. 

— Entrez, alors, mon fils; je partagerai avec 
vous, de bon cœur, le peu que j'ai. 

Pierre entra. U avait dans sa poche un peu de 
pain, et il le partagea avec la pauvre vieille qui, 
depuis longtemps, n'avait pas mangé de pain. 
Mais il sentait si mauvais dans l'habitation, qu'il 
était obligé de se boucher le nez, et il finit par 
dire : 



76 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Dieu, comme ça sent mauvais ici I 

— Ce n*est pas étonnant, mon fils, répondit la 
vieille. Le corps de mon pauvre homme est là, 
dans son cercueil, depuis trois semaines, et c'est 
lui qui pue de la sorte 1 

— Comment ! vous conservez un corps mort 
dans votre maison, pendant trois semaines ! Pour- 
quoi donc ne le faites-vous pas enterrer ? 

— Hélas 1 mon fils, vous en parlez bien à votre 
aise : je n*ai pas d'argent, et les prêtres, ici, ne 
font rien que pour de l'argent. 

— Moi, j'ai encore un peu d'argent, et demain 
matin, j'irai trouver le curé, et votre homme sera 
enterré. 

— Qpe Dieu répande sur vous ses bénédictions, 
mon fils I répondit la vieille, en pleurant de joie. 

Pierre pria pour le mort, puis il s'étendit sur 
la pierre du foyer et dormit aussi bien que s'il 
eût été dans un lit de plume. 

Le lendemain matin, de bonne Heure, il se 
rendit chez le curé du bourg le plus voisin, et lui 
donna tout l'argent qui lui restait, pour en- 
terrer le mari de son hôtesse et dire une messe 
pour le repos de son âme. La pauvre veuve l'em- 
brassa comme son fils, lui souhaita bonne chance, 
et il se remit en route, après avoir assisté à la 
messe et à l'enterrement. 

Il arriva sans tarder à un bras de mer, et le 



DE LA BASSE-BRETAGKE 77 

voilà embarrassé, car comment aller plus loin, 
puisqu'il n'y avait là ni passeur ni bateau ? Mais, 
comme il regardait tristement la mer, un homme 
tout nu sortit tout à coup de l'eau, s'avança 
vers lui et parla de la sorte : 

— Où voulez-vous aller, jeune homme ? 

— Voir mon père, saint Pierre, le portier du 
paradis. 

— Eh bien I montez sur mon dos, et je vous 
ferai passer l'eau. 

Pierre ne voulait d'abord pas écouter le conseil 
et accepter le service d'un être si étrange. 

— Qjai êtes- vous? lui demanda-t-il. 

— Je suis, lui répondit l'homme nu, celui que 
vous avez fait enterrer, ce matin, et, pour recon- 
naître le service que vous m'avez rendu, je veux 
aussi faire quelque chose pour vous. Montez sur 
mon dos, et ne craignez rien. 

Pierre, un peu rassuré, bien que cela lui parût 
fort singulier, monta alors sur le dos de l'homme 
nu, et celui-ci le transporta, sans mal, de l'autre 
côté de l'eau. 

— Ai-je encore loin à aller ? lui demanda-t-il. 

— Non : sans tarder, vous apercevrez un châ- 
teau magnifique ; c'est là le paradis. Frappez à la 
porte, et saint Pierre lui-même vous ouvrira. Au 
retour, vous me trouverez encore ici, pour vous 
£sdre repasser l'eau. 



78 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Merci ! répondit Pierre. 

Et il continua sa route. Il traversa alors une prairie 
émaillée de belles fleurs parfumées, et le soleil 
brillait, les oiseaux chantaient, les papillons volti- 
geaient de fleur en fleur, et ses membres, tout 
à Theure fatigués et lourds, se trouvèrent soudain 
légers et dispos, et une grande joie remplit son 
cœur. Au milieu de la prairie, était un château 
magnifique, entouré de hautes murailles. Il alla 
droit au château et frappa à la porte. 

— Qui est là ? demanda une voix de Tinté- 
rieur. 

— Moi. Ouvrez-moi la porte, mon père saint 
Pierre I 

Le bon Dieu était là, qui était venu faire visite 
à son vieil ami saint Pierre, et, en entendant ces 
paroles, il dit : 

— Écoute ! écoute, Pierre. G)mment I tu as 
donc un fils? Tu ne m'avais pas dit cela... 

— Moi, un fils?.-.. Je n'ai jamais été marié, 
répondit saint Pierre. 

Mais l'autre fi'appait toujours sur la porte, à 
tour de bras : dao ! dao! dao !... et le portier du 
paradis, impatienté, lui cria : 

— Allez-vous-en, mon ami; celui que vous 
cherchez n'est pas ici. 

Le bon Dieu, qui savait tout, dit alors au por- 
tier du paradis : 



DE LA BASSE-BRETAGNE 79 

— Il faut ouvrir à ton ûh, Pierre ; je veux le 
voir. 

Saint Pierre entrouvrit un peu sa porte. Le 
jeune homme la poussa violemment et, entrant 
précipitamment, il s'élança au cou du vieux por- 
tier et l'embrassa avec transport, en disant : 

— Quelle joie, quel bonheur de trouver enfin 
mon père 1 II y assez longtemps que je suis en 
route, et ce n'est pas sans beaucoup de mal et de 
peine que j'ai pu arriver jusqu'à vous, mon père 
chéri. 

— Pourquoi m'appelles-tu ton père? dit le 
saint, d'assez mauvaise humeur. 

— Pourquoi je vous appelle mon père?... Mais 
tout le monde m'appelle le fus de saint Pierre, 
et c'est bien vous qui êtes saint Pierre, je pense?... 
Vous êtes donc mon père, puisque tout le monde 
le dit... Et puis, ne vous rappelez-vous pas aussi 
que je vous fis passer une rivière, en vous portant 
sur mon dos, et que vous me dîtes alors que vous 
me recevriez bien, quand je viendrais vous voir 
chez vous? 

— Ah ! c'est toi, mon garçon? Je ne te recon- 
naissais pas; j'ai du plaisir à te voir, certainement; 
mais ne m'appelle pas ton père, car je ne suis que 
ton parrain. 

Le bon Dieu riait de bon cœur, et comme il 
voyait que saint Pierre n'était pas content d'en- 



^ LÉGENDES CHRÉTIENNES 

tendre le jeune homme l'appeler son pare, il dit 
à celui-d : 

— Viens avec moi, mon garçon; je veux te 
£ûre visiter ma maison et te montrer ton ami le 
jeune pâtre, qui me fit passer Teau, car il est ici 
aussi. 

Et il le conduisit au haut du château, et ouvrant 
une porte, il lui dit : 

— Regarde!... 

D* abord, il fut presque aveuglé par l'éclat de la 
lumière, puis il vit une grande salle ou plutôt un 
jardin rempli d'anges blancs et de gens de tout 
âge et de toute condition, et ils étaient tous 
joyeux et heureux. Les uns chantaient les 
louanges de Dieu et formaient des chœurs mélo- 
dieux; d'autres se promenaient parmi les belles 
fleurs parfumées, et d'autres devisaient entre 
eux, sous de beaux arbres chargés de pommes d'or 
et d'autres fruits de toute sorte. Les prophètes 
et les apôtres étaient là aussi, assis en cercle sur 
<le beaux sièges dorés, et au-dessus d'eux, sur un 
siège plus élevé et plus brillant, était le Père Éter- 
nel. Au-dessous de son siège, il en vit un autre, 
qui était aussi bien beau et bien brillant; mais il 
était vide. 

— A qui est donc ce beau siège? demanda-t-il 
au bon Dieu. 

— A ton père, mon enfant, parce que c'est un 



DE LA BASSE-BRETAGNE 8l 



homme craignant Dieu et charitable envers les 
pauvres. 

Parmi les anges, il reconnut aussi son ami le 
jeune pâtre, et il voulut aller l'embrasser. 

— Pas encore, lui dit le bon Dieu, en le rete- 
nant; plus tard, tu viendras aussi habiter ma 
maison, et alors tu ne seras plus séparé de lui ; 
allons ailleurs, à présent. 

Mais le jeune homme ne pouvait assez con- 
templer et admirer toutes les belles choses qu'il 
voyait, et notre Sauveur fut obligé de le prendre 
par la main et de l'entraîner. Ils descendirent d'un 
étage, et le bon Dieu ayant ouvert une autre porte, 
il vit une autre salle ou jardin, qui n'était pas aussi 
beau que le premier, et pourtant il était bien plus 
beau qu'aucun autre qu'il eût jamais vu sur la terre. 
Là, il y avait aussi des gens de tout âge et de 
toute condition, se promenant et devisant, ou 
chantant les louanges de Dieu. Mais tous ils pa- 
raissaient un peu tristes et inquiets, et semblaient 
désirer quelque chose. Hélas I c'était là le purga- 
toire, et ce qu'ils désiraient, c'était Ta vue de Dieu ! 
Il lui sembla y reconnaître plusieurs personnes, et 
entre autres le curé qui avait refusé d'enterrer le 
mari de la vieille qui lui avait donné l'hospitalité 
dans la forêt, parce que la pauvre femme n'avait 
pas d'argent. Il était mort depuis, car il y avait 
déjà longtemps que Pierre était dans le château : 

6 



82 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



il était demeuré plus d'un an en extase à contem- 
pler le paradis, bien qu'il lui semblât n'être pas 
resté plus d'une demi-heure. 

Ils descendirent encore un étage plus bas, et 
le bon Dieu ouvrit une troisième porte. Aus- 
sitôt Pierre recula, en poussant un cri d'ef- 
froi. Il vit une fournaise remplie de feu, et 
des diables hideux ravivaient les flammes et y 
retenaient, avec des crocs et des fourches d'acier, 
les malheureux qui essayaient d'en sortir. Et 
c'était des cris affreux, des hurlements, des 
grincements de dents, des malédictions et des 
blasphèmes épouvantables! Au milieu du feu, 
à l'endroit le plus terrible, Pierre aperçut un 
siège d'acier, avec des flammes tout autour, et 
dessous et dessus. 

— A qui est réservé ce siège? demanda-t-il 
avec effroi à' son conducteur. 

— A ta mère ! lui dit le bon Dieu, parce qu'elle 
a mené mauvaise vie, et qu'elle a été toujours 
dure et sans cœur pour le pauvre. 

— Mon Dieu, que dites-vous là? Et ne m'est-il 
pas possible de sauver ma mère, à quelque prix, 
que ce soit? 

— Hélas 1 non, mon enfant; on ne sort pas de 
l'enfer ! 

— Ah 1 puisque vous êtes le bon Dieu et que 
rien ne vous est impossible, faites que ma mère 



DE LA BASSE-BRETAGNE 83 



ne soit pas damnée à jamais 1 J'aimerais mieux 
prendre sa place sur le siège maudit... 

Le Seigneur fut touché, tant sa douleur était 
sincère, et il lui dit : 

— A cause de ton amour pour ta mère, qui 
est grand et sincère, je ferai en ta faveur ce que 
je n'ai jamais fait pour nul autre, et si tu accom- 
plis exactement la pénitence que je te donnerai, 
je t'accorderai sa grâce (i). 

— Ah 1 parlez, Seigneur ; il n'y a pas de péni- 
tence si dure au monde que je ne sois disposé à 
accepter, pour sauver ma mère I 

— Écoute donc bien, car voici à quelle condi- 
tion je consens à t'accorder ce que tu demandes : 
on te mettra autour des reins une ceinture de fer, 
garnie de pointes aiguës en dedans, pour te dé- 
chirer la chair ; cette ceinture sera fermée par une 
petite clé que l'on jettera au fond de la mer, et 
tu la garderas sur ton corps, jusqu'à ce que cette 
clé soit retrouvée pour l'ouvrir. De plus, il te fau- 
dra vivre d'aumônes seulement, e.t tu ne parleras 
jamais à personne du supplice qui te tourmentera 



(j) On sait qu'une des croyances favorites du moyen âge était 
la toute-puissance de la foi et de la pénitence finale. 

Un rapprochement ciirieux à faire, c'est celui de la seconde 
partie de ce conte avec la légende de saint Grégoire le Grand, 
dans le Gesta Romanorum^ chap. lxxix, page 197 de l'édition 
Jannet. Paris, 1858. 



&4 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

et te fera maigrir jusqu'à n*avoir plus que la peau 
et les os. Dis, es-tu homme à faire tout cela ? 

— Oui, et pis encore, s'il le faut, pour sauver 
ma mèrel 

On lui mit autour des reins la ceinture de 
fer garnie de pointes aiguës; on la ferma, puis 
on lui en remit la clé, afin qu'il la jetât lui-même 
dans la mer, lorsqu'il la. traverserait, en retour- 
nant dans son pays. Alors il partit. Q^and il fut 
arrivé au bord de la mer, il y retrouva l'homme 
qu'il avait fait enterrer ; il monta encore sur son 
dos, pour passer l'eau, et, quand il fut au milieu 
du bras de mer, il y jeta la clé de sa ceinture. 
L'homme nu l'ayant déposé sur le rivage opposé, 
lui fit ses adieux et lui exprima l'espoir de le 
revoir dans les joies étemelles, c'est-à-dire dans 
le paradis, où il allait à présent être admis lui- 
même. 

Pierre se dirigea alors vers son pays. Sa cein- 
ture lui faisait souffrir un supplice continuel, sur- 
tout quand il marchait; pourtant, il ne s'en 
plaignait jamais. Souvent, il n'avait pour toute 
nourriture que quelques racines d'herbes et les 
fruits sauvages qu'il pouvait trouver le long de la 
route ; et, toutes les nuits, il couchait à la belle 
étoile, avec une pierre sous sa tête, en guise 
d'oreiller. Il était devenu si maigre, qu'il ressem- 
blait à un squelette ambulant, et ceux qui le 



DE LA BASSE-BKETAGNE 8^ 

v03raieiit passer sur les chemins le prenaient pour 
VAtikou (i) et fuyaient, saisis de frayeur. A force 
de marcher et de souffrir, il finit par arriver dans 
son pays. Q.uand il fut près de chez lui, il ren- 
contra sur Je grand chemin son père, qui attendait 
les pauvres et les pèlerins qui viendraient à passer, 
afin de les emmener dans son château. Il ne 
reconnut pas son fils ; mais il le prit néanmcnns 
par la main et le conduisit au château. Il lui fît 
faire un bon feu pour se chauffer (car le temps 
était froid), et resta dans sa société, le scâgnant 
et causant avec lui comme avec un vieil ami. Il 
voulut même le faire asseoir â sa table, quand 
fut venue Fheure du repas. Mais la dame dit, d*un 
ton de mépris : 

— Ça ne mangera pas à ma table, j'espère 
bien ; il pue comme une charogne ; je pense qu'il 
sera à sa place dans k cuisine, si les domestiques 
veulent le souffrir. 

Le vieux seigneur n'osa pas résister, et il sortit 
lui-même avec son pauvre, et mangea avec lui à la 
cuisine. Après souper, il voulut le faire coucher 
dans une chambre près de la sienne, car il se sentait 
attiré vers ce pauvre, sans savoir pourquoi, et son 
cœur battait avec force. Mais la dame dit encore,, 
d'un ton courroucé : 

(i) VAnhoUf c'est la mort personnifiée. 



86 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



— Cet animal-là ne couchera pas dans le châ- 
teau 1 Conduisez-le à l'étable aux vaches I 

Le seigneur n*osa encore répliquer, et il fal- 
lut obéir. Le pauvre resta au château, car il 
était si faible qu'il ne pouvait se tenir sur ses 
jambes, et tous les jours le seigneur allait le visiter, 
et il lui portait en cachette du pain blanc, de la 
viande et du vin ; il restait longtemps près de lui, 
et lui prodiguait les soins les plus empressés et 
les plus affectueux. 

Un jour, il lui fallut s*absenter pour quelque 
temps, et, avant de partir, il recommanda à ses 
valets de bien traiter son cher pauvre et de ne le 
laisser manquer de rien. Mais, à peine fut-il parti, 
que sa femme fit appeler un garçon d'écurie et 
lui donna un peu d'argent pour tuer le pauvre et 
mettre son corps en terre, dans le bois qui tou- 
chait au château ; ce qui fut fait. 

Quand le seigneur revint de voyage, son pre- 
mier soin fut de demander des nouvelles de son 
pauvre. On lui répondit qu'il était parti, de sa 
propre volonté, et qu'on ne l'avait pas revu 
depuis. Cette réponse l'étonna et ne le rassura 
pas. Un jour qu'il se promenait dans le bois, avec 
son chien, celui-ci se mit à gratter la terre, au 
pied d'un vieux chêne ; il le siffla et l'appela ; 
mais le chien n'obéissait pas, contrairement à son 
habitude, et il continuait de fouir la terre. Le 



DE LA BASSE-BRETAGKE 87 

«eigneur alla jusqu'à lui et vit, avec éionnement, 
■qu'il avait mis à découvert un bras d'homme. Il 
■courut au château prendre une pelle et une pioche, 
et déterra un homme tout entier, qu'il reconnut 
facilement pour être son pauvre. Par un miracle 
de Dieu, il n'était pas encore mort ! Il le chargea 
■sur ses épaules et le transporta au château. Il le 
<:oucha dans un bon lit, dans la chambre d'un 
pavillon isolé, et n'en dit rien à personne. Tous 
les jours, il lui préparait lui-même à manger et 
passait presque tout son temps près de lui. 

Un jour, le seigneur voulut donner un grand 
diner dans son château, et il y invita toute la no- 
blesse du pays. Quand tous les convives furent 
placés à table, il sortit et revint, un instant après, 
tenant son pauvre par la main, et il le fit asseoir 
A côté de lui. Quand la dame vit cela, elle devint 
tout d'un coup aussi blanche que la nappé qui 
était devant elle, puis elle se leva de table et 
sortit de la salle, toute troublée. D'autres dames, 
la croyant indisposée, la suivirent. Mais son mari 
ne s'en émut pas : il était tout occupé à servir son 
pauvre. 

— Que désirez-vous manger? lui demanda-t-il ; 
je veux vous servir moi-même. 

Un grand poisson était là, sur un plat d'argent, 
et le pauvre dit, en le montrant du doigt : 

— Jemangerais volon tiers de ce poisson. 



' 88 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Quel est le morceau que vous préférez? lui 
demanda encore le seigneur. 

— La tête, s*il vous plaît. 

Le seigneur lui servit la tête, et il y trouva une 
petite clé, qu'il reconnut aussitôt pour être celle- 
de la ceinture de fer qu'il portait toujours autour 
des reins. Il prit la clé avec empressement, puis 
il se leva et parla de la sorte, en s'adressant à son 
hôte: 

— Dites-moi, seigneur charitable et compatis- 
sant, n'aviez-vous pas un fils qu'on avait sur- 
nommé le fils de saint Pierre, et qui partit un jour 
pour aller voir son prétendu père au paradis ? 

— Oui, vraiment, répondit le vieux seigneur, 
étonné. 

— Et vous ne l'avez pas revu depuis ? 

— Hélas I non. 

— Eh bien ! c'est moi qui suis votre fils, et j'aî 
été en effet au paradis, voir saint Pierre, mon 
autre père ; j*y ^i ^^ssi vu le bon Dieu, et je vous 
apporte de bonnes nouvelles, et à ma mère aussi, 
quelque dure qu'elle ait été pour moi. 

Le père se jeta dans les bras de son fils et le 
serra fortement sur son cœur, et ils pleuraient de 
joie tous les deux. Puis, s'adressant à un servi- 
teur : 

— Dites à votre maîtresse d'accourir, pour em- 
brasser son fils, qui est revenu I 



DE LA BASSE-BRETAGNE 8^ 

La dame revint, peu rassurée, et son fils lui 
parla de la sorte : 

— N'aviez-vous pas un fils, qu'on avait sur- 
nommé le fils de saint Pierre, et qui partît pour 
aller voir son prétendu père au paradis ? 

— Oui, répondit-elle, en baissant la tête. 

— C'est moi qui suis ce fils, et j'ai été au pa- 
radis ; j'ai visité aussi le purgatoire et l'enfer, et 
dans l'enfer, ma pauvre mère, j'ai vu votre siège» 
au milieu. d'un feu horrible! Mais, rassurez-vous 
pourtant, car, grâce à mon amour pour vous. 
Dieu m'a accordé de pouvoir vous sauver du feu 
étemel, au prix d'une pénitence bieii dure et de 
douleurs inouïes. 

Et lui présentant la petite clé trouvée dans le 
poisson : 

— Prenez cette clé, ma mère ; ouvrez avec elle 
ma ceinture, et vous verrez alors ce que j'ai souf- 
fert pour vousl 

Elle prit la clé et ouvrit la ceinture. Alors on 
vit un spectacle horrible et digne de pitié. Le 
corps du pauvre pénitent était tout lacéré et 
dépecé par les pointes aiguës, à un tel point 
qu'on voyait ses entrailles à nu 1 II n'en restai^ 
plus, pour ainsi dire, que le squelette! Aussi, 
s'affaissa-t-il à terre et mourut sur le champ- 
Deux anges blancs arrivèrent aussitôt dans la 
salle, qui emportèrent l'âme bienheureuse au cieL 



90 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

Quant à la mère, elle pleura amèrement et 
changea de caractère et de vie. A partir de ce 
moment, le château fut changé en un hôpital, où 
Ton recevait indistinctement tous les malades, les 
pauvres et les pèlerins, et le châtelain et la châte- 
laine les soignaient eux-mêmes et les pansaient, 
comme de véritables infirmiers. 

Peu après, ils moururent aussi, et ils allèrent au 
paradis rejoindre leur fils. 

Puissions-nous tous y aUer aussi un jour ! 

— Amen! répondit l'auditoire (i). 

(Conté par Marguerite Philippe, 1870.) 



(i) Cet épisode de la pénitence finale avec la ceinture garnie 

^e pointes, et la clé jetée à la mer et retrouvée dans un poisson, 

se rencontre également dans un' autre conte breton, Celui qui 

- racheta son pire et sa mère de l'enfer ^ et que l'on trouvera plus loin. 

Dans la légende de saint Grégoire le Grand, nous avons éga- 
lement la clé jetée à la mer et retrouvée dans un poisson, au bout 
<ie dix-sept ans. 

L'épisode du mort resté sans sépulture et venant au secours du 
liéros du conte, qui lui a fait rendre les derniers devoirs, est 
assez commun dans les récits populaires. On le retrouve dans 
Straparole, dans les contes slaves, et aussi dans des contes bre- 
tons de ma collection, et avec cette seule différence que le mort 
s'y présente sous la forme d'un renard. 

Il existe également dans Souvestre : L'Heureux Mao ; Sébillot, 
Le Petit roi Jeannot, conte gallot ; W. Webster, Le Merle hlanc, 
Jean de Calais, légendes basques. 

Un conte basque du recueil de M. Webster présente de nom- 
tnreuses analogies avec le nôtre, quant à la marche générale. Il 



DE LA BASSE-BRETAGNE 9I 



«st intitulé : Lt Cilice, et se trouve pages 206-209 des Basque 
Legends; en voici l'analyse : 

Un gentilhomme fait vœu d'aller à Rome, s'il a un fils ; sa 
femme lui donne peu après un fils. Quand l'enfimt arrive ft l'âge 
de sept ans, il voit que son père est triste, et il finit par ap- 
prendre que c'est parce que sa femme n'a pas voulu le laisser 
accomplir son vœu. 

L'enfant se met en route, et, après avoir voyagé sept ans, il 
arrive chez le Saint-Père, qui le fait entrer dans une chambre où 
il reste une heure (il croit y être resté deux heures), puis dans 
une seconde chambre, où il demeure deux heures, et il pense y 
être resté trois heures. Il entre dans une troisième chambre, où le 
Saint-Père l'enferme pendant trois heures. Il croit n'y être resté 
que trois minutes. Alors, le Pape lui dit que la première chambre 
est l'enfer, la seconde le purgatoire, et la troisième le paradis. 

Dans le paradis (troisième chambre), il avait vu son père, et sa 
mère se trouvait dans la première, c'est-i-dire en enfer. Il veut la 
sauver à tout prix, et le Pape lui met un cilice fermé par un 
cadenas dont il jette la clé i l'eau. 

Il revient, après un long voyage, chez son père, qui lui 
demande des nouvelles de son fils. Sa mère veut le mettre à la 
porte ; mais le père le garde à dîner et dit à sa domestique d'aller 
acheter le meilleur poisson du marché aux poissons; le garçon 
va avec elle pour le voir vider, et il y trouve la clé du cilice. 

La mère essaie de le noyer, mais il s'échappe et ne dit rien. 
Un jour, il lui demande si elle reconnaîtrait bien son fils. 

— Oui, dit-elle, à une marque qu'il a sur la poitrine. 

Il se découvre ; mais la marque n'existe plus, parce que sa poi- 
trine était toute meurtrie. Peu après, ils meurent tous les trois, 
et la domestique voit leurs &mes s'envoler, sous la forme de trois 
colombes blanches. 

L'épisode du fils, mendiant, malade et inconnu chez ses pa- 
rents, rappelle l'histoire de saint Alexis. 



DEUXIEME PARTIE 

LE BON DIEU, LA SAINTE VIERGE, LES SAINTS 

ET LE DIABLE 
VOYAGEANT EN BASSE-BRETAGNE. 



SANIT ELOI ET JESUS-CHRIST 



AINT Éloi était forgeron et maréchal-fer- 
rant de son état, comme tout le monde le 
' sait (i). On dit qu'il avait sa forge au 
bord d'une grande route et qu'il ferrait, outre les 




(i) Saint Éloi, l'ami du bon roi Dagobert, n'était pas un vul- 
gaire forgeron, mais bien un orfèvre fort habile pour son temps. 
Le peuple, pour le rapprocher davantage de lui, l'a fait forgeron 
et marèchal-ferrant, dans ses traditions, par assimilation au for- 
geron Véland, de la mythologie Scandinave. 



94 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

chevaux des fermiers et des seigneurs du pays^ 
ceux des voyageurs qui passaient. Comme il était 
un excellent ouvrier, sa maison ne désemplissait 
pas de pratiques, qui venaient le trouver de tous 
les côtés, et de fort loin quelquefois. Aussi, 
s'était-il fait représenter sur son enseigne en train 
de ferrer un cheval, et avec cette inscription peu 
modeste au bas : Ébi, forgeron et maréchal-ferrant, 
maître des maîtres, maître sur tous. 

Un jour, un voyageur passant devant sa forge 
s'arrêta pour lire l'enseigne, et, après l'avoir bien 
considérée, il sourit, puis entra et se présenta 
au maître comme un compagnon forgeron cher- 
chant de l'ouvrage. Éloi avait besoin précisément 
d'un ouvrier forgeron, pour le moment. Il inter- 
rogea un peu l'inconnu sur ce qu'il savait faire. 

— Je sais faire tout ce qui concerne l'état, lui 
répondit celui-ci, la serrurerie, des socs de char- 
rues, ferrer les chevaux, panser le bétail, et le 
reste. 

— Combien de fois mettez-vous le fer au feu 
pour faire un bon fer à cheval ? 

— Je ne l'y mets jamais plus d'une fois. 

— Une seule fois? 

— Oui, une seule fois. 

— Moi aussi, je peux le faire en une fois; 
mais je préfère l'y mettre deux fois ; c'est plus 
sûr. Mais, tenez, donnez-nous tout de suite une 



DE LA BASSE-BRETAGNE 95 

preuve de votre savoir-faire ; voilà un cheval dont 
il faut renouveler les quatre fers, et son maître 
l'attend impatiemment. 

Le compagnon forgeron jeta sa veste à bas et 
retroussa ses manches de chemise. Puis, prenant 
du fer, il le mit dans le feu, souffla, l'en retira 
quand il fut rouge, et le battit sur Tenclume. 

En un clin d'œil, il eut forgé ses quatre fers. 
Éloi le regardait faire et se disait à part soi : 

— Voici un bon ouvrier ! 

L'inconnu alla ensuite au cheval, qui était atta» 
ché à un anneau fiché dans le mur, à h porte de 
la forge, et il lui coupa et détacha net un pied. 

— Que faites-vous là, malheureux? lui demanda 
vivement Éloi. 

— Comment, maître, vous ne travaillez donc 
pas de cette façon ? C'est pourtant bien plus com- 
mode et plus vite fait. Voyez, cela va être ter- 
miné en un instant. 

Et il serra le pied du cheval dans un étau, 
cloua, lima, fit la toilette du sabot, puis il le 
remit à l'animal, comme devant, et lui en coupa 
un second, qu'il travailla de la même manière, 
puis un troisième, puis le quatrième. Éloi re- 
gardait en silence et n'en revenait pas de son 
étonnement. 

— Qu'est-ce donc que cet homme ? pensait-iL 

— Eh bien! maître, lui dit le compagnon^ 



96 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



^uand il eut fini, que pensez-vous de mon tra- 
vail? Examinez-le, je vous prie. 

Ëloi leva, l'un après l'autre, les quatre pieds 
<du cheval, examina bien les fers et la manière 
dont ils étaient cloués, et trouva que tout était 
parfait. 

— C'est bien, dit-il ; tu es un bon ouvrier, et 
je te prends à mon service. J'emploie aussi cette 
méthode, quelquefois; je préfère pourtant l'autre, 
celle de tout le monde ; je la crois plus sûre. 

En ce moment, un homme entra tout essoufflé 
4acs la forge et dit : 

— Venez vite, vite, maître ! Mon cheval est 
malade à mourir ; je ne sais ce qu'il a ; il se jette 
violemment à terre, se roule sur le dos les quatre 
fers en l'air, puis il se relève et se jette encore à 
terre... C'est pitié de voir comme il souffre, le 
pauvre animal ' Venez vite, vous dis-je. 

— Tu sais aussi soigner les animaux malades? 
demanda Ëloi au compagnon. 

— Oui, maître, je sais aussi soigner les ani- 
maux malades, les chevaux surtout. 

— Eh bien I vas avec cet îîomme, et guéris-lui 
son cheval. 

— Je le ferai, maître, avec le secours de 
Dieu. 

Et le compagnon forgeron sortit avec le paysan. 
Presque aussitôt, arriva à la forge un seigneur 



DE LA BASSE-BRETAGNE 97 

•dont le cheval venait de perdre un fer en route, 
•et il demandait qu'on lui en mît un autre bien 
vite, car il était pressé. 
Éloi se dit : 

— Il faut que j'expérimente, sans plus tarder, 
la méthode de mon nouveau compagnon ; c'est 
plus commode et plus expéditif, et cela ne me 
paraît pas difficile. J'ai fait attention à la manière 
dont il s'y est pris, et je ferai comme lui de point 
en point. 

Et, ayant préparé un fer, il coupa le pied du 
<:heval auquel il manquait un fer, le serra dans 
l'étau,. y appliqua un fer neuf, puis il se mit en 
devoir de le remettre en place à l'animal. Mais, 
hélas ! il avait beau faire, le pied n'adhérait pas 
à. la jambe, et le pauvre cheval perdait tant de 
sang qu'il s'affaiblissait à vue d'œil et que, ne 
pouvant plus se soutenir sur les trois pieds qui 
lui restaient, il finit par fléchir et tomber à 
terre, épuisé et râlant. Le seigneur, son maître, 
était furieux, et criait et menaçait de passer son 
épée au travers du corps du maréchal. Celui-ci 
ne savait où se fourrer pour échapper à cette 
•colère bruyante. 

Heureusement pour lui que son nouveau com- 
pagnon arriva à point pour le tirer d'embarras. 

— Hâte-toi de me venir en aide 1 arrive vite l 
vite ! lui cria-t-il, du plus loin qu'il l'aperçut. 



98 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

fl 

Le compagnon, arrivé sur les lieux, vit tout de 
suite ce dont il s'agissait. 

— Quoi, maître, dit-il à Éloi, vous m'aviez 
dit que vous connaissiez parfaitement ma mé- 
thode ; et c'est ainsi que vous l'appliquez ! 

— J'aurai, sans doute, négligé quelque petite 
chose, balbutia Ëloi, tout honteux ; mais hâte-toi 
de terminer l'ouvrage et d'arranger tout. 

— Oui, car il est grand temps, à ce que je vois» 
Et le compagnon prit le pied du cheval, l'ap- 
pliqua à sa place, où il se ressouda facilement, 
et l'animal se releva alors aussi bien portant et 
aussi dispos que s'il ne lui était rien arrivé. 

Éloi, tout ébahi et ne comprenant rien à ce qu'il 
voyait, regardait son compagnon, qui lui parla 
alors de la sorte : 

— Vous avez mis sur votre enseigne : Maître 
sur les autres maîtres, ce qui peut être, car vous 
êtes un habile ouvrier, et capable ; mais maître 
sur tous est de trop, car vous voyez bien qu'il s'en 
peut trouver qui en savent encore plus long que 
vous. Adieu, et que cette leçon vous profite. 

Et l'inconnu s'en alla, et Éloi, resté immobile 
et la bouche béante à le regarder, aperçut une 
auréole lumineuse autour de sa tête, et comprit^ 
alors seulement, que ce compagnon inconnu qui 
faisait des choses si merveilleuses n'était autre 
que Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. Il 



DE LA BASSE-BRETAGNE 99 



brisa son enseigne et en mit une autre à sa 
place, plus modeste, et où Ton lisait seulement 
ces deux mots : Èloi, maréchal- ferrant. Il se con- 
vertit aussi au christianisme, car il était païen, 
et devint un grand saint, fort honoré en Bretagne, 
et ailleurs aussi -(i). 

(Conté en 1874 par M. Flagelle, de Landerneau.) 



(z) Saint Éloi est l'objet d'un culte particulier et très-répandu 
en Basse-Bretagne. On l'invoque surtout comme proteaeur des 
chevaux, et, le jour de sa fête, et la nuit qui précède surtout, on 
voit sur les routes de longues files de chevaux se dirigeant vers 
les nombreuses chapelles qui lui sont consacrées, dans le pays. On 
les aspet^ge et lave avec de Teau de la fontaine du saint ; on leur 
en fait boire aussi, et on suspend aux murs de la chapelle, k l'in- 
térieur, des crins arrachés à leurs queues, et souvent même des 
queues entières. Les mêmes pratiques superstitieuses ont lieu pour 
les bœufs et les vaches, dans les chapelles dédiées à saint Coméli 
ou Corneille, & Camac, par exemple, et & saint Herbot, prés de 
Huëlgoat. 

J'ai vu, il y a une dixaine d'années, dans l'église du Ploêgat- 
Moysan, près du Ponthou (Finistère), une sutue de saint Éloi 
qui traduisait aux yeux la légende que l'on vient de lire. Il y était 
figuré, en effet, en maréchal-ferrant, les manches retroussées, les 
bras nus, portant un ublier de cuir et tçnant sur l'enclume un 
pied de cheval détaché de l'animal et auquel il adapte un fer. Le 
cheval lui-même était à côté, s'appuyant sur trois pieds seule- 
ment. 

Dans nombre d'églises ou de chapelles de Basse-Bretagne se 
voit encore la représentation de cette scène, entre autres dans la 
jolie chapelle dédiée & saint Éloi, dans la commune de Louargat, 
au pied de la montagne de Bré. 



100 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Cf. la légende irlandaise recueillie par M. Kennedy, dans son 
recueil : Fire-side siorits oj Ireland^ sous le titre de : Comment saint 
Éloi fut puni du péché d'orgueil. M. Loys Brueyre, qui l'a traduite 
et insérée dans son très -intéressant livre : Contes populaires de la 
Grande-Bretagne, l'accompagne de commentaires savants dont 
voici une partie : 

« Une vieille poésie anglaise, réimprimée par Carrew Hazlitt 
(Carrew Hazlitt, Early popular pœiry, vol. III), nous donne une 
des formes de la légende précédente sous le titre : Le Forgeron 
et sa dam». « Cy commence un traité du forgeron qui se forgea 
une dame neuve. » 

« Cette légende est la reproduction, sous une forme chrétienne, 
d'une ancienne tradition Scandinave. L'ange gardien qui, sous les 
traits d'un forgeron, vient rabattre l'orgueil de saint Éloi, n'est 
autre que le fameux forgeron Vœlundr de l'Edda, dont tous les 
poèmes Scandinaves, allemands et anglo-saxons nous ont trans- 
mis les hauts faits, et qui a laissé son nom à une grotte du 
comté de Warwick. L'épisode de la jambe du cheval cassée, puis 
ressoudée, ne se retrouve pas dans les fragments de poèmes sur 
Wœlundr ; mais, dans un grand nombre d'histoires apparentées à 
cette légende, nous rencontrons des épisodes analogues à celui-ci. 
Un conte d'Asbjœmsen (traduction Dasent) fait accomplir par 
un maître forgeron le même exploit que par l'ange gardien (dans 
la version bretonne, c'est Jésus-Christ lui-même) de saint Éloi. 
Il est même plus habile encore, car d'une vieille femme il peut 
fiûre une jeune fille, en la jetant dans sa fournaise. (Voir, pour 
cet épisode de la vieille femme changée en jeune fille, en la jetant 
dans une fournaise, la légende de La Fiancée de saint Pierre, 
page aé du présent volume.) 

« La mythologie grecque reproduit le même mythe^sous diffé- 
rentes formes. Ainsi, Cérès, voulant rendre immortel son fils 
Triptolème,le couchait, chaque nuit, au milieu d'un foyer ardent. 
Suivant Pindare, Thètis en faisait autant à Achille ; Médée, digne 
sœur de Circé, rendit la jeunesse au vieil Eson, mais elle per- 
suada aux filles de Pélias de couper le corps de leur père et de le 



DE LA BASSE-BRETAGNE lOI 



£aire bouillir dans un chaudron, afin de le rajeunir, ce qui ne leur 
. réussit pas aussi bien. » 

M. Jean Bladé, dans son intéressant recueil : Contes populaires 
recueillis en Agenais, donne également une légende où Jésus-Christ, 
voyageant avec saint Pierre et saint Jean, arrive chez un forge- 
ron (on ne dit pas que ce soit saint Éloi) et lui donne aussi une 
leçon de savoir-faire et d'humilité, en détachant le pied d'un 
cheval pour le ferrer plus commodément \ puis viennent d'autres 
épisodes qui manquent à la version bretonne. Comparez encore 
les deux contes russes : Le Forgeron et h démon ; Le Pope aux yeux 
avides^ du recueil de Ralston . 

M. J. Q.uicherat croit entrevoir, dans le culte dont saint Éloi 
est généralement l'objet^ de la part des forgerons et des maré- 
chaux-ferrants, un indice et comme un écho lointain d'un culte 
qui' s'attachait, à l'origine, à quelque divinifé gallo-romaine ou 
celtique, et dont le sens a été détourné au profit du christianisme, 
comme cela se voit très-fréquemment, tant pour les anciennes 
légendes et traditions populaires que pour les monuments de 
l'antiquité gauloise ou romaine restés l'objet d'un culte païen, 
dont on ne pouvait détacher les populations, comme la croix 
entée sur le menhir, la chapelle chrétienne bâtie sur un dolmen, 
les anciennes fontaines sacrées mises sous le patronage de la 
sainte Vierge ou des saints. Voici les paroles mêmes de M. Qjii- 
cherat sur ce sujet, dans la Revue des Sociétés savantes : 

« Pour moi, je ne serais pas éloigné de croire qu'il y eut dans 
l'Olympe gallo-romain un dieu ou un génie forgeron du fer de 
cheval. Les singuliers attributs de saint Éloi, dans l'imagerie du 
moyen âge, m'ont suggéré cette opinion. Vainement la vie du 
célèbre évèque de Noyon a été écrite par un autre évêque, son 
contemporain, avec la plus rare exactitude ; vainement cette bio- 
graphie présente, sans interruption ni lacunes, l'enchaînement des 
travaux du saint, d'abord comme orfèvre attaché à l'administra- 
tion des finances de Dagobert, et ensuite comme apôtre de la 
Belgique; le peuple, transportant sur sa personne des réminis- 
cences d'un autre temps, a fait de lui un maréchal-ferrant. Les 



102 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



peintres et les sculpteurs ont ajouté à son costume d'évèque le 
tabUer de cuir; au lieu de crosse, ils lui ont mis dans la main 
droite un marteau, tandis que de l'autre main ils lui ont £fdt tenir 
un pied de cheval. Pour comble de bizarrerie, ce pied est déuché 
de l'animal, qui figure presque toujours, à quelque distance, 
a3rant l'une de ses jambes de derrière coupée au jarret. Cette 
scène ne se rapporte à aucun texte, et les traditions débitées à 
son sujet ne sont que des légendes forgées à posteriori pour 
expliquer l'image. Il n'y a rien à dire, sinon qu'on voit là un de 
ces mythes païens qui, malgré les eflForts de l'Église, ont pris 
place dans le christianisme. Trouvera- t-on que c'est abuser de la 
permission des rapprochements que d'établir un lien de parenté 
entre les fers votifs des sépultures antiques et les croyances per- 
dues dont notre art religieux a conservé la dernière expression ? » 



II 



POUR AVOIR TRAVAILLE LE JOUR 

DE NOËL. 

|L y avait une fois un pauvre homme, un 
laboureur, nommé Jean L'Andouar, qui 
était resté veuf avec plusieurs enfants, trop 
jeunes encore pour pouvoir gagner le pain qu'ils 
mangeaient. Il était on ne peut plus pauvre et ne 
savait comment faire pour élever sa famille hon- 
nêtement. Un soir, il était sur le seuil de sa porte. 




DE LA BASSE-BRETAGNE IO3 

rêveur, triste et inquiet, car il n'y avait plus de pain 
à la maison, et ses enfants avaient faim et pleu- 
raient; c'était pitié de les entendre. En ce moment 
vint â passer un seigneur étranger qui lui demanda : 

— Pourquoi donc êtés-vous triste et inquiet de 
la sorte, mon brave homme ? 

— Hélas I Monseigneur, ce n'est pas sans rai- 
son ; mes enfants et moi nous sommes près de 
mourir de faim, et il n'y a pas le moindre mor- 
ceau de pain à la maison ; et avec cela je n'ai 
pas de travail. Je ne sais que faire ; il nous faudra 
mourir, pour sûr, si Dieu ne nous vient en aide. 

— Si vous voulez travailler pour moi, je vous 
paierai bien, reprit l'étranger. 

— Je ne demande qu'à travailler, mon Dieu. 

— Eh bien I allez, demain matin, couper de 
l'ajonc sur la grand'lande, et, au coucher du soleil, 
je viendrai vous payer. 

— Demain, c'est la fête de Noël, un des plus 
saints jours de l'année, et je ne veux 'pas tra- 
vailler, un pareil jour ; mais, le lendemain et tous 
les jours suivants, si vous voulez, excepté les 
dimanches et fêtes observées... 

— Adieu, s'il en est ainsi ; d'après ce que je 
vois, vous n'avez pas aussi grand besoin que vous 
le dites. 

•^ Si, mon Dieu, j'ai aussi grand besoin que 
possible 1 



104 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



— Faites alors ce que je vous dis, ou crevez de 
faim, vous et vos enfants. 

Eq ce moment, le malheureux père entendit les. 
pleurs et les cris de ses enfants : 

— Père, du pain! du pain!!... 

Et, le cœur brisé et perdant la tête, il dit : 

— Eh bien! je ferai ce que vous me dites, à 
cause de mes pauvres enfants ! Dieu aura pitié de 
moi, et il me pardonnera. 

— C'est bien; travaillez demain, et, au coucher 
du soleil, je viendrai vous payer. 

Et le seigneur inconnu partit. 

Le lendemain, le pauvre homme se leva de bon 
matin et fit ses prières, comme de coutume ; puis 
il trempa son doigt dans l'eau bénite, fit le signe 
de la croix, prit sa faucille et se rendit à la grand'- 
lande; et le voilà à couper de l'ajonc. Il tra- 
vailla consciencieusement, toute la journée, et 
coupa beaucoup d'ajonc. Quand le soleil se cou- 
cha, il était bien fatigué. Il s'assit alors sur une 
pierre, pour fumer une pipe et attendre qu'on vînt 
le payer. Mais il eut beau attendre, celui qu'il 
attendait ne vint pas. 

— Je suis vraiment bien malheureux ! se dit-il ;. 
j'ai passé toute la journée à travailler, sans man- 
ger, et à présent, je ne serai sans doute pas payé ! 
Et le pire de l'affaire, c'est que j'ai travaillé le 
jour de Noèl, le saint jour où est né notre San- 



DE LA BASSE-BRETAGNE 10^ 

veur Jésus-Christ! Et mes pauvres enfants qui 
n'auront encore rien à manger ce soir ! 

Son cœur était rempli de douleur et de déso- 
lation, et il se mit à pleurer à chaudes larmes. 

En ce moment, il vit venir vers lui un autre 
inconnu, qu'il ne connaissait pas plus que le pre- 
mier ; mais, autant le premier avait Tair dur et 
méchant, autant celui-ci paraissait doux et com- 
patissant. Il s'approcha de Jean L'Andouar et lui 
demanda : 

— Qu'avez-vous, mon brave homme, pour 
vous désoler de la sorte? 

— Hélas ! monseigneur, je suis bien malheu- 
reux ! Un seigneur que je ne connais pas vint me 
trouver, hier, à ma chaumière, et me dit que, si 
je voulais passer la journée d'aujourd'hui à couper 
de l'ajonc sur cette lande, il me paierait bien. 
Comme je n'ai plus de pain à la maison, et que 
mes pauvres enfants y meurent de faim, j'ai, 
accepté, quoiqu'à regret, considérant combien ce 
jour est saint. J'ai bien travaillé, comme vous le 
voyez, et l'étranger qui avait promis de me venir 
payer ici, au coucher du soleil, ne vient pas 1 

— Il ne viendra pas, mon pauvre homme ; 
mais aussi, pourquoi travailler le saint jour de 
Noël? 

— Hélas ! j'ai eu tort, je le reconnais ; mais 
mes pauvres enfants sont à la maison, près de 



I06 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



mourir de faim, et je voulais leur gagner un peu 
de pain ! 

— Regrettez-vous bien sincèrement d'avoir tra- 
vaillé le jour de Noël ? 

— Oui, mon Dieu, je le regrette bien sincère- 
ment ! 

— Eh bien! je vous paierai votre journée, moi. 
Retournez à la maison, et, en arrivant, demandez 
ce que vous voudrez : à manger, à boire, des 
vêtements, de Targent, en un mot tout ce dont 
vous aurez besoin, et vous recevrez aussitôt ce que 
vous demanderez. Mais donnez l'aumône aux 
pauvres, et n'en refusez jamais aucun. 

— Merci bien, mon bon seigneur, et que Dieu 
vous bénisse ! 

Et Jean L'Andouar retourna à la maison, un 
peu consolé. Ses enfants étaient sur le seuil de la 
porte, l'attendant, et sitôt qu'ils aperçurent leur 
père, ils coururent à lui en criant : 

— Du pain, père ! du pain ! 

— Oui, mes pauvres enfants, leur dit Jean, 
vous en aurez tout à l'heure. 

Et il entra dans la chaumière et, se découvrant 
et faisant le signe de la croix, il dit : 

— Avec la permission de Dieu, je demande du 
pain et un peu de lard pour mes pauvres enfants 
et moi, qui mourons de faim. 

Et aussitôt il se trouva, il ne sut comment, du 



DE LA BASSE-BRETAGNE IO7 

pain, du pain blanc et du lard sur la table. Et les 
voilà de manger à discrétion, car pain blanc et 
lard fumant, il y en avait abondamment. 

A partir de ce jour, la vie et le train de mai- 
son de Jean L'Andouar devinrent tout autres. Il 
acheta des habits neufs pour lui et pour ses 
enfants; il fit bâtir une maison neuve, acquit 
quelques champs dans le voisinage, et devint un 
des plus riches du pays, puisqu'il lui suffisait de 
souhaiter quelque chose pour l'avoir aussitôt. 
Tout le monde était étonné d'un changement si 
subit, et l'on croyait généralement qu'il avait 
trouvé un trésor ; quelques-uns l'accusaient même 
d'avoir vendu son âme au diable, pour avoir de 
l'argent. Tous les pauvres étaient bien accueillis 
par Jean L' Andouar et trouvaient chez lui nourri- 
ture et vêtements. Et pourtant, comme il arrive 
souvent avec le temps, la prospérité endurcit son 
cœur, et il en vint peu à peu à oublier sa pre- 
mière condition. 

Un jour, il donnait un grand repas dans sa 
maison, et il y avait invité tous les riches des 
environs et les gros bonnets de sa commune. Le 
matin, il recommanda à ses valets de ne laisser 
entrer aucun mendiant, même dans la cour du 
château (il avait à présent un château), car on ne 
donnerait pas l'aumône ce jour-là. Deux domes- 
tiques, armés de bâtons, furent placés à la porte 



I08 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

\ 

de la cour, pour en défendre l'entrée à toute per- 
sonne qui n'avait pas été invitée. Pourtant, à 
l'heure où l'on se mettait à table, il arriva dans 
la cour, on ne sait d'où ni comment, un vieux 
mendiant couvert de haillons et de plaies hideuses. 
Dès que les deux valets qui gardaient la porte 
l'aperçurent, ils coururent à lui, en le menaçant 
de leurs bâtons. 

— Par où êtes-vous entré ici? lui demandèrent- 
ils ; sortez vite I 

Et en même temps ils levaient sur lui leurs 
bâtons pour le frapper. 

— Faites l'aumône au pauvre, au nom de 
Dieu ! criait le mendiant, d'une voix lamentable. 

— Aujourd'hui, on ne donnera pas, lui répon- 
dit-on; venez demain, et vous aurez. Allons I 
sortez vite!... 

Mais le mendiant résistait; il ne voulait pas 
sortir, et, élevant davantage la voix, pour être 
entendu dans la salle du festin: 

— Au nom de Dieu, notre Sauveur, mort pour 
nous sur la croix, généreux seigneurs et chari- 
tables dames, jetez un morceau de pain à un 
pauvre malheureux près de mourir de faim!... 

Le seigneur, c'est-à-dire Jean L'Andouar, l'en- 
tendit, et, quittant la salle, il vint, outré de 
colère, et cria aux valets ; 

— Ne vous avais-je pas bien recommandé de 



DE LA BASSE-BRETAGNE IO9 

ne laisser entrer aucun mendiant ? Chassez-moi 
vite ce porte-haillons ! Détachez les chiens sur lui I 

On détacha les chiens ; mais ils ne firent aucun 
mal au vieux mendiant qui, du reste, se retira 
lentement. Jean L'Andouar retourna à la salle du 
festin. 

Peu après, comme on causait et riait gaîment, 
un beau carrosse tout doré et attelé de quatre 
chevaux superbes entra dans la cour, avec grand 
fracas, et dans le carrosse il y avait un roi ou tout 
au moins un prince tout brillant d'or et de pier- 
reries. Un domestique se rendit en toute hâte 
auprès du maître et lui dit : 

— Seigneur, venez vite recevoir un roi ou un 
prince qui vient d'entrer dans la cour, en grand 
équipage ! 

Tout le monde se leva de table, en entendant 
cela, car le valet, tout troublé, avait parlé à haute 
voix, et on courut aux fenêtres. 

— Qui donc ' peut être ce beau prince ? se 
demandait-on les uns aux autres. 

Personne ne le connaissait. 

Jean L' Andouar s'avança vers le carrosse, le cha- 
peau à la main, et, saluant le prince jusqu'à 
terre, il le pria de vouloir bien descendre et de 
lui faire l'honneur d'entrer dans sa maison. 

— Merci 1 répondit sèchement le prince sup- 
posé ; je ne descendrai ni entrerai dans votre mai- 



IIO LÉGENDES CHRÉTIENNES 



son. Je suis déjà venu ici, il n'y a qu'un instant^ 
en mendiant, et vous m'avez mal reçu ; vous avez 
même fait détacher vos chiens sur moi. A pré- 
sent, que je viens dans le costume et avec 
l'attirail d'un prince, vous venez me recevoir, le 
chapeau à la main, et me prier de vous faire 
l'honneur d'entrer dans votre maison. Mais ac- 
compagnez-moi d'abord à un endroit non loin 
d'ici, car j'ai quelque chose à vous dire. 

Et le prince, ou du moins celui que l'on pre- 
nait pour un prince, conduisit Jean L'Andouar 
sur la grand'lande où il coupait de l'ajonc, le jour 
de Noèl, et, arrivé là, il lui dit : 

— Avez-vous donc oublié, Jean L'Andouar, en 
quel état je vous ai rencontré ici? 

Jean se jeta à genoux et demanda pardon, d'un 
air suppliant et les mains jointes. 

— Vous m'aviez promis d'accueillir bien tous 
les malheureux qui se présenteraient à la porte 
de votre maison, et vous avez été dur et sans 
pitié pour le pauvre, jusqu'à détacher vos chiens 
sur lui I Hélas ! la prospérité vous a bien vite fait 
oublier votre première condition ! A présent, vous 
redeviendrez comme je vous trouvai ici, le jour 
que vous savez. Pourtant, avec un sincère repen- 
tir et en faisant dure pénitence, vous pourrez 
encore obtenir votre pardon ! 

L'inconnu disparut alors, et Jean L'Andouar se 



DE LA BASSE-BRETAGNE III 

retrouva sur la grand'lande, pauvre comme 
devant, et sa belle maison et tous ses biens dispa- 
rurent, et à leur place se trouva une misérable 
chaumière, aux murs d'argile et ouverte à tous les 
vents. 

Le mendiant couvert de haillons et le beau 
prince, c'était tout un, le bon Dieu lui-même. 

L'autre seigneur, celui qui fit travailler Jean 
L'Andouar le jour de Noël, c'était le diable ! 

(Conté par MargueriU Philippe.) 



III 

LES TROIS FILS, OU LA FÊTE 
DE SAINT JOSEPH. 

N bon fermier, nommé Joseph Nédélec, 
observait tous les ans la fête de saint 
Joseph, son parrain. Ce jour-là, on ne 
travaillait pas chez lui, et il assistait, avec tous les 
gens de sa maison, à une grand'messe qu'il fai- 
sait célébrer. Il avait trois fils. Une année, son 
fils aine tomba malade le jour de la fête de saint 
Joseph, et il mourut le lendemain. Il le regretta 




112 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

beaucoup et fit dire un grand nombre de messes 
à son intention. 

L'année suivante, son second fils tomba aussi 
malade le jour de la fête de saint Joseph, et mourut 
également le lendemain. Il en fut si affecté, qu'il 
faillit en perdre la raison. On disait dans le pays : 

— Voyez donc- ce qui est arrivé à Joseph 
"NédélecI A quoi lui sert de célébrer la fête de 
saint Joseph, son patron, puisque ses enfants 
tombent malades ce jour-là même, et meurent le 
lendemain? 

Si bien que Joseph Nédélec lui-même dit : 

— Eh bien! je ne célébrerai plus la fête de 
saint Joseph, puisqu'il me prend mes enfants. 

L'année qui suivit, quand vint le jour de la 
fête de son patron, Joseph Nédélec fit atteler les 
boeufs à la charrue dès le matin, et tous ses 
domestiques vaquèrent à leurs travaux, comme 
un jour ordinaire. Quant à lui, il monta sur sa 
haquenée blanche et se rendit à la ville voisine 
pour s'y divertir toute la journée. 

Il avait un bois à traverser. A peine eut-il fait 
quelques pas dans ce bois, qu'il aperçut un homme 
pendu à la branche d'un chêne, au bord de la 
route. 

— Quelque voleur, sans doute, à qui l'on a 
rendu la justice qu'il méritait, se dit-iL 

Mais, à mesure qu'il approchait du pendu, il 



DE LA BASSE-BRETAGNE JI3 

Il I - T 

trouvait qu'il ressemblait beaucoup à son fils 
aîné. Cela l'impressionna un peu ; il passa outre 
cependant. Un peu plus lom, il trouva un second 
pendu, au bord de la route, et celui-ci ressemblait 
à son second fils. 

— Qjie signifie ceci ? se dit-il. 

Il en fut très-érau, et il eut peur. Il tourna la 
bride à son cheval et revint sur ses pas. 

A peine fut-îl sorti du bois, qu'il rencontra un 
vieillard à la barbe longue et blanche, et qui lui 
parla de la sorte : 

— Bonjour à vous, Joseph Nédélec. 

— A vous pareillement, grand-père, répondit-il. 

— Attendez un peu ; n'allez pas si vite, je vous 
prie. N'avez-vous vu rien d'extraordinaire dans 
le bois ? 

— Non sûrement, si ce n'est pourtant deux 
pendus; des voleurs, sans doute. 

— Ne lés avez -vous donc pas reconnus? Les 
avez-vous bien regardés? 

— Oui, il m'a semblé qu'ils ressemblaient un 
peu aux deux fils que j'ai perdus. Mais mes 
pauvres enfants sont morts, l'un depuis deux 
ans, et l'autre il y a juste un an aujourd'hui. 

— Oui, et le troisième est en ce moment ma- 
lade sur son lit et près de mourir aussi. 

— Ma malédiction alors sur saint Joseph, qui 
m'enlève tous mes enfants ! 

8 



114 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Ne parlez pas de la sorte, Nédélec, car si 
saint Joseph vous a enlevé vos enfants, c'est pour 
leur bien et le vôtre, parce que vous observiez 
religieusement sa fête tous les ans. Vos enfants 
auraient mené une vie coupable et criminelle, s'il 
les eût laissés vivre ; ils auraient commis de 
grands crimes et auraient été pendus avant d'avoir 
atteint Tâge de vingt ans. Au lieu que, à présent^ 
ils sont dans le ciel, ils sont sauvés 1 Continuez 
d'observer religieusement la fête de votre patron 
saint Joseph, et vous vous en trouverez bien, un 
jour viendra. 

Le vieillard disparut alors dans le bois, et 
Joseph Nédélec retourna promptement à la mai-^ 
son. En y arrivant, il fit dételer les chevaux et les 
bœufs, et cesser tous les travaux. Puis il passa le 
reste de la journée à prier saint Joseph, son 
patron. 

. Son troisième fils, qui était près de mourir 
quand il arriva à la maison, était complètement 
guéri pour le lendemain matin. 

Joseph Nédélec continua, jusqu'à sa mort,, 
d'observer religieusement la fête de saint Joseph. 

Le vieillard qu'il avait rencontré, au sortir du 
bois, était le bon Dieu lui-même (i). 

(Conii par Marguerite Philip.) 
^i) A rapprocher de la Pauvrt vieille mère, des frères Grimm^ 



DE LA BASSE-BRETAGNE II5 




IV 



LE BON DIEU ET LA SAINTE VIERGE 
PARRAIN ET MARRAINE. 

(première version) 

|L y avait une fois un pauvre homme et 
une pauvre femme, gens craignant Dieu 
et qui avaient beaucoup d'enfants. Il leur 
en vint cependant un de surcroît, et les voilà bien 
embarrassés de lui trouver un parrain et une mar- 
raine. L'homme passa sa veste des dimanches, 
prit son penn-ha^y se signa avec de Teau bénite, 
et il se mit ensuite en route, à la recherche de 
deux personnes charitables qui voulussent bien 
tenir son nouveau-né sur les fonts baptismaux 
pour recevoir Teau du baptême. Il n'alla pas loin 
qu'il rencontra un vieillard vénérable, à la barbe 
longue et blanche. 

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme? lui 
demanda le vieillard. 

— Ma femme vient de me donner encore un 
enfant, et je vais chercher un parrain et une mar- 
raine pour le faire baptiser. Mais, hélas 1 j'ai eu 
tant d'enfants, que presque tous mes voisins 



Il6 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

m'ont déjà assisté, en pareille occasion, et je ne 
sais plus à qui m'adresser. 

— Eh bien 1 retournez à la maison, car je serai 
le parrain de votre enfant nouveau-né, et je me 
charge de lui procurer aussi une marraine. Trou- 
vez-vous demain dans l'église de votre paroisse, 
à l'heure de midi, et amenez l'enfant ; son par- 
rain et sa marraine y seront à l'attendre. 

L'homme revînt chez lui, tout joyeux de sa 
rencontre. 

— As-tu donc trouvé si vite un parrain et une 
marraine? lui demanda sa femme, en le voyant 
rentrer. 

— Oui, femme, j'ai trouvé parrain et marraine, 
répondit-il. 

— Qjii sont-ils donc? 

— J'ai rencontré en mon chemin un vieillard 
à la barbe longue et blanche qui avait bien bonne 
mine, et il s'est offert pour être le parrain de 
notre enfant, et il a promis de nous procurer 
aussi une marraine. 

— Comment 1 Jean, un homme que tu ne con- 
nais pas ! Encore, s'il a bonne mine, comme tu 
le dis, et si c'est un honnête homme I 

— Pour cela, oui, il a bonne mine, et ce doit 
être un honnête homme, ou je me trompe bien. 

Le lendemain, vers onze heures, le père se 
rendit au bourg avec son enfant et une femme 



DE LA BASSE-BRETAGNE II7 

j 

qui le portait. C'était tout le cortège. A midi 
sonnant, ils entraient dans l'église. Le vieillard à 
la barbe blanche les y attendait avec une belle 
dame. L'enfant fut baptisé et nommé Emma- 
nuel. 

En sortant de l'église, le parrain donna plu- 
sieurs pièces d'or au père et lui dit : 

— Retournez tout droit à la maison, sans en- 
trer dans aucune auberge. Vous achèterez du pain 
blanc, de la viande et du vin, et ne laisserez man- 
quer de rien ni la mère ni l'enfant; voici de l'ar- 
gent ; nous irons vous voir sans tarder. 

Le parrain et la marraine s'en allèrent ensemble, 
et Jean s'en retourna à la maison avec son enfant 
et la femme qui le portait, et chargé de provisions. 
Ce soir-là, l'on soupa bien dans sa pauvre chau- 
mière, ce qui n'était pas arrivé depuis longtemps, 
et l'on fut joyeux. 

Au bout de quelque temps, le vieillard à barbe 
blanche vint voir son filleul. 

— Comment va mon filleul Emmanuel? de- 
manda-t-il. 

— Il vient très-bien, répondit le père. 

— Jésus, monseigneur, dit la mère, c'est donc 
vous qui êtes le parrain d'Emmanuel? Que j'ai 
de joie de vous voir,, et que nous vous sommes 
reconnaissants 1 

Le vieillard embrassa tous les enfants et leur 



Il8 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



donna à chacun une pièce d'or, et, comme il se 
disposait à partir, la mère lui dit : 

— Nous serions heureux de voir aussi la mar- 
raine. 

— Eh bien ! elle viendra dans quelques jours, 
répondit-il. 

Puis il s'en alla. 

La marraine vint, en effet, trois jours après. 
Elle avait aussi bien bonne mine. Elle caressa et 
embrassa tous les enfants, et donna de l'argent à 
leur mère pour leur acheter à chacun un habit 
neuf. Elle en donna encore pour envoyer Emma- 
nuel à l'école. 

L'enfant fut envoyé à l'école, chez des moines 
qui étaient dans le voisinage, et il apprenait tout 
ce qu'il voulait ; de plus, il était d'un caractère 
doux, aimant et docile, et ses maîtres étaient très- 
contents de lui. 

Quand il fut arrivé en âge de faire ses pre- 
mières pâques, comme il s'en revenait seul à la 
maison, la veille de ce beau jour, il rencontra sa 
marraine sur sa route, et elle lui parla de la sorte : 

— Demain, mon enfant, sera un bien beau 
jour pour vous et pour moi aussi. Je serai dans 
l'église pour assister à votre première commu- 
nion. Vous me verrez, mais nul autre que vous 
ne me verra. Ne vous étonnez pas de cela ; plus 
tard, vous en saurez la raison. 



DE LA BASSE-BRETAGNE II9 

Et die embrassa l'enfant et disparut. 

Le lendemain, Emmanuel, proprement vêtu et 
tenant à la main un beau cierge, était dans 
l'église de sa paroisse, assistant à la grand'messe, 
parmi les autres enfants de son âge. Tout à coup, 
au momept de communier, sa marraine apparut 
devant lui, le regardant et lui souriant. Elle était 
si belle, si éclatante, que toute l'église en était 
illuminée. 

Quand la messe fut terminée, le recteur invita 
Emmanuel à dîner au presbytère, avec quelques- 
uns de ses camarades parmi les plus sages. 

Avant la fin du repas, une dame parut dans la 
salle, venue on ne sait comment, et visible à tous, 
cette fois. Elle était si belle, qu'elle éclairait tout 
autour d'elle, comme le soleil béni du bon Dieu. 
Le recteur, troublé par cette apparition, resta muet 
d'étonnement quelque temps, puis il invita la dame 
à s'asseoir : 

— Merci ! répondit-elle ; je viens chercher mon 
filleul Emmanuel. 

— C'est donc vous, madame, qui êtes la mar- 
raine d'Emmanuel ? 

— Oui, je suis sa marraine, et je viens le 
chercher pour venir avec moi au paradis, où il 
trouvera aussi son parrain. 

Et elle prit Emmanuel par la main, et ils dis- 
parurent sans qu'on pût savoir comment. 



120 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Cette belle dame était la sainte Vierge Marie^ 
qui était venue prendre son fiUeul pour Temmener 
avec elle au ciel. 

(Conté par Catherine LeBir, mendiante, 
de Louargat, Cétes-du-Nord.) 



r'iî.'v- 



V 



LE DIABLE ET LA SAINTE VIERGE 
PARRAIN ET MARRAINE. 

(seconde version) 

|N jour, un pauvre homme, un sabotier^ 
dit-on, se mit en route de bon matin 
pour chercher parrain et marraine pour 
un fils qui lui venait de naître. C'était son neu- 
vième enfant, et déjà, en pareil cas, il avait eu 
recours à presque tous ses voisins. Et puis, tout 
le monde ne se soucie pas de nommer les enfants 
des pauvres ; ceux des riches, c'est différent. 

Il était triste et soucieux, et craignait d'essuyer 
un refus, là où il allait s'adresser. Chemin faisant, 
il rencontra un seigneur inconnu, bien mis, pa- 




DE LA BASSE-BRETAGNE 121 

' ' ■ ■■ 

raissant riche, mais qu'il n'avait jamais vu dans 
le pays. 

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme, lui 
demanda l'étranger, et pourquoi êtes-vous si 
triste? 

— Si je suis triste, monseigneur, répondit le 
pauvre homme, c'est que j'ai bien raison de 
l'être. . 

— Voyons, dites-moi ce que c'est, et peut-être 
pourrai-je vous être utile. 

— Ma femme vient encore d'accoucher, et je 
vais chercher parrain et marraine pour le nouvel 
enfant que Dieu nous envoie ; mais, comme c'est 
le neuvième, je ne sais plus à quelle porte aller 
frapper. 

— Eh bien ! si ce n'est que cela, tranquillisez- 
vous; je serai le parrain de votre enfant. Assurez- 
vous d'une marraine, puis trouvez-vous demain 
matin, à dix heures, avec la marraine et l'enfant, 
dans le porche de l'église de la commune, et je 
vous y rejoindrai.* A demain donc, et comptez 
sur moi. 

Et l'inconnu s'en alla. 

Le sabotier continua sa route, un peu moins 
triste, et se félicitant de sa rencontre. 

— Cet étranger doit être riche, se disait-il en 
lui-même, et ce sera, sans doute, un bon parraia 
pour mon enfant. 



122 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Comme il marchait, rêvant ainsi, il se trouva 
tout d'un coup en présence d'une belle dame 
qu'il n'avait jamais vue non plus, mais, qui lui 
parut aussi douce et bonne qu'elle était belle. 

— Bonjour, mon ami, lui dit l'inconnue. 

— Bonjour, madame, répondit l'homme, un 
peu troublé. 

— Je sais que votre femme vient de vous 
donner un neuvième enfant, et que vous lui cher- 
chez une marraine ; je sais aussi que vous avez 
déjà trouvé un parrain. N'allez pas plus loin, car 
je servirai de marraine à votre enfant, et demain 
matin, à dix heures, je me trouverai dans le 
porche de l'église, où le parrain vous a donné 
rendez- vous. Soyez-y donc avec le nouveau-né, 
et retournez à présent à la maison, auprès de 
votre femme. 

La belle dame disparut alors dans un bois, au 
bord de la route, et le sabotier, content et joyeux, 
s'en retourna à sa hutte et raconta à sa femme 
ses deux rencontres. Ils se réjouirent tous les 
deux de l'aventure et attendirent avec impa- 
tience. 

 dix heures, le lendemain matin, chacun fut 
exact au rendez-vous, et l'enfant fut baptisé par 
le vieux recteur de la paroisse et reçut le nom de 
Robert. Le parrain donna au père plein son cha- 
peau de pièces d'or toutes neuves et luisantes, et 



DE LA BASSE-BRETAGNE I23 

lui recommanda d'avoir soin de son filleul et de 
l'envoyer à l'école. Qjiand il aurait douze ans, il 
viendrait le prendre, pour l'emmener avec lui à 
son château, afin d'y achever son éducation. 

La marraine insista pour qu'on lui apprît de 
bonne heure à prier, à être dévot à la sainte 
Vierge surtout, à respecter ses parents et à vivre 
dans la crainte de Dieu. Elle donna aussi au sabo- 
tier une nappe nourricière, qui lui procurerait à 
souhait la nourriture du corps et ne le laisserait 
manquer de rien, lui et sa famille. 

Puis le parrain et la marraine s'en allèrent, 
mais non ensemble, suivant chacun une direction 
opposée. 

Dès ce moment, l'aisance et le bonheur entrè- 
rent dans la hutte du sabotier, et un changement 
si subit et si complet intrigua les habitants de la 
commune et leur fit même des jaloux. 

L'enfant venait bien. Il était bien constitué et 
intelligent. Q.uand il eut six ans, le recteur de la 
paroisse commença de lui faire l'école, et il faisait 
des progrès rapides et apprenait tout ce qu'on lui 
montrait. Ses parents l'avaient voué à la sainte 
Vierge, et il allait tous les jours prier avec eux ou 
seul, dans une vieille chapelle qui se trouvait 
dans leur voisinage. Sa marraine lui apparaissait 
souvent dans cette chapelle, et elle lui donnait de 
bons conseils et l'exhortait à être dévot à la sainte 



124 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

Vierge, qui ne l'abandonnerait pas, dans le dan- 
ger,.. Et elle le regardait d'un air triste et 
doux, et peu s'en fallait qu'elle ne pleurât. Ces 
entretiens avec sa marraine étaient remplis de 
charme pour Robert, et dès qu'il avait un mo- 
ment à lui, il courait à la chapelle. 

Quant à son parrain, depuis le jour du bap- 
tême, on ne l'avait pas revu, et il paraissait se 
souder assez peu de son filleul. 

Cependant, l'enfant courait vers ses douze ans. 
Un soir qu'il était seul dans la chapelle, priant 
devant l'image de la sainte Vierge, selon son 
habitude, sa marraine lui apparut, plus triste que 
d'ordinaire, et lui parla de la sorte : 

— Courage, mon enfant; n'oubliez pas la 
mère de Dieu, et elle, à son tour, ne vous ou- 
bliera pas, dans le danger. Car il est temps de 
vous l'apprendre, vous êtes menacé d'un grand 
danger, et cela de la part de votre parrain. Votre 
parrain, mon pauvre enfant, n'est pas un honnête 
homme, et il faut vous en méfier et ne lui obéir 
qu'après m'avoir demandé conseil. Vous le verrez 
sans doute aujourd'hui, et il vous dira de ne pas 
m' obéir et de ne prendre conseil que de lui ; mais, 
ne r écoutez pas, et restez-moi toujours fidèle. 

Et ayant ainsi parlé, elle disparut, et des larmes 
paraissaient briller dans ses yeux. 

Robert fut troublé de ce qu'il venait d'entendre, 



DE LA BASSE-BRETAGNE 12$ 

et il pria, ce jour-là, plus tard que d'ordinaire. 
Comme il s'en retournait à la maison, rêveur et 
pensif, il rencontra un seigneur inconnu et qui lui 
fit peur, à première vue. C'était son parrain. 

— Bonsoir, înon filleul, lui dit l'étranger ; 
comme te voilà déjà un grand et beau garçon!... 
Il est vrai que tu vas avoir douze ans, et tu sais 
sans doute (car ton père a dû te le dire) qu'il est 
convenu entre nous, ton père et moi, que le jour 
où s'achèvera ta douzième année, tu viendras avec 
moi, pour que je termine ton éducation. 

Et comme l'enfant le regardait d'un air effaré 
et paraissait avoir peur : 

— Ne crains rien, mon enfant, ajouta-t-il, car 
je t'aime bien, et dans mon château, tu seras 
beaucoup mieux que chez ton père, et tu y trou- 
veras à souhait tout ce que tu pourras désirer : 
bonbons, jouets... enfin, rien ne t'y manquera. 
Ne veux-tu pas venir chez ton parrain, dis? 

Et il voulut l'embrasser. Mais l'enfant fit la 
moue, détourna la tête et dit : 

— Ma marraine m'a dit de ne pas vous 
écouter. 

— Ta marraine? Mais tu la connais donc, ta 
marraine? 

— Oui, et je la vois souvent, quand je vais 
faire ma prière devant l'image de la sainte Vierge, 
dans la chapelle, et elle me dit d'être sage. 



126 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



d*aimer le bon Dieu et la sainte Vierge, et elle 
nous vient en aide, car elle nous a donné une 
nappe nourricière qui nous fournit tout ce que 
nous désirons à manger et à boire, au lieu que 
vous, si vous êtes bien mon parrain, comme 
vous le dites, vous ne vous souciez guère ni de 
votre filleul, ni de son père et sa mère, car vous 
ne venez jamais nous voir. 

— Eh bien ! je te défends d'aller désormais à 
la chapelle où tu vois ta marraine, et prends 
garde de me désobéir... Du reste, bientôt tu vien- 
dras avec moi à mon château ; ton père le sait 
bien, et ta marraine aussi, et elle n'y peut rien. 

Et il s'en alla, l'air fort mécontent. 

Robert ne répondit rien à cette menace ; mais 
il était bien résolu à continuer d'aller à la cha- 
pelle, comme devant. 

Et en effet, comme il s'y rendait, le lendemain, 
selon son ordinaire, il rencontra sur sa route son 
parrain, qui lui dit avec colère : 

— Je t'ai défendu de retourner à cette cha- 
pelle ! 

L'enfant se mit à courir, et, comme il n'avait 
plus que quelques pas à faire pour atteindre la 
chapelle, il parvint à y entrer, tandis que son 
parrain, n'osant le poursuivre jusque-là, restait 
dehors à maugréer et à tempêter. La marraine l'y 
attendait, et il lui raconta tout. 



DE LA BASSE-BRETAGNE \TJ 

— Courage ! lui dit-elle, et nous finirons par 
triompher de l'ennemi. Continuez de venir me 
voir tous les jours, malgré ce que pourra vous 
dire votre parrain. Votre père, hélas! a pro- 
mis de vous livrer à lui, quand vous aurez atteint 
Tâge de douze ans, et il faut que la promesse 
s'accomplisse. Dans quelques jours, le terme sera 
échu, et il viendra vous réclamer. Mais venez ici, 
de bon matin, avant le lever du soleil, et je ferai 
ce qu'il faudra pour vous arracher à Tennemi. 

— Mais qu'est-ce donc que mon parrain, mar- 
raine, pour être si méchant? 

— Vous le saurez plus tard, mon enfant. En 
attendant, restez-moi toujours fidèle, et faites tout 
de point en point comme je vous le dirai. 

— Je le ferai, ma bonne marraine, soyez-en 
bien sûre. 

Et la marraine et le filleul se séparèrent 
là-dessus. 

La veille du jour fatal, la mère dit à son fils 
avec tristesse : 

— Demain, mon fils, ton parrain doit venir te 
chercher, pour t'emmener avec lui à son château, 
et peut-être serons-nous longtemps sans nous 
revoir. 

— Je le sais, ma mère, répondit Robert ; mais 
ne vous en inquiétez pas trop, et ayez, comme 
moi, confiance dans ma marraine, qui veille tou- 



128 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



jours sur nous et ne m'abandonnera pas, à Theure 
du danger. Demain matin, de bonne heure, avant 
le lever du soleil, nous irons ensemble à la cha- 
pelle, pour nous mettre sous sa protection, et 
aussi sous celle de la mère de Dieu. 

La mère approuva fort l'idée de son fils, et le 
lendemain, ils étaient tous les deux dans la cha- 
pelle, bien avant le lever du soleil, agenouillés 
devant l'image de la sainte Vierge, et l'implorant 
avec ferveur. Cependant, Robert ne voyait pas 
venir sa marraine, comme à l'ordinaire, et cela 
l'inquiétait. Ils redoublèrent de prières, à genoux, 
sur les dalles froides et nues, et la marraine ne 
venait toujours pas, et Robert commençait à avoir 
peur. Soudain, ils entendirent au dehors une 
voix qui leur glaçait le sang et qui criait : 

— Robert! Robert!... c'est ton parrain qui 
vient te chercher, car le moment est venu... Sors 
vite de là, et viens avec moi!... 

Mais Robert ne répondait pas. Sa mère et lui, 
dans les bras l'un de l'autre et confondant leurs 
larmes, invoquaient la mère de Dieu, mettant en 
elle tout leur espoir. Cependant ils entendaient 
un grand bruit au dehors, avec des menaces, des 
blasphèmes, des malédictions. Puis la même voix 
criait encore, effrayante et plus pressante : 

— Robert!... sors vite, ou j'emporte ton père à 
ta place!... 



DE LA BASSE-BRETAGNE I29 

^__^ I _^ — ^ 

Robert jeta un dernier regard autour de lui, 
xJierchant toujours sa marraine, et ne Tapercevant 
pas, éperdu de douleur, il s* écria : 

— Adieu ! ma mère ! 

Et il se dirigea vers la porte. Mais sa mère 
se traînait à ses pieds et s'attachait à ses habits 
«n criant: 

— Ne sors pas, mon fils ; reste, reste ici, sous 
la protection de la mère de Dieu ! 

— Robert! Robert!... J'emporte ton père, si 
tu ne viens pas à l'instant I... cria encore son par- 
rain, dehors. 

Robert fit un nouvel effort pour sortir ; mais sa 
mère se précipita devant lui, sortit elle-même et 
referma la porte sur son fils. 

— Où est mon filleul? Il me le faut! lui cria 
l'étranger, furieux et effrayant à voir. 

— Il est là-dedans, dit-elle, en montrant la 
chapelle. 

— Dis-lui de sortir vite, pour que je l'emporte, 
car il m'appartient. 

— Non, je ne lui dirai pas de sortir ; allez le 
chercher là-dedans, si vous l'osez. 

Et le diable (car c'était le diable), furieux et 
rugissant, tournait autour de la chapelle, en pous- 
sant des cris épouvantables ; mais il n'osait pas y 
entrer. 

— Eh bien ! liurla-t>il enfin, puisqu'il en est 

9 



IJO LÉGENDES CHRÉTIENNES 

ainsi, j'emporte le père et la mère, et ils seront 
damnés pour Téternité I . . . 

En entendant ces derniers mots, Robert sortit 
et dit : 

— Me voici ! 

— Il était temps ! cria Tautre ; viens vite en 
croupe sur mon cheval, et partons 1... 

Et le diable s'avança pour mettre la main sur 
lui i mais, en ce moment, la marraine se dressa 
soudain entre le filleul et le parrain, et elle dit à 
ce dernier, d'un air d'autorité irrésistible : 

— Ne touchez pas à cet enfant I . . . 

Le démon poussa un cri épouvantable, re- 
monta à cheval et disparut, au milieu du tonnerre 
et des éclairs. 

Alors la marraine dit à son filleul : 

— Retournez à la maison, à présent, avec votre 
père et votre mère, et ne craignez plus rien. 

— Venez aussi avec nous, marraine, dit Robert. 

— Je n'irai pas avec vous, mon enfant; mais^ 
quand vous serez encore en danger, j'arriverai 
pour vous protéger. Allez donc, et ayez confiance 
en moi. 

Et ils se dirigèrent tous les trois vers leur habi- 
tation. Mais leur ennemi les guettait, caché au. 
bord de la route. Il se précipita sur Robert et vou- 
lut le mettre sur son cheval, pour l'emporter. , 
L'enfant résista, cria et appela sa marraine : 



DE LA BASSE-BRETAGNE 131 

I 

— Je ne veux pas aller avec vous. Ma mar- 
raine I ma marraine I venez vite à mon secours I . . . 

La marraine arriva à Tinstant et arracha l'en- 
fant au ravisseur. 

— Cet enfant est à moi, et je le veux! cria le 
parrain, furieux. 

— Venez donc le prendre, répondit la marraine 
avec calme. 

Et il hurlait et écumait de rage; mais il n'osait 
toucher ni à Tenfant, ni à sa protectrice. Il lui 
fallut encore céder, et il s'enfuit, en faisant un 
vacarme épouvantable. 

— A" présent, mon enfant, vous viendrez avec 
moi, dit alors la marraine à Robert. 

Puis, s'adressant à son père et à sa mère : 

— Et vous, retournez à la maison, bonnes 
gens, et soyez sans crainte au sujet de votre fils, 
car je ne l'abandonnerai pas. 

Le père et la mère rentrèrent chez eux, et 
Robert suivit sa marraine, qui le conduisit à la 
chapelle. Là, elle lui parla de cette façon : 

— Tout n'est pas fini, mon enfant, et il vous 
reste encore une épreuve difficile à subir. Il vous 
faudra, à présent, aller jusqu'au château de votre 
parrain, puisque votre père a eu l'imprudence ' 
de lui promettre que vous y iriez, quand vous 
auriez atteint l'âge de douze ans, et le moment 
est venu. Votre parrain, mon pauvre enfant, est 



132 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

le diable, et si vous manquiez à ia parole donnée, 
ce serait votre père lui-même qui serait obligé 
d'aller en enfer à votre place. 
L'enfant frémit en entendant ces paroles. 

— Pourtant, ne craignez rien, continua sa mar- 
raine; faites tout comme je vous dirai; ayez con- 
fiance en moi, . qui ne vous abandonnerai pas 
dans le danger, et vous sauverez votre père et 
vous-même, et d'autres personnes encore. 

Puis elle le conduisit derrière l'autel, lui fit voir 
l'entrée d'un souterrain qui pénétrait dessous et 
lui dit : 

— Entrez là, dans ce souterrain ; suîvez-le 
jusqu'au bout, et quoi que vous puissiez voir et 
entendre, ne perdez pas courage; je serai tou- 
jours à vos côtés, pour empêcher qu'il vous arrive 
du mal, bien que vous ne me voyiez pas. 

Robert entra en tremblant dans le souterrain. 
Mais â peine y eut-il fait quelques pas qu'il cria : 

— J'ai peur, marraine!... Il fait trop noir ici; 
je n'y vois goutte. 

— Allez toujours, mon enfant; invoquez la 
sainte Vierge, et elle vous donnera le courage 
nécessaire. ' 

Et il récita un Ave Maria et n'eut plus peur, 
et marcha alors résolument. Il arriva â l'extré- 
mité du souterrain et y vît un château rempli de 
feu et de flammes, et d'où sortaient des cris, des 



DE LA BASSE-BRETAGNE 133 

imprécations, des blasphèmes, un vacarme épou- 
vantable 1 Son parrain l'aperçut qui n'osait plus 
avancer, et il courut au devant de lui. 

— Ah! te voilà donc enfin, mon filleul. Tu 
as bien fait de venir; entre, et sois le bien- 
venu. 

— Il faut tenir la parole donnée, répondit 
Robert, et je suis venu, pour dégager celle de mon 
père. 

— Fort bieni Viens donc que je te fasse visiter 
mon royaume. 

Et son parrain, qui était le maître de ces lieux, 
le promena dans cet immense château aux nom- 
breux compartiments, tous remplis de feu et de 
flammes, et où des diables hideux tourmentaient 
les pauvres âmes des réprouvés. 11 vit des sup- 
plices et des tortures de toute sorte ; il vit des 
damnés qui se tordaient, et qui hurlaient dans des 
étangs de poix bouillante et des rivières de plomb 
fondu. Et ils maudissaient les plaisirs, les passions 
et les vanités du monde, cause de leur damna- 
tion, et blasphémaient Dieu, et l'appelaient tyran 
et bourreau. Robert frémissait d'horreur et dé- 
tournait la tête, et bientôt il cria : 

— Assez I assez! Je veux m'en aller d'ici!... 
Et il essaya de s'enfuir et de retourner sur la 

terre. Mais son parrain s'y opposa, et il se mit 
alors à crier : 



134 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Ma marraine ! ma bonne marraine, venez 
vite à mon secours 1 

Aussitôt sa marraine se trouva à côté de lui, 
blanche et radieuse, et calme, dans ces lieux rem- 
plis de ténèbres, de supplices et de douleurs. Et 
soudain, les damnés cessèrent de souffrir, et aux 
cris, aux imprécations, aux hurlements affreux 
succédèrent un grand calme et un grand silence, 
et le diable alla se cacher au fond de la plus pro- 
fonde de ses fournaises ardentes. 

— Prenez le pan de ma robe, mon enfant, dit 
alors la marraine à Robert, et allons-nous-en, 
car la promesse de votre père, est maintenant 
accomplie, puisque vous êtes venu trouver votre 
parrain dans son château, où il n'a pas pu vous 
garder. 

Robert prit le pan de la robe de sa marraine, et 
celle-ci, l'entraînant à sa suite, s'envola à travers 
les ténèbres, comme un ange blanc, laissant après 
elle une longue traînée de lumière. Dès qu'ils 
furent partis, les supplices, les tortures, les cris, les 
imprécations et les blasphèmes recommencèrent 
de plus belle. 

Robert se retrouva bientôt dans la chapelle, 
avec sa marraine, et celle-ci lui parla alors de 
cette façon : 

— Te voilà heureusement revenu de ton 
voyage dans l'enfer, mon enfant, et ton parrain 



DE LA BASSE-BRETAGNE I35 

n'a plus aucun pouvoir ni sur toi ni sur ton père. 
Mais il te faut encore aller en purgatoire. Ne crains 
rien; ce second voyage ne sera pas aussi pénible 
que le premier, et aie toujours confiance en moi, 
<et je ne t'abandonnerai pas, au moment du danger. 
£t elle le fit descendre dans le même sou- 
terrain, sous l'autel, et il arriva sans encombre au 
purgatoire. Là, il vit encore des malheureux sup- 
pliciés et torturés de toutes les façons, et en 
grand nombre, de tous les âges et de toutes les 
conditions, même des papes, desévêques et des 
prêtres. Pourtant, ils paraissaient souffrir moins 
que ceux qui étaient dans l'enfer, et ils étaient 
moins horribles à voir. Il reconnut parmi eux son 
grand-père et sa grand'mère, décédés depuis 
quelque temps. Et ils tendaient leurs mains sup- 
pliantes vers lui et lui criaient : 

— Délivrez-nous ! délivrez-nous d'ici ! 

A cette vue, il fut sur le point de défaillir. 

— Hélas 1 leur dit-il, je ne puis vous délivrer 
moi-même, mais je prierai ma marraine de le 
faire. 

— Qjii est donc ta marraine ? 

— Je ne le sais pas bien ; mais elle est très- 
puissante, elle fait tout ce qu'elle veut. 

Il revint alors sur ses pas, triste et pensif, mais 
sans éprouver d'obstacle, cette fois, et il se re- 
trouva dans la chapelle. Sa marraine l'y atten- 



136 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

dait. Il lui raconta tout ce qu'il avait vu et en- 
tendu, et lui demanda si elle ne pouvait pas 
délivrer son grand-père et sa grand*mère. 

— Avant cela, lui répondit-elle, tu dois faire 
un troisième voyage, mais dans lequel je t'ac- 
compagnerai, cette fois« et qui sera beaucoup 
moins pénible et moins désagréable que les deux 
autres. Je veux, à présent, te faire visiter aussi 
ma demeure. 

Et elle le conduisit dans le paradis. Comme 
c'était différent des lieux ténébreux et maudits 
qu'il avait visités précédemment! Ici, tout était 
lumière, chants, mélodies, parfums délicieux^ 
joie et bonheur I... 

Sa marraine le présenta au bon Dieu, qui le 
reçut en souriant et lui dit : 

— Soyez le bienvenu, heureux protégé de ma. 
mère I 

Et ce fut alors seulement qu'il reconnut que sa 
marraine était la sainte Vierge. 

Celle-ci l'envoya bientôt après au purgatoire 
pour y chercher son grand-père et sa grand'mère, 
qu'il y avait vus, lors de son premier voyage. Il 
y alla tout joyeux et les ramena, heureux et 
chantant les louanges du Seigneur. 

Son père et sa mère vinrent aussi les rejoindre 
bientôt après, et ils se trouvèrent ainsi réunis 
dans le royaume de Dieu. 



DE LA BASSE-BRETAGNE I37 

Ceci montre, bonnes gens, combien il est dan- 
gereux de prendre pour parrain le premier venu. 

(Conté par Rose Ktrambrun, Prat (Cdtet-dihNord), août 187 j.y 



-t-'îyO'"»- 




VI 

JÉSUS-CHRIST ET LE BON LARRON, . 

|OSEPH et Marie fuyaient vers TÉgypte avec 
leur enfant, l'enfant Jésus, pour le sous- 
traire à redit du cruel Hérode, qui ordon- 
nait le massacre de tous les nouveau-nés, dans la 
Judée. La mère et l'enfant étaient montés sur un 
âne ; le père les précédait de quelques pas, et ils 
allaient ainsi, comme de pauvres gens qu'ils 
étaient, mettant toute leur confiance dans la pro- 
tection de Dieu. 

Une nuit, ils furent surpris par un violent orage : 
éclairs, tonnerre et pluie torrentielle. Us frap- 
pèrent à la porte de la première habitation qu'ils 
rencontrèrent et demandèrent T hospitalité pour 
la nuit. La maison avait bonne apparence et pa- 
raissait habitée par des gens à Taise, sinon riches. 



138 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

Une femme vint ouvrir et répondit à leur de- 
mande : 

— Je ne puis vous loger, mes pauvres gens, 
•car mon mari est un brigand inhumain et cruel, 
bien connu dans le pays, et si je vous reçois, 
quand il rentrera, il vous jettera à la porte et 
vous maltraitera peut-être. 

— Ayez pitié de notre simation, dit alors 
Marie, et surtout de ce pauvre petit enfant qui 
périra, sans doute, s'il nous faut passer la nuit 
dehors. Voyez le temps aHreux qu'il fait ! 

— Je vous plains de tout mon cœur, et je vou- 
drais pouvoir vous venir en aide; mais, je vous 
le répète, je crains l'accueil que vous ferait mon 
mari. 

— Nous aimons mieux courir la chance d'être 
mal accueillis par votre mari que rester dehors 
par un pareil temps; notre pauvre innocent en 
mourrait sûrement. 

Et la mère pressait son enfant contre son cœur. 

— Entrez alors, dit la femme du brigand, et 
Dieu vous protège ! 

Et ils entrèrent. 

Le brigand arriva presque aussitôt, et, en 
voyant les hôtes de sa femme, il lui demanda : 

— Qui sont ces gens, femme ? 

— Ce sont des pauvres gens surpris par l'orage 
et qui m'ont demandé l'hospitalité, pour une nuit 



DE LA BASSE-BRETAGNE 139 

seulement. J'ai eu pitié d*eux, surtout de leur 
petit enfant, qui serait mort de froid, s'il leur 
avait fallu passer la nuit dehors. 

— Ah I il y a aussi un petit enfant? Voyons-le. 
Et ayant examiné Tenfant, que la mère cachait 

dans son sein, il dit : 

— Un fort bel enfant, en vérité I Mais comme 
il est mouillé et tremble de froid, le pauvre 
petit I Qjue l'on fasse du feu, vite, pour le 
réchauffer ! Il faut le laver avec de l'eau chaude et 
lui donner des langes frais. 

Et la femme du brigand, tout étonnée de voir 
son mari devenu subitement si humain et si 
compatissant, fit faire du feu par une esclave et 
chauffer de l'eau. Puis elle donna du linge fin et 
frais à la mère pour envelopper son enfant. 

Marie s'approcha du feu, lava son fils dans un 
bassin rempli d'eau tiède et l'emmaillotta ensuite 
bien chaudement. Le brigand la regardait faire en 
souriant, et tout étonné de sentir son cœur 
s'amollir et de ne pouvoir lever les yeux de des- 
sus cet enfant. 

Le brigand avait un fils de cinq à six ans, mais 
qui était rongé par la lèpre. Il s'était aussi appro- 
ché des étrangers, et, comme son père, il contem- 
plait en silence Penfant Jésus assoupi. Marie le 
remarqua et dit : 

— Votre fils paraît bien malade. 



140 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Hélas ! répondit le père, le pauvre enfant est 
lépreux, et voilà ce qui fait mon désespoir. J'ai 
consulté tous les savants du pays, médecins et 
magiciens, et je les ai comblés d'or, car ce n'est 
pas là ce qui me manque; mais ils ont eu beau 
frictionner l'enfant avec toutes sortes d'onguents 
et d'herbes, et réciter maintes formules^ secrètes, 
son état n'a fait qu'empirer tous les jours, et 
tout son corps ne sera bientôt qu'une mer de 
lèpre (i). 

— Le pauvre enfant ! dit Marie, en le regardant 
avec compassion; eh bien, lavez-le dans l'eau où 
j'ai lavé mon fils, et peut-être cela lui fera-t-il 
du bien. 

— C'est inutile, répondit le père, après tout ce 
que nous avons déjà fait. 

— Faites ce que je vous dis, je vous en prie, 
insista de nouveau Marie, et ayez confiance : 
Dieu est grand. 

La femme du brigand lava son enfant dans 
l'eau qui avait servi à laver l'enfant de Marie, puis 
elle l'enveloppa dans du linge frais et le coucha 
chaudement dans son lit. 

Le lendemain matin, Joseph et Marie s'affré- 
taient à partir avec leur enfant. 



(z) Eur mor eu:^ a laourtiis, suivant la poétique expression de 
ma conteuse. 



DE LA BASSE-BRETAGNE I4I 

• 

— Comment est votre fils ce matin ? demanda 
Afarie à la femme du brigand. 

— Je suis- guéri I je suis guéri I cria Tenfant, 
en entendant ces paroles. 

Et, en effet, il sauta hors de son lit, dispos et 
bien portant, et n'ayant plus la moindre marque 
de lèpre sur le corps. 

Le père et la mère restèrent quelque temps 
immobiles et muets d'étonnement et de bonheur; 
puis ils prièrent leurs hôtes d'accepter une cas- 
sette pleine d'or et de pierres précieuses qu'ils 
leur présentèrent. Mais Marie refusa en disant : 

— Nous sommes encore vos obligés et vos 
débiteurs ; mais un jour viendra où mon fils saura 
reconnaître le service que vous nous avez rendu. 

Et ils partirent et continuèrent leur route vers 
l'Egypte. 

— Ces pauvres gens ! dit alors le brigand ; ils 
ont bon cœur ; mais comment se fait-il qu'ils 
n'ont voulu rien accepter pour le service qu'ils 
nous ont rendu, et qu'ils parlent encore de 
nous récompenser un jour, pauvres comme ils le 
sont? 

— Dieu est grand 1 dit la femme, pour toute 
réponse. 

Environ trente-deux ans plus tard, Notre-Sei- 
gneur Jésus-Christ fut condamné à mourir sur 



142 LIÊGENDES CHRÉTIENNES 



une croix, entre deux larrons. Le brigand ou 
larron 'de qui nous venons de parler avait conti- 
nué son métier, comme devant, détroussant les 
voyageurs et les assassinant même à l'occasion. 
Il avait été pris et jugé. La sentence des juges le 
condamnait à être crucifié, et il était en prison, en 
attendant le jour de l'exécution. Il était un des 
deux larrons qui devaient être crucifiés avec Jésus 
de Nazareth. 

Quand les trois condamnés étaient en croix, 
subissant leur supplice, Jésus au milieu, un des 
larrons, celui de droite, était silencieux, calme et 
résigné ; celui de gauche, au contraire, criait et 
blasphémait, et se tordait comme un possédé du 
démon. Alors, Jésus, s'adressant au larron de 
droite, lui dit : 

— Ne vous rappelez-vous pas m'avoir déjà vu 
quelque part, avant aujourd'hui? 

— Je ne me le rappelle pas, répondit le larron. 

— N'avez-vous pas reçu dans votre maison, il 
y a environ trente-deux ans, deux pauvres gens 
et leur enfant nouveau-né, surpris par un orage, 
au moment où ils fiiy aient en Egypte, pour se 
mettre à l'abri de l'arrêt d'Hérode contre les nou- 
veau-nés de la Judée ; et votre fils, rongé de la 
lèpre, n'a-t-il pas été guéri instantanément pour 
avoir été lavé dans l'eau où l'enfant de ces pauvres 
gens venait d'être lavé lui-même ? 



DE LA BASSE-BRETAGNE I45 

— C*est vrai, je me le rappelle, répondit le 
larron. 

— Je suis cet enfant. Ma mère vous a promis 
que son ôls vous paierait un jour la dette de 
reconnaissance qu'elle avait contractée envers 
vous, et je vous annonce que vous serez avec 
moi, ce soir, dans le royaume de mon père... 

Ils moururent, et leurs âmes montèrent en- 
semble au ciel, et Ton dit même que c'est le seul 
larron qui alla jamais au paradis, car l'autre n'y 
alla pas. 

(Contipar Marit Tuai, dans Hit d'Ouessant, fHars iSj).) 

Une autre version dit que ce fut le fils du brigand qui avait 
donné l'hospitalité à Joseph et i Marie avec leur enfant qui, ayant 
suivi le métier de sou père, fut crucifié avec Jésus. 

Cette légende se retrouve, à peu prés telle qu'ici, dans les 
Méditations ou plutôt les visions de la sœur Emmerich, reli- 
gieuse du couvent d'Agnetenberg, & Dulmen. Cette visionnaire 
célèbre était née dans un pays slave, et j'ai eu souvent occasion 
de constater de nombreuses ressemblances entre les contes popu- 
laires des Slaves et ceux des Bretons armoricains. Ma conteuse, 
Marie Tuai, avait plus de soixante ans, quand elle me conta cène 
légende, qu'elle tenait de sa mère, laquelle l'avait apprise, dans 
son enâmce, d'une autre personne de l'île. Ce n'est donc pas par 
le livre de la sceur Emmerich, qui sans doute n'est jamais venu 
à Ouessant, que ce rétit aura été connu dans l'ile. Ls sœur 
Emmerich est morte en 1824. La vie de la sainte Vierge^ d'afris 
Us méditations d*Annt-Catherine Emmerich, religieux augustim du 
couvent d*/ignetenberg, d Dulmen. morte en 1824^ a été rédigée par 
Clément Brentano. L'édition la plus récente, je crois, en a été 
publiée en 1864, chez Ambroise Bray, à Paris. 



144 LÉGENDES CHRÉTIENNES 




VII 



UNE COURTE PRIERE. 

|L y avait une fois une jeune fille de Basse- 
Bretagne qui avait perdu son père et sa 
mère. Son nom était Franceza Ar Bail. Il 
ne lui était resté, pour tout bien, qu'une petite 
maison couverte de chaume, au bord de la route, 
un chat, une poulette blanche et un rouet à filer. 

Quoique pauvre, Franceza était toujours gaie 
€t contente de son sort. Elle chantait continuel- 
lement, sur le seuil de sa porte, tout en tour- 
nant son rouet, et les passants s'arrêtaient pour 
l'écouter et causer avec elle. 

— Bonjour, Franceza! Votre cœur est bien 
gai! Vous chantez comme un rossignol I lui 
disait-on, et autres choses semblables. 

Le dimanche, elle s'habillait proprement, coifle 
blanche, frais tablier de herlinge^ et elle allait à la 
grand'messe, au bourg, comme tout le monde. 
Les beaux jours venus, il n'y avait pas de dan- 
seuse plus légère et plus infatigable qu'elle, auK 
pardons et aux aires neuves. Son père, du temps 
qu'il vivait, était un ivrogne, un homme de 



DE LA BASSE-BRETAGNE I45 

désordre ; sa mère ne valait guère mieux, si bien 
que la pauvre enfant avait été assez mal élevée, et 
n'avait appris ni Pater ni Noster^ comme on dit. 
Et pourtant, tous les matins, en se levant, et tous 
les soirs, avant de se mettre au lit, elle récitait 
une toute petite prière qu'elle avait composée 
>elle-même. Voici cette prière : 

Que Dieu bénisse ma maison et mon foyer 1 
Je mets mon lit sous la protection des vierges, 
Le seuil de ma porte sous celle des apôtres (i) I 

Et la nuit, les passants qui étaient un peu 
attardés voyaient douze hommes, -qu'ils ne con- 
naissaient point, debout au seuil de sa porte et 
comme en faction. Si bien que les mauvaises 
langues disaient que Franceza menait mauvaise 
vie et que c'étaient ses amoureux que l'on voyait 
ainsi autour de sa maison. De vilains bruits cou- 
rurent sur elle dans le pays, et le recteur de la 
paroisse la fit appeler à son presbytère et lui 
parla ainsi : 

— Comment, ma pauvre enfant, il court de 
bien vilains bruits sur vous, dans la paroisse ! 



(i) Doue da vinnigo ann ti ac ann oaUd, 
Ha ma gweîe d'ar gwer(^he\ed, 
Tout ma dor d'ann abosloled. 

10 



146 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



— A quel propos donc, monsieur le recteur? 
demanda Franceza, étonnée. 

— On dit que, toutes les nuits, vous avez des 
amoureux plein votre maison. 

— (lui donc, mon Dieu, peut parler de la sorte ? 
Tous les soirs, je ferme ma porte de bonne heure> 
et soyez certain, monsieur le recteur, que ce 
qu'on vous a dit n'est nullement vrai. 

— Dites-vous vos prières matin et soir? 

— Mes parents, malheureusement, monsieur le 
recteur, ne m'ont pas appris mes prières; et 
pourtant, chaque matin et chaque soir, je récite 
une petite prière que j'ai composée moi-même. 

— Et quelle est cette prière, mon enfant ? 

— La voici, monsieur le recteur : 

due Dieu bénisse ma maison et mon foyer I 
Je mets mon lit sous la protection des vierges. 
Le seuil de ma porte sous celle des apôtres I 

— Cela suffit, mon enfant. Retournez à la 
maison ; continuez de réciter votre prière matin et 
soir, et ne faites pas grand cas de ce que dira le 
monde. 

Q.uand la nuit fut venue, à l'heure où chacun 
doit être couché, le recteur se rendit lui-même 
et seul à la maison de Franceza. Arrivé auprès, 
il vit douze hommes debout au seuil de la porte. 



DE LA BASSE-BRETAGNE I47 

Il s'approcha néanmoins, et, à la clarté de la 
lune, il reconnut que c'étaient les douze apôtres. 
Toutes les nuits, ils venaient garder la noaison de 
la jeune fille. 

Ceci montre qu'une prière courte, mais dite de 
bon cœur, est plus agréable à Dieu que bien de 
longues prières, qui ne sont faites que du bout des 
lèvres seulement. 



VIII 

le garçon sans souci, ou la vertu 
d'une courte prière dite de bon 

CŒUR. 

îL y avait une fois un jeune homme pares- 
seux et un peu mauvais sujet, qui n'aimait 
qu'à courir les pardons et les foires, et à 
danser et à chanter. Son nom était Alain Ker- 
loho. Il avait un ami, nommé François Kerlaim, 
qui paraissait être un homme sage et rangé, et 
qu'on ne voyait pas souvent autour des danses, ni 
dans les auberges. Tous les dimanches et jours de 
fêtes, il assistait à la grand'messe, dans l'église de 
sa paroisse. 




148 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

Ils faisaient tous les deux la cour à la même 
jeune fille, Françoise Kerborio, jolie et d'humeur 
gaie, et qui, de plus, avait un peu de bien. Alain 
Kerloho était toujours bien reçu et le bienvenu 
auprès de la jeune fille, qui aimait à l'entendre 
chanter les jolis soniou qu'il savait en grand 
nombre, et à danser avec lui, aux pardons et aux 
aires, neuves. François Kerlann, au contraire, était 
assez mal vu de la belle Françoise, et tous ses 
efforts pour lui plaire étaient peine perdue. Il en 
était très-affecté, et il médita de se venger sur son 
camarade. 

Un jour, feignant de plaisanter, il dit à Alain 
Kerloho ; 

— Il faut que tu aies charmé le cœur de Fran- 
çoise ; nuit et jour, elle a l'esprit occupé de toi, et 
die ne fait que chanter tes chansons. Méfie-toi, 
je me vengerai un jour. 

~ Ma foi, mon cher ami, répondit Alain, je ne 
saurais te dire ce qui est cause de cela, car tu es 
plus joli garçon que moi, et tu as aussi meilleure 
réputation. 

— Qjiand iras-tu la voir ? 

— Je compte y aller samedi soir. 

— Eh bien ! bonne chance alors. 

Et Kerlann conçut le projet d'aller attendre 
Kerloho sur la route et de le tuer. 

Le samedi soir, après son souper, Alain, ne 



DE LA BASSE-BRETAGNE I49 

songeant pas à mal, prit la route de la maison de 
sa douce Françoise, en sifHant et en chantant 
gaîment. François était à Taffût, derrière le tronc 
d*un vieux chêne. Mais il crut entendre plusieurs 
voix, comme si Alain était accompagné de deux 
ou de trois camarades, de sorte qu'il eut peur, et 
il s'en retourna à la maison en se disant : 

— Ce sera pour une autre fois. 

Le lendemain, il vit Alain, après la grand' messe, 
et il lui dit : 

— Eh bien I as-tu été, hier soir, voir Françoise ? 

— Oui, vraiment, comme je te l'avais dit. 

— Et elle t'a bien reçu ? 

— Oui, comme à l'ordinaire. 

— Qiii est-ce qui était donc avec toi ? 

— Personne... J'étais seul. Pourquoi me de- 
mandes-tu cela? 

— C'est que Philippe Le Floch, qui t'a vu, m'a 
dit qu'il y avait deux ou trois autres avec toi. 

— Non, j'étais bien seul ; et puis, je n'ai pas 
vu Philippe Le Floch. 

— Quand comptes-tu y retourner? 

— Pourquoi me demandes-tu cela ? 

— Afin que nous ne nous y trouvions pas en- 
semble. 

— Eh bien I j'y retournerai mercredi soir. 

— C'est bien ; alors, je n'irai pas ce jour-là. 
Le mercredi soir, François Kerlann était encore 



150 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

^■^■^■■^™^^" " ' ' ■■■■■■ »»i I Il I ■ ■ ■ , , ■^— ^i^^^ 

à l'affût, sur la route, avec une cognée, pour tuer 
Alain Kerloho. Mais il crut entendre encore un 
grand nombre de voix, parmi lesquelles il recon- 
naissait celle d*Alain, et il eut peur et s'en alla 
encore, fort mécontent. 
Le lendemain, il dit à Alain : 

— Comme tu étais bien accompagné, hier, en 
allant voir ta maîtresse ! Tu avais donc peur d'être 
volé, ou tué peut-être? 

— Qu'est-ce que tu dis donc là ? J'étais tout 
seul. 

— Tu ne dis pas la vérité, car, hier soir, je 
passai non loin de la maison de Françoise, et je te 
vis venir par la routé, accompagné de cinq ou six 
autres; je t'ai bien reconnu. 

— Je t'assure qu'il n'y avait que moi. 

'• — Eh bien! c'est drôle, mais, j'aurais juré que 
vous étiez cinq ou six. Q.uand *y retourneras- 
tu? 

— Samedi soir; tu pourras m'accompagner 
jusqu'au seuil de la porte. 

— A quoi bon, puisqu'elle ne m'aime pas et 
que vous vous marierez bientôt, je pense? 

Le samedi soir, Kerlann était encore caché sur 
le bord de la route, avec une cognée, et bien dé- 
cidé, cette fois, à tuer Alain, avant de rentrer à la 
maison. Il entendit sa. voix au loin qui chantait 
le dernier sone qu'il avait composé pour sa douce 



DE LA BASSE-BRETAGNE J5I 

iolie. Mais, à mesure qu'il approchait, il lui sem- 
blait entendre encore plusieurs voix. 

— Mille malédictions I s'écria-t-il ; il sait sans 
cloute que je suis à l'attendre sur la route, et il 
vient toujours bien accompagné. 

Et il s'en retourna encore chez lui, furieux. 
Il allait souvent à confesse, et il avoua tout à 
son confesseur. 

— Dites à votre camarade de venir me trou- 
ver, lui dit le prêtre. 

Et le lendemain, il dit à Alain que son confes- 
seur désirait lui parler. 

— Que me veut-il donc? demanda Alain. Je 
n'ai rien à démêler avec les. prêtres, pour encore. 
Il veut sans doute me confesser? 

— Va toujours, répondit François; ce n'est pas 
pour te confesser malgré toi, sois-en certain. 

Alain alla trouver le prêtre. 

— Dites-moi, mon ami, lui demanda celui-ci, 
faites-vous vos prières? 

— Oui, sûrement; j'en dis une, chaque matin 
€t chaque soir, mais très-courte. 

— Allez-vous aussi à la messe? 

— Oui, je vais à la messe tous les dimanches. 

— Et vous priez durant toute la messe ? 

— Je prie quelque peu aussi ; mais, pour dire 
vrai, c'est de ma douce jolie que je suis le plus 
occupé^ 



152 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Quelle est la prière que vous faites, matin et 
soir? 

— Ma foi, je dis un Pater et un Ave pour les 
pauvres âmes délaissées, qui n*ont personne pour 
prier pour elles; puis j*en dis autant pour obte- 
nir une bonne mort. 

— Et vous faites cela deux fois par jour? 

— Oui, le matin et le soir. Elle n'est pas 
longue, ma prière, mais je la fais de bon cœur. 

— Cela suffit, mon ami, et continuez de faire 
de même, car ce ne sont pas toujours les plus lon« 
gués prières qui sont les meilleures. 

C'est son bon ange qui avait empêché qu'il fût 
tué, en faisant croire à l'autre qu'il était toujours 
bien accompagné, quand il allait voir sa maîtresse^ 
bien qu'il fût seul. 

(Conté par Barba Tassel, de Plouaret.^ 



DE LA BASSE-BRETAGNE I5J 




IX 



LES TROIS FRÈRES QUI NE POUVAIENT 

PAS s'entendre au sujet de la. 

SUCCESSION DE LEUR PERE. 

IN cultivateur mourut, en laissant trois fils. 
Il n*était pas riche, mais il avait pourtant 
un peu de bien. De ses trois fils, Taînè 
était prêtre, le second, notaire, et le plus jeune était 
resté à la maison avec son père, et il travaillait la 
terre, comme lui. Comme ils ne pouvaient pas 
s'entendre pour partager entre eux le peu que leur 
avait laissé le vieillard en mourant, le plus jeune» 
le laboureur, dit aux deux autres : 

— Allons trouver un homme de loi à la ville. 
Et ils se rendirent à la ville la plus voisine. 

Comme ils étaient en route tous les trois, se chi- 
canant, ils rencontrèrent dans un carrefour un 
vieillard à barbe longue et blanche, qui leur dit : 

— Où allez-vous ainsi, les gars? 

— Nous allons à la ville, grand père, trouver 
un homme de loi, pour nous faire le partage des 
biens que nous a laissés notre père en mourant, 
puisque nous ne pouvons pas nous entendre. 

— Cela vous coûtera de Targent bel et bien, 



154 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

et si VOUS le vouliez, je vous mettrais peut-être 
d'accord , et cela ne vous coûterait rien. 

— Nous ne demandons pas mieux, grand père, 
répondirent-ils. 

— Eh bien 1 écoutez-moi alors, et faites comme 
je vous dirai. Nous sommes ici dans un carrefour ; 
prenez chacun un chemin différent, et continuez 
d'y marcher, jusqu'au coucher du soleij. Qjiand 
le soleil se couchera, quel que soit le lieu où vous 
vous trouverez, vous y resterez passer la nuit. 
Puis, demain, vous reviendrez me trouver ici, et 
vous me conterez ce que vous aurez vu et entendu 
pendant la nuit, et, quand je vous aurai entendus, 
je partagerai entre vous les biens de votre père. 

— C'est très-bien 1 répondirent les trois frères. 
Et ils prirent chacun un chemin, et continuè- 
rent d'y marcher jusqu'au coucher du soleil. 

Qjiiand le soleil se coucha, le prêtre se trouvait 
dans un verger où il y avait beaucoup de pom- 
^miers couverts de fleurs. Le temps était beau, 
l'air tiède, et il se dit en lui-même : 

— Le vieillard à barbe blanche nous a recom- 
mandé de cesser de marcher et de passer la nuit 
à l'endroit où chacun de nous se trouverait, au 
moment du coucher du soleil ; je vais donc me cou- 
cher sous un de ces arbres, pour y passer la nuit. 

Et il s'étendit sous un pommier, et s'endormit 
tôt après. Mais il fut éveillé par un bruit épou- 



DE LA BASSE-BRETAGNE I55 

vantable. Le tonnerre tomba sur Tarbre sous 
lequel il était couché et en abattit toutes les bran- 
ches, à rexception de celle qui était au-dessus de 
sa tête, qui resta intacte et conserva toutes ses 
fleurs. 

— J*ai eu bien de la chance, se dit-il, de pou- 
voir m'en tirer sans mal ; Dieu m'a protégé. 

Quand parut le jour, il sç remit en route pour 
rejoindre le vieillard. 

Le notaire, au moment où le soleil se coucha, 
se trouvait dans un grand bois. Il se coucha sous 
un arbrCj pour attendre le jour, et s'endormit. Il 
fut aussi éveillé par un grand bruit, et, en ouvrant 
les yeux, il vit un homme très-grand, un géant, 
qui, avec ses deux mains, arrachait les grands 
arbres un à un et les mettait en un tas. Il fut bien 
étonné de cela. 

— Mon Dieu, se dit-il, il approche de moi ! 
S'il m'aperçoit, c'en est fait de moi. 

duand le géant jugea que son tas d'arbres, 
était assez grand, il en arracha encore un, le 
plus élevé qu'il put trouver, puis il le tordit pour 
en faire un lien pour lier les autres. Il essaya 
ensuite de charger son fardeau sur ses épaules. 
Mais il ne le put pas : il était trop lourd. Voyant 
cela, il s'en alla, laissant tout là. 

Quand parut le jour, le notaire se remit aussi 
en route pour revenir vers le vieillard. » 



156 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

Le laboureur se trouvait auprès d'un château ^ 
quand le soleil se coucha. Il y entra, demanda 
l'hospitalité pour la nuit et fut bien accueilli. 
Après souper, on le conduisit coucher dans une 
belle chambre, où il y avait un bon lit de plume 
avec plusieurs couvertures et tapis de laine. Ce- 
pendant, il ne dormit pas, car il ne put, pendant' 
toute la nuit, réchauffer un de ses pieds, qui était 
glacé. Et il se demandait ce qui pouvait être la 
cause de cela. Au matin, il se leva avec le soleil, 
et il retourna aussi vers le vieillard. 

Quand les trois frères furent de retour, le 
vieillard, qui les attendait, leur dit : 

— Racontez-moi, à présent, où et comment 
chacun de vous a passé la nuit, et ce qui lui est 
arrivé, et, après vous avoir entendus, je partage-* 
rai entre vous les biens de votre père. Que l'aîné 
parle le premier. 

Et le prêtre parla de la sorte : 

— Après avoir marché toute la journée, quand 
le soleil se coucha, je me trouvais dans un verger 
rempli de pommiers couverts de fleurs, et je me 
couchai sous un de ces pommiers, pour y passer 
la nuit. Mais je fus éveillé par un bruit épouvan- 
table. Le tonnerre tomba sur l'arbre sous lequel 
j'étais couché, et en abattit et brisa toutes les 
branches, à l'exception d'une seule, celle qui était 
au-dessus de ma tête, laquelle resta intacte et 



DE LA BASSE-BRETAGNE 157 

conserva toutes ses fleurs. Pour moi, je n'eus 
aucun mal, grâce à un miracle que Dieu fit en 
ma faveur. 

— Je vais vous expliquer ce que cela signifie, 
mon fils, dit le vieillard ; depuis que vous avez 
été sacré prêtre, vous n'avez dit qu'une bonne 
messe, une seule, et cette messe-là est représentée 
par la branche fleurie qui vous a sauvé la vie. 

Puis, se tournant vers le second fils, le notaire, 
il lui dit : 

— Et vous, mon fils, dites-moi également ce 
«qui vous est arrivé. 

— Quand le soleil se coucha, dit le notaire, je 
tne trouvais au milieu d'un grand bois, et je me 
couchai aussi sous un arbre, pour y passer la nuit. 
Mais je fus bientôt éveillé par un grand bruit, et 
quand j'ouvris les yeux, je vis un homme très- 
grand, un géant, je pense, qui, avec ses deux 
mains, arrachait les arbres un à un et les met- 
tait en tas. Quand il jugea que le tas était assez 
grand, il arracha encore un autre arbre et le tordit, 
pour en faire un lien pour lier le tout. Puis il 
voulut charger le fardeau sur ses épaules ; mais 
il était trop lourd, et, après avoir fait de vains 
eflbrts, il s'en alla, d'un air mécontent, en le lais- 
sant là. 

— Voici ce que cela signifie, reprit le vieillard. 
Vous avez agi comme cet homme-là : le fardeau 



158 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

de vos péchés est trop grand et trop lourd pour 
que vous puissiez le porter jusqu'au paradis, et il 
vous faudra vous convertir et Tabandonner. Dans 
les premiers temps que vous êtes devenu notaire, 
vous preniez beaucoup plus d'honoraires qu'il ne 
vous en était dû ; et maintenant même, quoique 
vous en preniez moins, vous en prenez encore 
trop. Prenez garde, car un de vos pieds est déjà 
sur le bord de l'abîme ! — Et vous, laboureur, que 
vous est-il arrivé? demanda-t-il alors au plus 
jeune des trois frères. 

— Quand le soleil se coucha, dit celui-ci, je 
me trouvais auprès d'un château. J'y entrai, et 
je demandai l'hospitalité pour la nuit. On me fit 
bon accueil et, après souper, on me conduisit 
coucher dans une belle chambre où il y avait un 
bon lit de plume avec plusieurs tapis et couver- 
tures de laine. Quoi qu'il en soit, je ne dormis 
point, car je ne pus jamais venir à bout de 
réchauffer un de mes pieds, qui resta glacé toute 
la nuit. 

— Voici pourquoi, mon fils. Vous êtes un 
homme compatissant et charitable envers les 
pauvres, qui trouvent toujours bon accueil dans 
votre maison. Mais il y a dans votre cour une 
mare, et quand les pauvres que vous logez se 
rendent, dans l'obscurité, à l'étable où ils doivent 
passer la nuit, ils entrent dans cette mare ; leurs 



DE LA BASSE-BRETAGNE I59 

sabots se chargent d'eau, et, toute la nuit, ils ont 
les pieds froids et ne peuvent dormir. 

— C'est vrai, répondit le laboureur ; mais mon 
premier soin, en arrivant à la maison, sera de 
combler la mare. 

Le vieillard reprit : 

— Voici maintenant comment il faudra parta- 
ger l'héritage : le laboureur, qui est resté à tra- 
vailler à la maison avec son père, et qui est cha- 
ritable envers les pauvres, aura ce qui est dehors 
et ce qui est dedans, ce qui est vert et ce qui est 
sec. Quant à vous deux, amendez-vous, faites 
pénitence, et, un jour, vous viendrez avec moi 
dans mon royaume, au ciel. 

Le vieillard disparut alors, ils ne surent com- 
ment, et ils comprirent que cet inconnu était le 
bon Dieu lui-même I 

(Plouaret, 1871.) 




TROISIEME PARTIE 



LE PARADIS ET L*ENFER. 



LE FILS DU DIABLE. 




|L y avait une fois une couturière nommée 
Fantic, jeune, jolie, élégante, et qui 

■n'aimait rien comme la danse. Aux par- 
dons, aux aires neuves, aux noces, nulle part on 
ne voyait une danseuse aussi légère et aussi infa- 
tigable que Fantic. Un jour, au pardon de Lan- 
vellec, elle dansa tout une après-midi avec un sei- 
gneur que personne ne connaissait dans le pays, 
mais qui paraissait être très-riche, car il était bien 
mis, portait aux doigts des bagues d'or, et les 
pièces de six livres résonnaient dans ses poches. 

XX 



l62 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Après le coucher du soleil, son danseur^ galant et 
bien élevé, la reconduisit sur le chemin de sa 
maison et lui parla de mariage. 

— Venez trouver mon père et ma mère, lui 
répondit Fantic, en baissant les yeux, et adressez- 
leur votre demande. 

Le seigneur inconnu l'accompagna jusqu'à la 
maison de son père et de sa mère, les salua poli- 
ment et leur demanda la main de leur fille. 

Ils habitaient une chaumière d'apparence assez 
pauvre et vivaient péniblement en faisant valoir 
une petite ferme de quatre ou cinq journaux de 
terre. Ils furent bien étonnés de voir un seigneur 
si bien mis, et qui paraissait si riche, reconduire 
leur fille et la leur demander en mariage. Aussi, 
s'empressèrent-ils de donner leur consentement, 
se regardant comme très-honorés. Les fiançailles 
eurent lieu dès le lendemain, les noces dans la 
huitaine, et il y eut un grand festin. 

Le lendemain, le nouveau marié parla de la 
sorte à sa femme : 

— Je vais partir, à présent, pour un long 
voyage, et je ne reviendrai vous voir que lorsque 
vous aurez mis au monde votre premier enfant,, 
c'est-à-dire dans neuf mois. 

— Pourquoi mè délaisser si tôt? demanda 
Fantic, d'un ton suppliant. 

— Il le faut. Mais j'ai encore une recomman- 



DE L»A BASSE-BRETAGNE 165 

dation à vous faire auparavant : vous aurez un 
fils dans neuf mois d*ici ; mais gardez-vous bien 
de le faire baptiser, ou malheur à vous I 

— Comment I mon fils ne sera pas baptisé, 
comme les enfants des autres chrétiens ? 

— Vous ne savez pas qui est votre mari? Je 
suis le diable Beelzébud I 

La jeune femme, en entendant cela, poussa un 
cri d'effroi et s'évanouit. L'autre partit. 

Neuf mois après, pour abréger, Fantic accoucha 
d'un fils, comme le lui avait prédit son mari, 
qu'elle n'avait pas rêva depuis. 

— Il faut faire baptiser l'enfant, tout de suite, 
car il est bien faible, dirent le grand-père et la 
grand'mère. 

— Attendez que le père soit arrivé, répondit la 
mère ; il m'a promis de revenir le jour où naîtrait 
son fils. 

— Mais, ma pauvre fille, quel malheur, s'il 
venait à mourir avant d'avoir été fait chrétien 1 
Il est si faible l II n'y a pas un moment à perdre ; 
il faut le porter tout de suite à l'église. 

Fantic n'osa pas insister davantage pour qu'on 
attendît. On chercha promptement un parrain et 
une marraine, et l'on prit la route de l'église avec 
l'enfant. Chemin faisant, on rencontra trois ca- 
valiers, qui venaient au grand galop. Un d'eux 
descendit de cheval, enleva l'enfant des bras de 



l64 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



sa nourrice, puis les trois inconnus continuèrent 
leur route et se rendirent auprès de la mère, 
qui gardait le lit. Quand celle-ci vit son mari 
en colère et les yeux semblables à deux charbons 
ardents, au fond de leurs orbites, de frayeur, elle 
cacha sa tête sous les draps. 

— Je t'avais bien recommandé, malheureuse 
femme, lui dit-il, de ne pas faire baptiser mon 
fils, et tu as voulu me désobéir. Mais, heureuse- 
ment, je suis arrivé à temps, et le mal n*est pas 
encore fait. Écoute-moi bien, et prends garde 
d'agir contrairement à ce que je vais le dire, ou 
tu t'en repentiras : tu garderas notre fils près de 
toi, sans le baptiser, jusqu'à l'âge de dix ans. 
Quand il entrera dans sa sixième année, tu l'en- 
verras à l'école, chez les moines de l'abbaye voi- 
sine,, et le jour où s'accomplira sa dixième année, 
je viendrai moi-même le chercher pour l'emmener 
avec moi, ou j'enverrai quelqu'un des miens. 
M 'obéiras-tu, cette fois? 

— Oui, répondit la pauvre femme, saisie de 
frayeur. 

Et les trois cavaliers, qui étaient trois diables, 
partirent. 

L'enfant venait bien et avait bonne mine. Le 
jour où il entra dans sa sixième année, sa mère 
l'envoya à l'école à l'abbaye, comme le lui avait 
recommandé le père. Il apprenait tout ce qu'il 



DE LA BASSE-BRETAGNE l6$ 



voulait, et les moines étaient étonnés de son intel- 
ligence. Mais, à partir de ce moment, il maigris- 
sait tous les jours, à vue d'oeil, et il devint si 
triste, que c'était pitié de le voir. Les moines et 
ses parents aussi attribuèrent ce changement à une 
application trop soutenue; mais la cause véri- 
table était tout autre. Tous les matins, quand il 
se rendait à l'école, il rencontrait sur son chemin 
un barbet noir, qui lui prenait le petit doigt de la 
main gauche dans sa bouche et ne cessait de le 
sucer, jusqu'à la porte de l'abbaye. Uenfant en 
avait bien parlé à sa mère ; mais la pauvre femme 
ne faisait que pleurer, se doutant bien que ce 
barbet noir n'était autre chose que le père même 
de son fils. A mesure que l'enfant approchait de 
sa dixième année, sa tristesse augmentait tous les 
jours, et elle ne pouvait le regarder sans que les 
larmes lui vinssent aux yeux. Mais elle ne lui 
faisait pas connaître la cause de son chagrin et de 
sa douleur, malgré toutes ses instances et ses 
prières. Un jour pourtant, quand le terme fatal 
fut proche, elle lui déclara tout. L'enfant, à son 
tour, révéla le mystère à un vieux moine très- 
savant et qui l'avait pris en grande affection. Le 
vieillard consulta ses livres, puis il alla voir la 
mère de son élève et lui parla de la sorte : 

— Votre fils a une bien triste destinée, et vous 
aussi, ma pauvre femme ! Mais laissez-moi faire ; 



l66 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



ayez confiance en moi, et, avec Faide de Dieu et 
d*un vieil ami ermite que j'ai, j*espère réussir à 
vous sauver tous les deux. Comme le terme fatal 
approche, demain, j'irai avec votre fils voir mon 
ami Termite. 

La femme remercia le vieux moine et lui dit de 
faire tout comme il le jugerait à propos. 

Le lendemain matin donc, le vieillard et l'enfant 
se mirent en route pour aller à la recherche du soli- 
taire. Après avoir marché pendant plusieurs jours, 
ils arrivèrent enfin dans une grande plaine stérile 
et toute brûlée par lé soleil. Ils y remarquèrent 
une pauvre hutte, construite avec des branchages 
d'arbres entremêlés de mottes de terre et recou- 
verte de glaïeuls et de joncs des marais. C'était la 
demeure de l'ermite. 

Le moine poussa la porte de l'habitation, et ils 
aperçurent au fond le vieillard, assis sur un galet 
chauffé au feu. La fumée sortait de dessous lui et 
sentait fortement la chair rôtie. Et pourtant il 
priait à haute voix, comme s'il ne souffrait 
point (i). 

(i) Ces ermites de nos contes populaires rappellent les Richis 
et les Fakirs des Hindous. Voici comme on nous dépeint un 
d'eux, dans la Reconnaissance de Sakountala^ drame du poète 
Kalidasa : « Le corps à moitié recouvert par un monti;:ule formé 
par des fourmis ; la poitrine serrée par une peau de serpent ; le 



DE LA BASSE-BRETAGNE 167 

— Jésus ! mon père ermite, vous brûlez ! s'écria 
Tenfant, en voyant la fumée et en sentant l'odeur 
de rôti. 

— Ce n'est rien, mon enfant ; n'y fais pas atten- 
tion; j'essaie de m'habituer ainsi au feu de l'enfer, 
où j'irai sûrement, sans tarder, à cause de mes 
crimes nombreux et épouvantables, car j'ai été un 
brigand redouté et sans cœur, dans ma jeunesse. 

— Vous, mon père, aller en enfer, après une 
pénitence si terrible? reprit l'enfant. Oh non I cela 
n'est pas possible, car Dieu est bon et miséricor- 
dieux, et il vous pardonnera certainement, à cause 
de votre repentir et de votre pénitence; mais 
moi, hélas ! je suis, dès ma naissance, destiné aux 
feux de l'enfer, et je m'y rends présentement. 

— Que me parles-tu de l'enfer, mon enfant? 
Jeune comme tu l'es, tu ne peux avoir encore 
mérité d'y aller. 

Alors le moine expliqua tout à l'ermite. 

— Hélas I s'écria le solitaire, votre sort est 
€firayant, mon fils, et celui de votre mère ne l'est 
pas moins. Mais ne vous laissez pourtant pas aller 
au désespoir, car la bonté et la miséricorde de 

cou étroitement pressé par les replis d'un collier de lianes des- 
séchées ; portant un cercle de cheveux nattés qui entoure ses 
épaules et qui est rempli de nids d'oiseaux, à la place où il est, 
immobile comme un tronc d'arbre, ce solitaire se tient tourné 
vers le disque du soleil. » 



l68 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Dieu sont infinies, comme vous le disiez vous- 
même, il n'y a qu'un instant. Voici ce qu'il vouy 
faudra faire : c'est demain le jour fatal, dites- 
vous } Vous passerez la nuit avec moi dans mon 
ermitage à prier et à écouter mes instructions, et,, 
demain matin, vous vous rendrez à l'extrémité de 
la lande, ayant dans vos poches plusieurs burettes 
remplies d'eau bénite que je vous donnerai. Vous 
verrez bientôt arriver le diable Beelzébud, votre 
père, ou quelqu'un des siens, qu'il enverra pour 
vous chercher. Il vous invitera à monter sur son 
dos, afin d'aller plus vite. Vous obéirez; mais, 
dès que vous serez sur son dos, il s'enfoncera en 
terre jusqu'à mi-corps, et vous jettera à bas en 
vous disant : « Que vous êtes donc lourd ! Est- 
ce que vous auriez sur vous des reliques saintes 
ou un morceau de la sainte croix? » Vous 
assurerez que vous n'avez sur vous rien de sem- 
blable. Il se retirera avec peine de la terre et vous 
dira de monter encore sur son dos. Vous le ferez, 
et il s'enfoncera encore en terre jusqu'aux ais- 
selles. Enfin, à un troisième essai, il disparaîtra 
jusqu'aux yeux. Alors, il poussera des cris ef- 
frayants, pour appeler du secours. Aussitôt, vous 
verrez accourir tout un troupeau de diables 
hideux, et, en vous poussant et en vous lançant de 
main en main les uns aux autres, ils viendront à 
bout de vous faire arriver dans l'enfer. Votre 



DE LA BASSE-BRETAGNE 169 

père, le grand diable Beelzébud, viendra pour 
vous recevoir. Lancez-lui à la figure une de vos 
burettes d'eau bénite, et il reculera aussitôt, en 
poussant des cris effrayants. Lancez alors de Teau 
bénite tout autour de vous, à droite, à gauche, 
devant, derrière, et aucun diable n* osera approcher 
de vous. Jetez-en aussi dans des chaudières 
pleines, les unes d'huile bouillante, et les autres 
de plomb fondu, que vous verrez par là, et d'où 
sortiront des plaintes et des cris lamentables, car 
dans ces chaudières sont de pauvres âmes en 
peine, et, de la sorte, vous calmerez un moment 
leurs supplices, et elles vous en remercieront. On 
vous criera alors de tous côtés de vous en aller au 
plus vite, et on vous promettra de ne vous faire 
aucun mal, si vous y consentez. Mais n'écoutez 
rien, et continuez de lancer de l'eau bénite autour 
de vous, et dites que vous ne cesserez de le faire 
et ne vous en irez point avant que le grand 
diable Beelzébud, votre père, vous ait remis le 
contrat de mariage de votre mère, qu'il a emporté. 
Il vous le remettra, en vous ordonnant de partir 
sur le champ. Mais vous exigerez encore qu'il 
renonce à tout droit sur vous, sur votre famille 
et sur vos descendants, jusqu'à la neuvième géné- 
ration, et qu'il le signe de son sang. Il vous ac- 
cordera cela aussi, tant il aura hâte de vous voir 
partir. Lorsque vous tiendrez les papiers, vous 



lyO LÉGENDES CHRÉTIENNES 

VOUS en reviendrez; mais, avant, videz toutes vos 
burettes dans les chaudières où les pauvres âmes 
«n peine souffrent des maux inouïs. Si vous réus* 
hissez dans votre périlleuse entreprise, comme je 
le souhaite, du fond de mon cœur, ne manquez 
pas de venir me voir, au retour. 

Le lendemain matin, les deux voyageurs firent 
leurs adieux à Termite, et, pendant que le vieux 
moine retournait à son couvent, son jeune com- 
pagnon se dirigea seul vers Textrémité de la 
grand'lande. Bientôt un diable vint à sa rencontre 
€t lui dit en l'abordant : 

— Tu as bien fait de venir de toi-même, car je 
t'aurais bien trouvé, en quelque lieu que tu te 
fusses caché. Monte sur mon dos, afin que nous 
allions plus vite, car ton père est impatient de te 
revoir. 

Et l'enfant, sans hésiter, sauta sur le dos du 
diable. Mais celui-ci s'enfonça aussitôt en terre, 
jusqu'à la ceinture, et il rejeta à bas son fardeau 
en disant : 

— Qji'as-tu donc sur toi ? Quelque relique de 
saint ou un motceau de la sainte croix, sans 
doute? 

— Je n'ai sur moi ni relique de saint ni mor- 
ceau de la sainte croix. 

— Eh bien 1 monte encore, pour voir. 

Il sauta une seconde fois sur le dos du diable. 



DE LA BASSE-BRETAGNE I7I 

et celui-ci s'enfonça encore en terre, jusqu'aui: ais- 
selles, cette fois. A un troisième essai, il disparut 
jusqu'aux yeux. Voyant l'inutilité de ses efforts, 
il se mit à pousser des cris af&eux pour appeler 
des camarades à son secours. Toute une armée de 
diables hideux accourut aussitôt. Bref, il finit par 
se trouver en plein enfer, et là, il ne manqua pas 
de se conduire exactement comme lui avait re- 
commandé le vieil ermite, sans perdre courage ni 
faillir un seul instant, et il s'en retourna empor- 
tant le contrat de mariage de sa mère et l'autre 
écrit dont j'ai parlé plus haut. 

Quand il arriva à la hutte du vieil ermite, 
celui-ci était toujours assis sur son galet brûlant, 
priant à haute voix et invoquant la clémence 
divine. Mais il était à présent si maigre, si dé- 
charné, qu'il ressemblait à un squelette ou à 
l'Ankou (i) en personne. Qjaand le vieillard 
aperçut l'enfant, il en éprouva une grande joie et 
lui parla de la sorte : 

— Eh bien I mon enfant, as-tu réussi dans ton 
voyage ? 

— Oui, mon père ermite, grâce à vous. 



(i) C'est le nom que nos paysans bretons donnent à la Mort 
personnifiée. Ce mot semble signifier Vouhli et venir du verbe 
breton anhouâd^ oublier. 



172 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Non, mon enfant, ne dis pas grâce à moi, 
mais grâce à Dieu. A présent, tu es donc sauvé, 
et ta mère Test aussi, comme toi; mais, moi, 
malheureusement, je ne sais encore ce qu'il 
adviendra de moi. 

— Votre repentir, mon père, est si sincère et 
votre pénitence si dure, que Dieu ne peut man- 
quer de vous pardonner. 

— Je sens que l'heure est venue pour moi, mon 
enfant, de paraître devant mon juge suprême; je 
n'ai plus qu'un souffle de vie ; ma chair et mes 
os eux-mêmes sont calcinés, et je ne verrai pas le 
soleil de demain. Reste passer la nuit auprès de 
moi, et prie pour mon âme, qui a grand besoin de 
prières. Lorsque j'aurai rendu le dernier soupir, 
tu mettras le feu à la hutte de branchages et de 
feuilles sèches, et tu y laisseras ce qui reste encore 
de mon pauvre corps. Lorsque tout sera consumé, 
tu trouveras parmi les cendres un fragment d'os 
calciné. Ramasse ce fragment d'os ; mets-le dans 
un linge blanc, et va le déposer sur le mur du 
cimetière le plus voisin, puis cache-toi derrière la 
croix, pour voir ce qui se passera là. 

L'ermite mourut dans la nuit, comme il l'avait 
prédit, et l'enfant brûla son corps, en mettant le 
feu à sa hutte ; puis il trouva parmi les cendres 
un fragment d'os calciné, le rnit dans un linge 



DE LA BASSE-BRETAGNE I73 

blanc, alla le déposer sur le mur du cimetière le 
plus voisin, se cacha ensuite derrière la croix de 
pierre et attendit. 

Un moment après, il vit venir, de deux points 
opposés de l'horizon, un corbeau noir et une 
colombe blanche. Le corbeau, le premier, passant 
au ras du mur,, donna un coup d'aile au linge qui 
contenait l'os, et faillit le faire tomber dans le che- 
miû qui longeait le cimetière. La colombe blanche 
vint à son tour, et, d'un vigoureux coup d'aile, 
elle rétablit le linge et Tos dans leur position pre- 
mière. Le corbeau et la colombe luttèrent ainsi 
pendant une demi- heure environ, avec des 
chances diverses, le premier voulant faire tomber 
l'os hors du cimetière, et la seconde s'efforçant de 
le rejeter dans le cimetière. Enfin, la colombe 
remporta : elle fit tomber l'os dans le cimetière. 
Le bon l'emportait sur le mauvais, et l'âme du 
vieil ermite, l'ancien brigand, était sauvée (i). 

L'enfant, qui était à présent un jeune homme, 
car son voyage avait duré plusieurs années, sentit 
son cœur soulagé, et il revint alors à la maison 
et remit à sa mère son contrat de mariage, 
qu'il avait été lui chercher dans l'enfer (2). Puis, 



(i) Voir un épisode semblable dans le premier volume de 
Cwer\iou Brei^^^I^el, Marie Quelerty page 95. 

(2) Dans un conte slave de Glinski, connu sous le titre de : 



174 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

il se fît moine, dans le couvent où il avait été à 
Pécole. Sa mère aussi se fit religieuse, dans un 
couvent voisin. Ils vécurent tous les deux, le reste 
de leurs jours, comme vivent les saints, et quand 
la mort vint les chercher, elle ne leur fit pas peur^ 
et ils allèrent, non pas en enfer, mais tout droit 
au paradis. 

Puissions-nous tous les y aller voir, un jour 1 

Amen (i) / 

(Conté par Pierre Le Roux, foumûr, au bourg de Plouant,^ 

Le brigand Madey^ un enfant, vendu au diable par son père, va 
également en enfer retirer le titre de la vente de son ime. 

(i) Ce sont les assistants qui répondent en chœur: antenf 
quand le récit se termine par ce souhait, ce qui arrive fréquem- 
ment. 

Cf. L'Enfant vendu au diable, conte gallot, n» xxa des Conta 
populaires de la Haute-Bretagne, de Paul Sébillot. 



DE LA BASSE-BRETAGNE I75 




n 



V ENFANT VOUE AU DIABLE ET LE 
BRIGAND QUI SE FAIT ERMITE. 



Écoutez tous, et vous entendrez 

Un conte qui est fort beau, 

Et dans lequel il n'y a pas de mensonge, 

Si ce n'est un mot ou deux, peut-être (i). 

I L y avait une fois deux pauvres gens, mari 
et femme, mariés depuis longtemps. Mais 
ils n'avaient pas d'enfants, ce qui les cha- 
grinait beaucoup. Cela faisait aussi que la plus 
grande union ne régnait pas toujours entre eux, 
et ils se querellaient assez souvent. Si bien qUe la 
femme s'écria, un jour, à la suite d'une de ces 
scènes de ménage : 

— Je voudrais avoir un enfant, dût le diable 
l'emporter plus tard ! 

(i) Voici le texte breton de cette formule initiale par laquelle 
le conteur à qui je dois cette légende avait l'habitude de com-^ 
mencer ses récits : 

Selaouit holl hag e klevfet 
Eur garn^ hag a ^0 iatr meurbed^ 
Ha na eus en-hi netra gaou 
Met marUxe eur gir pe daou. 



176 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Quelques jours après avoir prononcé ces paroles 
coupables, elle se trouva enceinte, et, au bout de 
neuf mois juste, elle donna le jour à un fils, un 
«nfant de fort bonne mine. 

Elle avait un frère prêtre, qui fut le parrain de 
l'enfant et lui donna le nom de Maudès, comme 
lui-même. 

Maudès venait à merveille et poussait comme 
la fougère, au printemps. Son parrain lui fit Técole 
de bonne heure, et il apprenait tout ce qu'on lui 
montrait. A l'âge de huit ans, on l'envoya à 
l'école, chez les moines d'une abbaye voisine. Il y 
allait seul tous les matins, portant dans un panier 
5es livres et son dîner, — du pain et du beurre, une 
crêpe, et quelquefois un peu de lard. Puis il s'en 
revenait, le soir, l'école finie. Un matin qu'il allait 
à son ordinaire à l'abbaye, en repassant sa leçon, 
le long de la route, et son panier à son bras, dès 
qu'il eut dépassé une croix de pierre qui se trou- 
vait dans un carrefour, et devant laquelle il se 
découvrait toujours, un barbet noir sortit de der- 
rière un buisson, vint droit à lui et, prenant le 
petit doigt de sa main gauche dans sa bouche, il 
se mit à le sucer et ne l'abandonna qu'à la porte 
de l'abbaye. Et tous les jours, désormais, quand il 
passait dans cet endroit, le barbet noir l'y atten- 
dait et lui suçait le petit doigt de la main gauche, 
jusqu'à la porte de l'école. L'enfant n'osait en 



DE LA BASSE-BRETAGNE I77 

Tien dire, ni à ses parents, ni aux moines, parce 
que le chien noir l'avait menacé de le dévorer, 
s'il parlait. Mais, gai et joyeux jusqu'alors, il 
était devenu triste, silencieux, et maigrissait de 
jour en jour, d'une façon inquiétante. On avait 
beau l'interroger à ce sujet, il gardait le silence et 
^e contentait de pleurer à chaudes larmes. Il en 
Tint à un tel point qu'il faisait pitié à voir. Son 
parrain, à force d'insistances et de prières, réussit 
«nfih à le faire parler, et il avoua tout. Le lende- 
main matin, comme Maudès se rendait à l'école, à 
son heure habituelle, le prêtre était caché derrière 
un buisson, au bord de la route, et quand il vit 
le barbet noir prendre dans sa bouche le petit 
-doigt de l'enfant, il s'élança de sa cachette, et, 
^'avançant vers lui : 

— Retire-toi, vilaine bête, et laisse en paix cet 
«nfant, qui est mon filleul. 

Le chien grogna, montra les dents, ei, prenant 
la parole comme un homme, il dit : 

— Cet enfant m'appartient; quand il aura 
douze ans, je l'emmènerai chez moi, et en atten- 
dant, je viens tous les jours sucer son sang et la 
moelle de ses os, et cela me fait grand bien. 

Le prêtre fit sur lui le signe de la croix, et 
il se retira, en montrant les dents. Maudès revint 
alors à la maison, accompagné de son parrain, 
qui dit à sa sœur de préparer un grand repas 

12 



178 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

pour le lendemain et d'y inviter tous leurs parents,, 
des deux côtés. Ce qui fut fait. 

Quand on fut à table, vers le milieu du repasy 
le prêtre, s' adressant à sa sœur, devant tous les 
convives, lui demanda si, un jour ou l'autre, elle 
n'avait pas formé quelque demande ou quelque 
vœu coupable. 

— Je ne m'en souviens pas, dit-elle, mon 
frère, si ce n'est pourtant qu'avant de devenir 
enceinte, je dis un jour, dans un moment d'im- 
patience et d'humeur, que si j'avais un enfant, peu 
m'importerait que le diable l'emportât plus tard- 

— Hélas ! ma pauvre sœur, vous en aviez trop 
dit, et voilà d'où vient tout le mal. Vous avez 
voué votre fils au démon, et le triste état où vous 
le voyez aujourd'hui vient de ce que tous les 
matins, quand il se rend à l'école, le diable, sous 
la forme d'un barbet noir, lui prend dans sa 
bouche le petit doigt de la main gauche et suce 
son sang et la moelle de ses os. 

— Ah ! mon Dieu ! s'écria la mère, n'y a-t-il 
donc plus moyen d'empêcher mon pauvre enfant 
d'être damné dans l'enfer? 

— Hélas! c'est bien difficile. Je ferai pourtant 
mon possible. Je donnerai à mon filleul une 
lettre pour un saint prêtre de mes amis, qui est 
plus savant que moi et qui peut-être pourra encore 
l'arracher aux griffes de Satan. 



DE LA BASSE-BRETAGNE I79 

Maudès partit, muni de la lettre de son parrain, 
pour se rendre auprès, de ce saint personnage. 
Celui-ci, après avoir lu la lettre, poussa un soupir 
et dit au jeune homme que sa science n'allait pas 
si loin, et qu'il lui faudrait s'adresser à notre Saint- 
Père le Pape lui-même. 

Et Maudès, sans perdre courage, se remit en 
route vers Rome. Après beaucoup de mal et de 
peine, il arriva au terme de son voyage et alla 
aussitôt se prosterner aux pieds du Saint-Père et 
lui conta tout. Le Pape lui dit qu'il lui faudrait 
aller plus loin encore, jusqu'à un frère ermite 
qu'il avait et qui faisait pénitence, au milieu d'un 
bois. Et il ajouta, en lui donnant une boule d'or : 

— Voici une boule d'or que je vous donne et 
que vous n'aurez qu'à suivre, car elle roulera 
d'elle-même devant vous et vous conduira jus- 
qu'au seuil de mon frère l'ermite, qui est le plus 
saint homme et le plus savant qui soit au monde, 
et si celui-là ne peut pas vous sauver, vous n'avez 
pas besoin de vous adresser ailleurs, car vous êtes 
irrémédiablement perdu. Tous les jours son bon 
ange vient le visiter, converser avec lui, et lui 
donner des conseils et des leçons sur toutes les 
choses humaines et divines. Voici une lettre que 
vous lui remettrez et qui lui expliquera le but de 
votre visite. Allez, mon fils, et que Dieu soit avec 
vous. 



l80 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Maudès se remit en route, marchant sur les 
traces de sa boule, qui le conduisit jusqu'au seuil 
de Termite. 

— Salut, boule d'or de mon frère, dit le vieil- 
lard, en la voyant. Qu'y a-t-il de nouveau pour 
qu'il t'envoie vers moi? 

Maudès lui présenta la lettre du Saint-Père. Le 
vieillard la lut, réfléchit un peu, puis il dit ; 

— Restez passer la nuit dans mon ermitage, 
mon fils, et demain, quand mon bon ange vien- 
dra me rendre visite, selon son habitude, je le 
consulterai sur votre cas et lui demanderai si votre 
nom est inscrit sur le livre de vie. 

Le lendemain, quand l'ange vint, l'ermite l'in- 
terrogea sur le cas du jeune homme, et l'ange lui 
répondit : 

— J'examinerai le livre de vie, et je vous dirai 
demain si son nom y est ou s'il n'y est pas. 

Et quand l'ange revint, le lendemain, il dit à 
l'ermite : 

— J'ai examiné le livre de vie, comme je vous 
l'avais promis ; hélas I le nom de votre jeune pro- 
tégé ne s'y trouve pas; il doit être sur l'autre 
livre, celui de mort ou de perdition I 

Et l'ange s'en alla là-dessus, tout triste. 

L'ermite dit à Maudès, en lui présentant une 
lettre et une autre boule semblable à celle du 
Pape: 



DE LA BASSE-BRETAGNE l8l 



— Il faut VOUS remettre en route et aller plus 
loin, mon fils; voici une boule qui marchera 
devant vous ; vous n'aurez qu'à la suivre, et elle 
vous conduira jusqu'à mon frère le brigand, qui 
habite avec sa bande dans une forêt, offensant 
continuellement Dieu et faisant tout le mal pos- 
sible ; celui-là connaît bien et vous montrera la 
route de l'enfer, où vous devez aller à présent. 
Prenez encore cette lettre, que vous lui remet- 
trez, et qui lui expliquera votre cas. 

Maudès ne désespéra point pour entendre ces 
paroles ; mais, s'armant de courage, il se remit en 
route, à la suite de sa boule, qui marchait devant 
lui, et arriva 4 l'habitation du brigand. Celui-ci 
s'était converti; il avait congédié sa bande et 
vivait à présent seul, sous un rocher, au milieu 
du bois, priant constamment et faisant rude péni- 
tence. Pour s'habituer au feu de l'enfer, où il se 
croyait sûr d'aller, ou pour le moins au purga- 
toire, il avait construit un four dans lequel il pas- 
sait tous les jours quelques moments, le chauffant 
un peu plus, à chaque fois. Il reconnut la boule de 
son frère l'ermite et dit, en la voyant arriver : 

— Salut, boule de mon frère l'ermite. Il y a 
longtemps que je ne t'avais vue ; qu'y a-t-il donc 
de nouveau, pour qu'il t'envoie jusqu'à moi? 

Maudès lui remit alors la lettre de l'ermite. Il 
la lut et s'écria : 



l82 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



— Hélas! mon pauvre enfant, comment, toi 
aussi, et si jeune?... Toi qui n'as encore fait de 
mal à personne, condamné au même sort que moi, 
qui suis chargé de crimes et d'iniquités de toute 
sorte !... Mais, écoute-moi bien ; suis de point en 
point mes conseils, et je t'arracherai encore aux 
griffes du diable, qui croit pourtant bien te tenir. 
Retourne chez ton parrain, et dis-lui de te faire 
faire une paire de sabots ; mais il faudra qu'aucune 
main n'y entre avant tes pieds. Tu te muniras 
d'une fiole d'eau bénite et te rendras ensuite avec 
tes sabots et ta fiole à l'endroit où tu rencontrais 
tous les jours le barbet noir, quand tu allais à 
l'école, et tu l'appelleras. Tu verras alors venir à 
toi un homme qui te sera inconnu. Il te dira de 
monter sur son dos, pour te porter chez son 
maître. Mais comme il te trouvera trop lourd, il 
te priera de descendre et appellera un autre plus 
fort que lui. Un autre individu arrivera aussitôt 
et te priera aussi de lui monter sur le dos ; mais il 
te trouvera également trop lourd et appellera un 
troisième. Ce troisième aussi ne pourra te porter, 
et ils conviendront alors entre eux de faire de toi 
trois morceaux, afin de pouvoir te porter ainsi 
plus facilement chez leur maître. Tu leur diras : 
— « Je vous appartiens, je le reconnais; mais 
il faut que vous m'emportiez tout d'une pièce, 
tel que je suis, ou vous perdrez tout droit sur 



DE LA BASSE-BRETAGNE 183 

moi. » Enfin, à eux trois, ils viendront à bout de 
te porter jusqu'à la maison de leur maître. Quand 
tu arriveras dans Tenfer (car c'est bien là qu'il te 
faut aller), tu y verras, entre autres choses, mon 
siège, dans une fournaise ardente. Puis le maître 
de ces lieux le donnera une coquille de patelle 
(hrinik) et te dira qu'il te faudra remplir d'eau 
avec elle un grand bassin dont le fond est percé, 
et que tu seras libre de t'en aller quand tu l'auras 
rempli, mais pas avant. Tu feras semblant de te 
résigner et te mettras résolument à l'ouvrage; 
mais quand tu auras vidé trois ou quatre fois ta 
coquille dans le bassin, tu y verseras trois gouttes 
d'eau bénite de ta fiole, et le bassin se trouvera 
rempli instantanément. Alors tu iras dire au grand 
diable que ta tâche est accomplie et qu'il n'a qu'à 
venir voir, s'il ne croit pas. Le grand diable, 
émerveillé et n'y comprenant rien, te dira que 
tu es libre de partir. Mais tu lui répondras que 
tu ne t'en iras pas avant qu'il ne t'ait signé de 
son sang qu'il renonce à tout pouvoir et sur toi 
et sur celui à qui est destiné le siège qui m'est ré- 
servé, dans la fournaise où le feu est le plus vif. 
Il te dira : « Jamais 1 jamais I car pour celui-là il 
m'appartient bien, et il ne m'échappera pas. » Tu 
lanceras alors de l'eau bénite autour de toi, de 
tous côtés, jusqu'à ce qu'on te somme de t'en 
aller. Tu répondras que tu ne t'en iras qu'avec 



1 



i84 



LÉGENDES CHRÉTIENNES 



une promesse du grand maître de T enfer, signée 
de son sang et par laquelle il renoncera à jamais 
à tout pouvoir sur toi et sur moi. Vas, à présent, 
mon enfant, et que Dieu t'assiste. 

Maudès promit de se conformer de point en 
point à ces instructions, et, s' armant de courage, 
il se mit en route, en priant Dieu de l'assister. IL 
accomplit heureusement son 'redoutable voyage, 
visita l'enfer, se tira à son honneur de l'épreuve 
du bassin p^rCé, résista sans faiblir aux menaces 
de Satan et des siens, et rapporta un contrat bien 
en règle, et par lequel le roi des enfers renonçait à 
tout droit ^ur le brigand repenti et sur lui- 
même. Au retour, il visita d'abord le brigand. 
Celui-ci, à la vue du contrat, se jeta à terre, les 
bras en croix, et adora^ et remercia Dieu ; puis, 
embrassant le jeune homme, il lui dit : 

— Tu as souffert bien du mal, mon fils, à 
mener à bonne fin cette terrible épreuve; il me 
reste à te demander encore un autre service, dont 
je ne te; serai pas moins reconnaissant que du pre- 
mier. 

• — Parlez, mon père, répondit Maudès. 

— Je vais maintenant confectionner une croix 
de boi* sgr laquelle tu m'atjacheras, en me clouant 
les njains'èt4es-^ieds, comme notjft divin Sau- 

■ i^eur..Puis, tu, dresseras la croix, debout, et arro- 
seras et'euduiràs 'mon x:orps Avec de la poix et de 



• « * 



«> • 



DE LA BASSE-BRETAGNE l8^ 

la résine bouillante, jusqu'à ce que ma chair se 
détache par lambeaux. Tu lèveras alors les yeux. 
au ciel, pour voir quel temps il fera. 
Maudès, effrayé, répondit : 

— Je ne pourrai jamais faire ce que vous me 
dites là, mon père ! 

— Hélas 1 mon enfant, je ne puis pourtant être 
sauvé sans cette dernière épreuve. 

— Alors, j'essaierai, mon père. 

Et ils confectionnèrent ensemble la croix. Puis 
le vieillard s'étendit dessus, et Maudès Ty fixa en 
lui enfonçant des clous dans les mains et les 
pieds. Ensuite, il fit bouillir de la poix et de la 
résine dans une chaudière, et en enduisit le corps 
du crucifié, dont des lambeaux de chair se déta- 
chaient et tombaient à terre. Plus d'une fois, il 
fut sur le point de défaillir dans cette, horrible 
besogne, et de s'enfuir; mais, songeant que le 
salut du vieux brigand était à ce prix, il eut le 
courage d'aller jusqu'au bout. Il leva les. yeux au ' 
ciel, pour voir le temps qu'il faisait, selon la 
recommandation du vieillard, et vit venir à tire 
d'aile, du côté du nord, un corbeau noir, qui 
s'abattit en croassant sur une des branches de la 
croix; puis aussitôt une colombe blanche, venue 
du côté du levant, vint se poser sur l'autre 
branche de la croix, et un combat acharné s'en- 
gagea entre les deux oiseaux. Au fort du combat. 



l86 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



la croix tomba sur Maudès, attentif aux péripéties 
de cette lutte du mauvais génie contre le bon 
génie, et dont le résultat, il le savait bien, devait 
décider du sort du crucifié. Il fut tué du coup. 

Le lendemain, dans la visite qu'il fit à Termite, 
selon son habitude, son bon ange lui dit : 

— Hier, il y avait grande fête, au paradis. 

— Pourquoi donc? demanda l'ermite. 

— Vous vous souvenez du jeune homme qui 
était allé trouver votre frère l'ermite? 

— Oui. Eh bien?... 

— Eh bien ! hier, ils sont entrés ensemble au 
paradis. 

Et là-dessus, l'ange s'éleva vers le ciel. 
Q.uand il fut parti, l'ermite s'écria, outré de 
colère et de jalousie : 

— Eh bien ! Dieu n'est pas juste, puisqu'il 
reçoit dans son paradis un méchant comme mon 
frère, un brigand chargé de crimes et d'iniquités 
de toute sorte, et m'oublie et semble me repous- 
ser, moi qui ai passé toute ma vie à le servir, à 
l'adorer et à faire dure pénitence !... 

A peine eut-il prononcé ces paroles, qu'un 
grand coup de tonnerre se fit entendre, et il fut 
précipité au fond de l'enfer, sur le siège qui y 
était destiné à son frère le brigand. 

(Conté par Vincent Coat, ouvrier à ht manufacture des 
tabacs de Morlaix, le i6 mai i8j6.) 



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DE LA BASSE-BRETAGNE 187 




m 

LE BRIGAND ET SON FRÈRE l'eRMITE. 

(L y avait une fois un fermier nommé 
Fanch Kerloho, qui avait été payer son 
terme à son seigneur. Celui-ci était grave- 
ment malade dans son lit et ne put lui donner 
quittance ; mais il lui dit : 

— Je vous donnerai quittance, quand je serai 
guéri ; allez à la cuisine, faites-vous servir à dîner, 
et soyez sans inquiétude. 

Le fermier dîna bien à la cuisine du château, 
puis il s'en retourna chez lui. Sa femme lui 
demanda, quand il rentra, s'il rapportait une 
quittance en échange de son argent. 

— Je ne rapporte pas de quittance, lui répon- 
dit-il, car le seigneur est bien malade sur son lit, 
et il n'a pas pu m'en faire une ; mais il m'a bien 
promis de l'écrire et de me l'apporter lui-même, 
àès qu'il sera guéri. 

— Vous avez eu tort de livrer votre argent sans 
quittance, répondit la femme, car on ne sait pas 
ce qui peut arriver. 

Et elle parut mécontente et bougonna un peu. 
Quelques jours après, le seigneur mourut. Le 



l88 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

fermier et sa femme assistèrent à son enterrement 
et prièrent Dieu pour son âme, bien qu'il eût été 
toujours très-dur pour eux. Son fils aimait le jeu 
et le plaisir, et dépensait beaucoup. Comme il 
avait besoin d'argent, il fit dire à tous ses fermiers 
de venir lui en apporter, promettant de faire une 
remise à ceux qui le paieraient d'avance. Fanch 
Kerloho fut invité à se présenter comme les 
autres. Il se rendit au château et se présenta 
devant son jeune maître, quand son tour fut 
venu. 

— Vous n'avez pas payé votre terme, lui dit le 
nouveau seigneur. 

— Faites excuse, monseigneur ; j'ai payé à votre 
père, selon mon habitude, le jour même de la 
Saint-Michel. 

— Vous n'êtes pourtant pas porté sur son 
cahier comme ayant payé. Avez-vous une quit- 
tance ? 

— Non, je n'ai pas de quittance, car votre père 
était bien malade sur son lit, quand je vins le 
payer, et il ne pouvait pas écrire ; mais je vous 
assure et je jurerai même au besoin que j'ai payé 
mon terme, deux cents écus, en belles pièces de 
six livres. 

— Tout cela est bel et bien ; mais, si vous n'avez 
pas de quittance, c'est que vous n'avez pas payé, 
et il me faut de l'argent. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 189 

— Je jure, devant mon Dieu mort pour nous 
sur la croix, que j'ai payé et que je ne dois rien. 

— Vous n'êtes pas homme à livrer votre argdht 
sans quittance, et si vous l'avez fait, tant pis poui 
vous, car il faut que vous m'apportiez deux cents 
écus avant huit jours ; sinon, je ferai vendre tout 
chez vous. Allez, et apportez-moi la quittance ou 
l'argent. 

Le pauvre fermier s'en retourna chez lui, tout 
triste, et raconta la chose à sa femme. 

— Je te l'avais bien dit, lui cria-t-elle; nous 
voilà ruinés ! 

Et elle cria, pleura et fit une scène terrible. Le 
pauvre homme la laissait faire et dire, et ne souf- 
flait mot, si bien qu'elle finit par s'apaiser. 

Le lendemain matin, après avoir bien réfléchi 
à son cas, il alla trouver son confesseur et lui 
conta tout. Le prêtre l'écouta attentivement et Jui 
dit ensuite : 

— Je ne sais quel conseil vous donner ; mais 
j'ai un frère ermite *[ui vit depuis longtemps 
dans une forêt, où il fait pénitence de ses péchés 
de jeunesse, et qui reçoit tous les jours la visite 
de son bon ange. Allez le trouver de ma part, et 
je suis persuadé qu'il 'trouvera le moyen -dtf vous 
tirer d'embarras. 

Fanch Kerloho se rend auprès du saint homme 
et lui conte son cas. ' 



190 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Je demanderai à mon bon ange, dit Termite, 
ce que vous devez faire. Si votre ancien seigneur 
est dans le paradis ou même dans le purgatoire, 
tout peut s'arranger, et il vous sera possible d'ob- 
tenir encore votre quittance; mais, s'il est dans 
l'enfer, hélas I il n'y a plus d'espoir, et tout est 
perdu. Passez la nuit avec moi, dans mon ermi- 
tage ; je partagerai avec vous de bon cœur le peu 
que j'ai, et demain matin, au lever du soleil, je 
recevrai comme d'habitude la visite de mon bon 
ange, et je l'interrogerai sur votre affaire. 

Le fermier passa la nuit avec l'ermite, partagea 
son frugal repas, qui se composait de légumes 
et de quelques fruits sauvages, avec de l'eau, puis 
il se coucha sur un lit de mousse et d'herbes 
sèches. Le vieillard, lui, se coucha sur la terre nue, 
avec une pierre sous la tête, et murmura des prières 
durant toute la nuit. Le lendemain matin, au 
point du jour, Fanch le vit encore agenouillé au 
seuil de son ermitage, tourné vers le levant, et 
les yeux et les mains levés vers le soleil. Puis il 
vit encore un bel ange radieux qui descendit au- 
près du vieillard, s'entretint avec lui quelque temps 
à voix basse et reprit ensuite son vol vers le ciel. 
L'ermite resta encore quelque temps en prière, 
les yeux et les mains levés vers le ciel, immo- 
bile comme une statue de pierre, puis il vint vers 
son hôte. 



DE LA BASSE-BRETAGNE I9I 

— Eh bien, mon père ermite? lui demanda 
celui-ci. 

— Hélas 1 mon fils, votre ancien maître est 
dans Tenfer, et mon bon ange ne peut y aller 
chercher votre quittance. 

— Je suis perdu, alors ! s'écria Kerloho. 

— Écoutez; ne vous désolez pas ainsi, car il 
n'est peut-être pas impossible de vous faire avoir 
encore votre quittance. J'ai un frère brigand qui 
a fait tout le mal qu'il est possible de faire dans 
ce monde, et qui ira certainement en enfer, et 
sans tarder, car il est déjà vieux. Allez le trouver 
dans la forêt qu'il habite avec sa bande de scé- 
lérats, ou plutôt de diables. Contez-lui voire cas, 
et il vous enseignera le chemin de l'enfer (car il 
le connaît bien), pour aller réclamer votre quit- 
tance; peut-être même ira-t-il vous la chercher 
lui-même. Quel que soit le résultat de votre 
voyage, venez m'en rendre compte, au retour. 

Fanch Kerloho remercia l'ermite de son hospi- 
talité et de ses conseils, puis il se remit en route 
à la recherche du brigand. Il parvient à le trou- 
ver, avec beaucoup de mal, lui expose le motif 
de sa visite et lui parle de son frère Termite, qu'il 
vient de quitter. 

— Ah ! mon frère l'ermite, le vieil imbécile 1 
s'écrie le brigand. N'a-t-il pas de honte, un saint 
homme comme il l'est, qui se dit l'ami de Dieu 



192 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

«t reçoit tous les jours la visite de son bon ange, 
d'avoir à demander un service à un brigand 
comme moi, couvert de tous les crimes possibles, 
-et qui est sur la route de Tenfer, comme il le dit 
fort bien ? Mais rassurez-vous, mon brave homme, 
car je ferai pour vous ce qu'il ne peut faire, lui. 
Écoutez-moi bien, et faites exactement comme je 
vous dirai, et vous pourrez réussir encore à avoir 
votre quittance de votre seigneur, qui ne valait 
guère mieux que moi, de son vivant. Retournez à 
la maison; prenez une bouteille d'eau bénite au 
bénitier de l'église de votre village. Cherchez alors 
une jeune femme allaitant son premier enfant; 
priez-la de vous remplir une burette du lait de ses 
seins. Faites-vous faire ensuite par un sellier un 
fouet de cuir, avec de nombreux nœuds et pesant 
■dix-huit livres ; vous le ferez bénir par votre curé, 
puis vous reviendrez me trouver avec tout cela, et 
je vous dirai ce qu'il vous faudra faire ensuite. 

Le fermier retourne chez lui; il se procure 
facilement la bouteille d'eau bénite, le lait de 
jeune femme allaitant son premier enfant et le 
fouet de cuir pesant dix-huit livres, et il retourne 
avec tout cela chez le brigand. Celui-ci appelle 
alors un de ses serviteurs, qui était laid et noir 
comme un démon, et lui dit, en lui montrant 
Fanch Kerloho : 

— Portez-moi cet homme en enfer. 



\ 



DE LA BASSE-BRETAGNE I93 

— C'est bien, maître I répondit le serviteur. 

— Écoutez encore, avant de partir, dit le bri- 
gand au fermier, et faites exactement et de point 
€n point comme je vais vous dire : ce serviteur 
que voilà vous portera jusque dans Tenfer, et 
n'ayez pas peur de lui, car quelque laid et noir 
qu'il soit, il ne vous fera pas de mal. Là vous 
-verrez votre ancien seigneur assis sur un siège d'or 
«ntouré de feu et de flammes de tous côtés. De- 
mandez-lui quittance du dernier terme que vous 
lui avez payé, et que son fils vous réclame de 
nouveau. Il vous en donnera d'abord une qui 
ne sera pas bonne. Refusez-la, et exigez-en une 
autre. Il vous en donnera une autre, qui sera 
encore fausse. Vous entendrez partout autour de 
vous des cris affreux, des gémissements et des 
grincements de dents, qui sortiront de bassins rem- 
plis d'huile bouillante et de plomb fondu, et où 
sXynt retenues les âmes des réprouvés. Des diables 
hideux entretiennent le feu dessous. Ne vous 
laissez pas trop émouvoir ni effrayer, et aspergez 
ces bassins avec le lait de femme que vous avez 
dans cette burette, et quand les diables essaieront 
de s'y opposer, jetez-leur à la figure de l'feau 
bénite que vous avez dans votre bouteille, et cin- 
glez-les à tour de bras avec 1^ fouet béni par 
votre recteur. Ils pousseront alors des cris affreux 
£t vous crieront de vous en aller. Mais continuez 

13 



194 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

de les asperger d*eau bénite et de les cingler avec 
votre fouet, jusqu'à ce que vous ayez une quit- 
tance bien en règle. Quand vous la tiendrez, vous 
pourrez vous en revenir, et nul ne s'y opposera. 
Cependant, avant de partir, vous ferez attention à 
un siège vide que vous verrez à la droite de votre 
ancien seigneur, et vous pourrez lui demander à 
qui il est destiné. Faites bien exactement comme 
je viens de vous dire, et vous pourrez réussir; 
mais malheur à vous aussi si vous vous écartez 
sur quelque point de mes recommandations! 
Vous pouvez partir à présent. 

Alors, le noir et hideux serviteur du brigand 
conduisit Fanch Kerloho jusqu'à l'entrée d'une 
caverne qui se trouvait dans le bois. Là, il fit 
entendre un sifflement, et aussitôt deux diables 
hideux arrivèrent et demandèrent : 

— Qu'y a-t-il pour votre service? 

— Mon maître vous adresse cet homme, pour 
que vous le conduisiez chez vous, où il a affaire. 

Un des diables prit le fermier sur son dos et 
s'enfonça avec lui en courant dans la caverne 
sombre. Quand il se sentit fatigué, il remit son 
fardeau à son camarade, qui le suivait, et ils 
alternaient ainsi, de temps en temps, et ils allaient 
toujours s'enfoiiçant sous la terre, dans les plus 
profondes ténèbres. Au bout de plusieurs heures de 
ce voyage souterrain, Kerloho aperçut enfin une 



DE LA BASSE-BRETAGKE I95 

petite lumière devant lui, et à mesure qu'il avan- 
çait, 1^ lumière allait grandissant. Il finit par arriver 
à une immense salle remplie de feux et de flammes, 
et de diables hideux, qui entretenaient le feu sous 
une infinité de chaudières et de sièges d'or et 
d'argent, sur lesquels étaient assis des rois, des 
princes et des seigneurs de toute sorte et de tous 
les pays. Sur un de ces sièges, il reconnut son 
ancien seigneur. Des flammes s'échappaient de sa 
bouche, de ses yeux, de ses oreilles, de partout, 
et il ne put s'empêcher de frémir d'horreur et 
d'épouvante à cette vue. Partout autour de lui 
c'était des gémissements et des cris affreux arra- 
chés par la douleur. Il vit aussi les chaudières dont 
lui avait parlé le brigand, et il lui sembla que des 
milliers de grenouilles y chantaient. Il jeta dessus 
quelques gouttes du lait de femme qu'il avait dans 
une burette, et les chants devinrent joyeux, de 
plaintifs qu'ils étaient. Il crut comprendre que les 
pauvres âmes qui- y étaient enfermées se trou- 
vaient soulagées, et il continua ses aspersions. 
Mais une troupe de diables courut sur lui, mena- 
çants et portant à la main des fourches de fer 
rougies au feu. Il ne perdit pas la tête, et, pre- 
nant sa bouteille d'eau bénite, il se mit à les en as- 
perger, puis à les cingler avec son grand fouet béni 
par son recteur. Les diables hurlaient et se tordaient 
sous son fouet et l'eau bénite, et lui criaient : 



196 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Va-t*en vite I va-t*en loin d'ici I... 

— Je ne m'en irai pas avant d'avoir obtenu ma 
quittancé. 

— Demande-la à ton ancien seigneur que voilà, 
et va-t'en ! 

Et son ancien seigneur lui tendit un papier en 
lui disant : 

— Voici ta quittance, et retourne chez toi, vite. 
Il prit le papier, l'examina et dit : 

— Elle n'est pas bonne; il m'en faut une 
autre. 

Et le voilà encore de jeter du lait de femme 
sur les chaudières et de l'eau bénite sur les diables, 
et de les cingler de plus belle avec son grand 
fouet, et ils sautaient et hurlaient en criant : 

— Grâce 1 grâce 1 On va te donner une bonne 
quittance, et va-t'en, vite. 

Son ancien seigneur lui tendit en e£fet un 
second papier. Mais, après l'avoir examiné, il dit 
encore : 

— Elle ne vaut pas mieux que l'autre 1 

Et le voilà de nouveau de lancer de l'eau 
bénite autour de lui et de manier son grand fouet. 

— Donnez-lui une bonne quittance, et qu'il 
s'en aille 1 criaient les diables, qui n'en pouvaient 
plus. 

Son ancien seigneur lui présenta un troisième 
papier, et, l'ayant examiné, il dit : 



DE LA BASSE-BRETAGNE I97 

— A la bonne heure, celle-ci est bonne. 
Et il la mit dans sa poche. Puis il demanda à 
son ancien seigneur : 

— Dites-moi encore, avant que je m'en aille, 
à qui est destiné le fauteuil vide que je vois là, à 
votre droite, et où Ton ne doit pas avoir froid, il 
me semble? 

— Ce siège est destiné au brigand qui vous a 
envoyé ici, et il doit venir Toccuper, sans tarder. 

Son ancien seigneur lui dit encore : 

— Vous allez retourner sur la terre et voir mon 
fils. Racontez-lui tout ce que vous avez vu ici, et 
dites-lui qu'il est grand temps qu'il change de 
vie ; autrement, il viendra augmenter le nombre 
des malheureux qui habitent dans ces tristes lieux. 
Mais, comme il ne vous croirait sans doute pas, 
voici une lettre que vous lui donnerez et qui con- 
tient mes recommandations. Vous pouvez vous en 
aller, à présent ; vous serez reconduit sain et sauf 
jusqu'à l'entrée de la caverne. 

Les deux mêmes diables qui l'avaient amené 
le reconduisirent à l'endroit où ils l'avaient pris, 
et il se hâta de se rendre auprès du brigand, ayant 
sur lui sa quittance bien en règle, et de plus la 
lettre de son ancien seigneur à son fils. 

Q.uand le brigand le vit revenir, il s'empressa 
de lui demander : 

— Eh bien 1 as-tu ta quittance ? 



198 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Oui, je Fai obtenue avec beaucoup de mal ; 
mais enfin la voici. 

Et il la présenta au brigand. Celjai-ci l'examina 
de près, puis il la rendit à Kerloho en lui disant : 

— C'est bien ; elle est en règle. Mais, dis-moi 
encore, as-tu bien remarqué le siège vide qui est 
à la droite de ton ancien maître, et as-tu demandé 
à qui il est destiné ? 

— Oui, je l'ai bien remarqué, et l'on m'a dit 
qu'on vous attend pour l'occuper. 

— Je le savais, — et il poussa un soupir ; — 
mais vas, à présent, porter au fils de ton ancien 
seigneur la quittance et la lettre que tu as reçues de 
son père, puis reviens me trouver ici. 

Et Fanch Kerloho se rendit au château de son 
jeune seigneur et lui présenta d'abord la quittance 
en disant : 

— Voici, monseigneur, la quittance de votre 
père, que j'ai été lui demander dans l'enfer, où il 
se trouve. 

— Tu mens impudemment, et je te ferai 
pendre I dit le seigneur, furieux. 

— Si vous ne me croyez pas, monseigneur, 
prenez encore connaissance de cette lettre, que 
votre malheureux père m'a donnée pour vous, et 
vous verrez que je ne mens pas. 

Et il lui présenta la lettre de son père. Il la 
prit, l'ouvrit et reconnut avec étonnement que 



DE LA BASSE-BRETAGNE I99 

c'était bien récriture de son père. Mais, quand il 
la lut, son étonnement redoubla encore, et il 
n'était plus aussi insolent. Dans cette lettre, son 
père lui disait, en effet, que son fermier, Fanch 
Kerloho, lui avait payé son terme, mais qu'il 
n'avait pu lui en donner quittance, pour cause 
de maladie. Puis il lui recommandait de chan- 
ger de vie, d'être charitable, doux et humain 
envers les pauvres gens, et de prier et de faire 
pénitence, sous peine d'aller le rejoindre dans 
l'enfer, d'où il lui écrivait. 

Cette lettre l'effraya beaucoup ; il distribua tout 
son bien aux pauvres, et s'adonna à la prière et à 
la pénitence, pour racheter l'inhumanité et les 
désordres de ses jours passés. 

Q.uant à Fanch Kerloho, après avoir rassuré sa 
femme, en lui faisant part de la bonne nouvelle, 
il retourna voir le brigand dans la forêt, comme 
il le lui avait promis. Le brigand lui dit : 

— J'ai congédié mes camarades, car l'heure de 
la pénitence et de l'expiation est venue. Puisque 
vous avez pu aller en enfer et en revenir, 
peut-être ne m'est-il pas impossible aussi d'être 
sauvé. AicTez-moi, dans cette terrible épreuve, et 
que le cœur ne vous manque point. Écoutez-moi, 
ej faites de point en point ce que je vais vous 
dire. Vous me briserez d'abord tous les membres, 
â coups de bâton, puis vous m'arracherez avec une 



200 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



tenaille de maréchal-ferrant les ongles des mains- 
et des pieds, un à un, puis vous m'arracherez: 
encore les yeux... 

— Dieu ! que me dites-vous là ? s'écria Kerloho^ 
saisi de frayeur. 

— Je vous en prie, faites ce que je vous- 
demande, et gardez -vous d'y faillir... Avez- vous 
donc oublié le siège vide que vous avez vu dans 
l'enfer, à la droite de votre ancien seigneur?... 
Après m'avoir brisé les membres et arraché les 
yeux, ainsi que les ongles des mains et des pieds, 
vous me brûlerez sur ce bûcher, que j'ai construit 
moi-même à cet effet. QjLiand tout sera consumé, 
vous trouverez parmi les cendres un os calciné. 
Prenez cet os ; mettez-le dans le petit cercueil que 
voilà et que j'ai préparé également, puis déposez 
ce cercueil sur le mur du cimetière de l'église la 
plus voisine, et laissez-le là, pendant que vous 
assisterez à une messe que vous ferez dire à mon 
intention. Pendant cette messe, un combat se 
livrera autour du petit cercueil renfermant l'os, 
entre une colombe blanche et un corbeau noir. 
La colombe blanche fera tous ses efforts pour faire 
tomber le cercueil dans le cimetière en le battant 
à coups d'aile, et le corbeau travaillera à le rejeter 
du côté opposé, en dehors du cimetière. Si la co- 
lombe l'emporte, je serai sauvé ; mais si elle est 
vaincue, hélas 1 j'irai en enfer occuper le siège 



DE LA BASSE-BRETAGNE 201 

que VOUS savez, et il sera inutile de prier pour 
moi. Vous sentez- vous le courage de faire ce que 
je vous demande? 

— Je ferai mon possible, répondit Kerloho, 
effrayé. 

— C'est bien ; laissez-moi fisiire une dernière 
prière, puis mettez-vous à la besogne, sans autre 
retard. 

Le brigand s'étendit, la face contre terre, les 
bras en croix, pria quelque temps, puis il se re~ 
leva et dit : 

— Et maintenant, mon frère, mettez-vous à 
l'œuvre avec courage. 

Alors Fanch Kerloho prit un grand bâton pré- 
paré à cet effet et commença par lui briser tous 
les membres ; puis il lui arracha les yeux et les 
ongles... Plus d'une fois, il sentit son cœur fai- 
blir ; mais le martyr, qui supportait tout avec un 
courage inouï, lui disait alors : 

— Courage, mon frère, et rappelez-vous le 
siège que vous avez vu dans l'enfer 1 

Et il se remettait à l'œuvre. Bref, quand le 
bûcher où il jeta le corps mutilé et tout sanglant 
fut entièrement consumé, il en remua les cendres, 
y trouva un os, comme on le lui avait dit, l'en- 
ferma dans un petit cercueil et le déposa sur le 
mur du cimetière; puis il entra dans l'église pour 
assister à la messe qu'il y fit célébrer par le rec- 



202 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



teur de la paroisse. Quand la messe fut achevée, 
il sortit de Téglise, tout inquiet et pressé de voir 
si c'était la colombe blanche ou le corbeau noir 
qui était resté vainqueur. O joiel c'était la 
colombe blanche, car le petit cercueil se trouvait 
à présent dans le cimetière. Il en rendit grâces à 
Dieu et se rendit aussitôt auprès du frère 
du brigand. Termite de la forêt, pour lui annoncer 
la bonne nouvelle. Contrairement à son attente, 
le vieillard en témoigna plus d'étonnement que 
de joie, et il dit même : 

— Comment ! mon frère le brigand est sauvé ? 
lui quia commis tous les crimes possibles !... Oh ! 
pour lors, je suis bien sûr d'être sauvé aussi, moi ; 
je regrette même de m'être donné tant de mal 
inutilement, puisqu'on peut être sauvé si faci- 
lement, et je ne serai pas si sot que de rester une 
heure de plus dans ce bois 1 

Il n'avait pas fini de parler, qu'un énorme fracas 
se fit entendre au ciel, et le tonnerre tomba sur 
lui et le tua raidel 

Hélas 1 son âme n'alla pas au paradis, avec celle 
de son frère le brigand, car pendant que celui-d 
était mort dans la pénitence, l'humilité et la con- 
trition, lui se glorifiait et allait jusqu'à douter de 
la justice de Dieu. 

Quant au fils du seigneur, quand il connut le 
sort des deux frères, le brigand et l'ermite, il se 



DE LA BASSE-BRETAGNE 203 

retira dans la solitude, pour prier et faire péni- 
tence, et il mourut comme meurent les saints. 

(Conté par Barbe Tatstl, de Plouaret, novembre i8j$ .) 

Le dernier épisode de cette légende rappelle le fabliau : L'Her- 
smU qui s'accompaigna d'un ange, dont on trouyera une version 
plus loin. 

M. Sébillot m'écrit au sujet de ce conte : 

« J'ai deux versions d'une partie de ce conte. Dans la pre- 
mière, intitulée : Bénédieitéy que je publierai dans ma deuxième 
série de ConUs populaires, un fermier va en enfer, porté par le 
diable, chercher le reçu de son maître, et il doit n'accepter aussi 
que le troisième ; mais le diable avait mis pour condition qu'il 
aurait pour lui « ce que le fermier ne savait pas qui était dans 
« sa maison. » C'était un fils qui, après diverses aventures, va cher- 
cher jusqu'en enfer quittance du pacte imprudent de son père. 
Dans le second récit, le fermier va en enfer, sans condition, en 
mettant le pied sur celui d'une personne qu'il rencontre le soir ; 
il ne doit aussi accepter que le troisième papier. Le conte finit 
quand il est rentré en possession de son reçu. » 

Dans Rdgauntlet, roman de W. Scott, Willie le voj'ageur 
raconte une légende écossaise d'un fermier qui n'a pas eu quit- 
tance et qui va la chercher, non en enfer, mais dans une maison 
où le conduit un inconnu et où il voit son ancien maître, qui lu* 
donne un reçu. 

Le frère brigand a son similaire dans le Brigand Madey, conte 
slave traduit par Chodzko. 



204 LÉGENDES CHRÉTIENNES 




IV 



LE BRIGAND SAUVE AVANT L ERMITE. 

jL y avait une fois un ermite qui vivait dans 
un bois et qui y faisait rude pénitence. Son 
habitation était sous un grand rocher, et il 
passait presque tout son temps en prière. Il n'avait 
pour toute nourriture que des racines d'herbes et 
quelques fruits sauvages. De temps en temps, un 
chasseur qui passait lui donnait quelque morceau 
de pain ; mais cela n'arrivait pas souvent. Il vivait 
ainsi sépa;-é complètement du monde. Son bon ange 
venait tous les jours le visiter dans sa solitude. 

Un jour qu'il n'avait rien mangé depuis vingt- 
quatre heures et qu'il n'avait pas de provisions, 
il voulut sortir pour aller chercher quelque cho'se 
dans le bois. Mais il pleuvait à torrent, de sorte 
que, ne pouvant sortir de dessous son rocher, il 
dit avec un peu d'humeur : 

— Quel mauvais temps I 

Et il lui fallut passer encore la journée sans 
manger. Mais, ce jour-là, son bon ange ne vint pas 
lui faire sa visite ordinaire, ni le lendemain non 
plus, de sorte qu'il en était très-inquiet, et il se 
disait en lui-même : 



( 



DE LA BASSE-BRETAGNE 20$ 

— (iue signifie donc ceci ? Pourquoi mon bon 
ange ne vient-il plus me visiter? Pourtant je ne 
crois pas avoir rien fait de mal, ni lui avoir donné 
lieu d'être mécontent de moi. 

Huit jours se passèrent, et le bon ange n'était 
pas revenu. Le pauvre ermite en était inconso- 
lable. Le neuvième jour, le bon ange vint enfin, et 
le solitaire lui dit : 

— Mon Dieu^ mon bon ange, voici le neu- 
vième jour que vous n'êtes pas venu me voir! 
Comme j'ai trouvé le temps long ! Qu'est-ce qui 
«st donc cause que vous ne veniez plus ? 

— Hélas ! je ne dois plus revenir ! répondit 
l'ange avec tristesse. 

— Pourquoi donc, mon Dieu ? 

— Parce que vous avez dit, un jour, que le 
temps était mauvais. Dieu fait le temps comme il 
lui plaît, et tout ce qu'il fait est bien fait ; il ne 
faut donc jamais trouver à redire à ce qu'il fait. 
Votre pénitence et votre peine en ce monde 
étaient sur le point de finir; mais, à présent, le 
terme est reculé, et il vous faudra encore prier et 
souflFrir. Donnez-moi votre bâton. 

L'ermite donna son bâton à l'ange, et celui-ci 
le planta en terre et dit ensuite : 

— Trois fois par jour, au lever du soleil, à 
midi et au coucher du soleil, il vous faudra arro- 
ser ce bâton, sec depuis bien longtemps, avec de 



206 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Teau que vous apporterez dans votre bouche, de 
la rivière qui coule au bas du bois, à une lieue 
d'ici, et vous ne cesserez de Tarroser de la sorte 
que lorsque vous le verrez fleurir. Alors je re- 
viendrai vous voir, et vous viendrez avec moi au 
ciell 

L'ange s'envola aussitôt, et le pauvre vieillard 
se mit à pleurer et à prier Dieu. 

Il y avait déjà longtemps qu'il arrosait son 
bâton, comme le lui avait recommandé l'ange, et 
tous les jours il s'attendait à le voir fleurir, et il 
avait constamment les yeux sur lui. Un jour qu'il 
allait, selon son habitude, puiser de l'eau à la 
rivière, il rencontra un brigand fameux dans le 
pays et qui avait assassiné, violé, incendié, et fait 
tout le mal possible. 

— T Où allez-vous de la sorte, mon père l'er- 
mite? lui demanda le brigand. 

— Je vais chercher de l'eau à la rivière. 

— Mais je ne vous vois point de vase ; com- 
ment comptez-vous donc la rapporter ? 

— Dans ma bouche, pour arroser mon bâton 
de houX) coupé dans ce bois depuis plus de dix 
ans, et que je ne dois cesser d'arroser de cette 
façon que lorsqu'il viendra à fleurir. 

— Vous plaisantez sans doute, mon bonhomme, 
ou vous avez perdu la tête. 

— Hélas 1 je ne plaisante point ; mon bon 



DE LA BASSE-BRETAGNE lOJ 

ange m'a annoncé que ma pénitence et mes 
peines sur la terre ne finiront que lorsque je ver- 
rai fleurir mon bâton. 

— Quels crimes si grands avez-vous donc 
commis pour être condamné à une pénitence si 
dure? 

— Hélas! un jour que je n'avais pas mangé 
depuis vingt-quatre heures, et que je voulais sortir 
de dessous mon rocher pour chercher quelque 
chose dans le bois, comme il pleuvait à torrent^ 
je dis avec un peu d'humeur ces mots seulement : 
«r Quel mauvais temps !» Et en parlant ainsî^ 
j'offensai Dieu, parce que tout ce que Dieu fait 
est bien fait. 

— Une pénitence si dure pour si peu de chose 1 
s'écria le brigand ; et moi donc, qui ai fait tout le 
mal et tous les crimes possibles, je ne pourrai 
jamais être sauvé, à ce compte-là! 

— La bonté de Dieu est infinie, répondit l'er- 
mite. 

— Vous pensez, mon père, qu'elle est assez 
grande pour me pardonner encore? 

— Elle est grande par dessus tout. 

— Alors je veux faire aussi pénitence comme 
vous. 

Et le brigand planta aussi son bâton en terre et 
commença de l'arroser, trois fois par jour, comme 
le vieil ermite, avec de l'eau qu'il ranoortait dans 



•^^^tmm 



208 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



sa bouche de la rivière qui coulait à une lieue de 
là. Et il priait et jeûnait, et se macérait le corps, 
sans pitié. 

Il y avait déjà longtemps qu'ils vivaient tous 
les deux de cette façon. Le vieil ermite s'attendait 
à voir fleurir son bâton bien avant celui du bri- 
gand, et comme il ne fleurissait pas assez vite, à 
son gré, il s'impatientait et murmurait parfois. 
Le brigand, au contraire, ne regardait pas son 
bâton, ne s'attendant pas à le voir fleurir de si tôt, 
et il priait constamment, les yeux et les mains 
levés vers le ciel. 

Mais voilà que son bâton vint à fleurir, un jour, 
sans qu'il s'en aperçût, et il continuait toujours 
àe l'arroser. Si bien que l'ermite lui dit : 

— Regardez votre bâton : il a fleuri I 

Mais il ne croyait pas, et il priait toujours, les 
yeux levés vers le ciel. Son bon ange descendit 
alors auprès de lui et lui dit : 

— Venez, homme de foi, venez avec moi rece- 
voir votre récompense dans le ciel I 

Et ils montèrent tous les deux au ciel. 

Le bâton du vieil ermite finit aussi par fleurir, 
mais plus tard, parce que son repentir et sa dou- 
leur n'étaient pas aussi sincères et aussi vifs que 
ceux du brigand. 

C'est ainsi que l'on ne doit jamais désespérer 
de la clémence de Dieu, quelque grands et nom- 



DE LA BASSE-BRETAGNE 209 



l)reux que soient les péchés et les crimes que l'on 
a commis. 

(Conté par Marguerite Philippe.) 

Cf. le Brigand Madey^ dans : Contes des paysans et des pâtres 
slaves j de M. Alexandre Chodzko, et la Sainte orpheline^ conte 
basque de Webster. 



'îya' 




l'ermite et le vieux brigand. 



|L y avait une fois un vieil ermite, qui avait 
son ermitage dans une forêt. Il y avait 
bien longtemps qu'il était là, n'ayant 
d'autre société que celle des animaux du bois, 
iqui étaient devenus ses amis et ses serviteurs, et 
qu'il dirigeait et gouvernait à sa volonté. Il avait 
la réputation d'être très-savant, et de connaître les 
vertus de toutes les plantes et de toutes les herbes. 
On disait même qu'il comprenait le langage des 
oiseaux. 

Mais, s'il était savant, il était aussi très-orgueil- 
leux. Il promettait à tous ceux qui assisteraient à 
5a mort qu'ils seraient sauvés et qu'ils iraient tout 
droit au paradis, comme lui. Il était très^vieux. II 
tomba malade, et aussitôt la nouvelle s'en répan- 

14 



2IO LÉGENDES CHRÉTIENNES 



dit dans le pays, et l'on accourait de tous les 
côtés à son ermitage pour le voir mourir. 
. Un vieux brigand, qui avait commis tous les 
crimes possibles, fit comme tout le monde, tant il 
avait foi dans la parole du vieil ermite. Il avait si 
grand'peur d'arriver trop tard, et il se pressait 
tant, qu'il se cassa le cou en passant une barrière. 

— C'est bien fait ! Q.ue son âme s'en aille au 
diable 1 disaient ceux qui passaient par là, en se 
rendant à l'ermitage. Et personne n'avait pitié de 
lui, ni ne songeait à dire une prière pour son âme. 

L'ermite mourut, et tout le monde crut qu'il 
était devenu saint, dans le paradis. Mais voilà 
que, quelques jours après, il revint et demanda 
que l'on priât pour lui, car son âme était retenue 
dans les feux du purgatoire. 

L'âme du brigand, au contraire, était allée tout 
droit au paradis, parce que sa foi était vive et son 
repentir sincère. 

Ce<fi prouve, chrétiens, que l'orgueil est un 
vilain péché, très-désagréable à Dieu, et que la foi 
et le repentir obtiennent toujours grâce auprès de 
lui. 

Cf. une légende basque de Webster, la Sainte orpbelint. 



OE LA BASSE-BRETAGNE 211 




VI 
LE BRIGAND ET SON FILLEUL. 

\L y avait une fois un sabotier qui demeu- 
rait sur la lisière d'un grand bois, et 
dont le travail suffisait à peine à le faire 
vivre, lui, sa fenune et ses enfants. Il avait onze 
enfants, et tous en bas âge, le pauvre homme, et 
il lui en naquit encore un douzième. Presque tous 
ses voisins lui avaient nommé un enfant, et il ne 
savait où s'adresser, cette fois, pour trouver un 
parrain et une marraine pour son dernier né. Un 
matin , il mit sa veste des dimanches , prit son 
penn-ha:^ de chêne , et, après avoir fait le signe de 
la croix, il se mit en route pour aller prier le 
seigneur du château voisin de vouloir bien 
nommer son dernier enfant. Il n'allait guère vite, 
car il craignait d'être mal reçu. Comme il chemi- 
nait ainsi, il rencontra un homme assez âgé, qu'il 
ne connaissait point, et qui lui demanda : 

— Où allez-vous ainsi , mon brave homme ? 

— Je vais chercher un parrain à mon dernier 
né, monseigneur. 

— Avez-vous une marraine ? 
— Oui, j'ai une marraine. 



212 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Eh bien I si vous le voulez bien, je serai le 
parrain de votre enfant. 

— Je ne demande pas mieux, mon bon sei- 
gneur. 

— Retournez à la maison, alors, et trouvez-vous 
demain avec Tenfant et la marraine dans l'église 
de votre paroisse ; je serai là à vous attendre. 

— Merci, et la bénédiction de Dieu soit sur 
vous, mon bon seigneur. 

Et le sabotier retourna à sa hutte, satisfait de 
sa rencontre. 

Cet homme-là était le chef d'une bande de 
brigands, qui habitaient le bois et qui faisaient 
beaucoup de mal dans tout le pays*,^ mais il ne 
le connaissait pas. 

Q}iand le sabotier rentra chez lui, sa femme lui 
demanda : 

— Eh bien ! mon homme, avez-vous trouvé 
un parrain ? 

— Oui, femme, j'en ai trouvé un. 

— Comment , le seigneur daigne donc nous 
nommer aussi un enfant ? 

— Je ne suis pas allé jusqu'au château, femme ; 
j'ai rencontré en mon chemin un homme bien 
mis, qui s'est offert de lui-même pour être le 
parrain de notre enfant. 

— Et vous ne connaissez pas cet homme-là? 

— Non sûrement, je ne le connais pas. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 213 

— Et VOUS l'avez accepté pour aider à faire un 
chrétien de notre enfant ? Et si c'est un méchant, 
mon pauvre homme, un brigand peut-être? 

— Je ne le crois pas, femme ; je croirais plutôt 
qu'il nous a été envoyé par Dieu. 

— Je désire que ce soit vrai, mon Dieu ! 

Le lendemain, le père se rendit à l'église 
avec l'enfant et la marraine. Le parrain les 
attendait dans le cimetière. L'enfant fut baptisé et 
nommé François, et tout se passa pour le mieux. 
Au sortir de l'église , le parrain donna une poi- 
gnée de pièces d'or au sabotier et lui dit qu'il 

irait voir son filleul dans un mois. Puis il s'en 

« 

alla seul de son côté. 

Le sabotier acheta au bourg du pain blanc, de 
la viande et du vin, et l'on fit, ce jour-là, dans sa 
hutte un dîner comme il n'y en avait eu depuis 
longtemps. 

L'enfant mourut huit jours après, et il alla tout 
droit au paradis. Arrivé près de la porte, il s'y 
assit. Saint Pierre le vit et lui dit : 

— Entrez, mon joli petit ange. 

— Je n'entrerai pas, répondit l'enfant , si mon 
parrain ne vient pas avec moi. 

— Q.ui est ton parrain, mon petit ami? 
Et l'enfant dit qui était son parrain. 

— Hélas, mon petit ange , reprit saint Pierre, 
ton parrain est un méchant homme, un chef de 



214 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

brigands, et il ne viendra pas au paradis; mais 
viens, toi; entre vite. 

— Je n'entrerai pas sans mon parrain, dit 
encore l'enfant. 

Saint Pierre appela alors le bon Dieu, pour 
venir voir ce qui se passait. Le bon Dieu vint et 
dit à l'enfant : 

. — Viens , mon enfant , mon petit ange bhnc ; 
viens avec moi dans ma maison, le paradis. 

— Je n!irai pas, répondit l'enfant, si mon 
parrain ne vient pas avec moi. 

— Hélas! mon pauvre enfant, reprit le bon 
Dieu, tu ne sais pas ce que c'est que ton par- 
rain. D'après ce que je vois, ton parrain est 
un méchant, un chef de brigands, et il a fait 
tout le mal et commis tous les crimes pos- 
sibles : le paradis n'est paS fait pour de pareilles 
gens. 

— Peu m'importe ce qu'est mon parrain et ce 
qu'il a fait ; c'est lui qui m'a assisté pour être fait 
chrétien, et je ne veux pas entrer au paradis 
sans lui. 

— Tu es un bon petit enfant, lui dit le bon 
Dieu, et je ferai pour toi ce que je ne fais 
pas pour tout le monde. Prends cette burette ; 
porte-la à ton parrain, et dis-lui qu'il pourra 
entrer avec toi au paradis quand il l'aura remplie 
des larmes de ses yeux, des larmes de repentir et 



DE LA BASSE-BRETAGNE 21$ 

de douleur. Tu le trouveras couché et dormant 
sur un rocher, dans le bois. 

L'enfant prit la burette et se rendit auprès de 
son parrain. Il le trouva, comme le lui avait dit 
le bon Dieu, qui dormait sur un rocher, dans le 
bois. Il l'éveilla, lui présenta la burette, et lui rap- 
porta les paroles de Dieu. 

Qliand le brigand apprit que le Dieu tout- 
puissant et miséricordieux daignait avoir pitié de 
lui, à la prière d'un enfant, il se mit à pleurer 
si abondamment qu'il remplit la burette de ses 
larmes en un instant, et son cœur se brisa de 
douleur, et il mourut sur la place. 

Son âme monta alors au ciel avec celle de son 
filleul, et Dieu les reçut tous les deux dans son 
paradis. 

Ceci montre clairement, chrétiens, qu'il est bon 
de tenir des enfants sur les fonts du baptême, car 
ils peuvent nous aider à aller au ciel. 

(Conté par Katotc ar Bir, mendiante.) 



2l6 LÉGENDES CHRÉTIENNES 




vn 



LE PETIT PATRE QUI ALLA PORTER 
UNE LETTRE AU PARADIS. 

(première version.) 

iL y avait une fois un petit pâtre (les 
petits pâtres sont tous de petits saints, 
dit-on) qui allait tous les jours garder 
ses moutons sur une grande lande. Pour se dis- 
traire et trouver le temps moins long, il chantait 
tout le long du jour des soniou et des cantiques, 
et les prières qu'il entendait chanter chaque 
dimanche, à la grand'messe, dans la vieille église 
de sa paroisse. 

Un jour, comme il était à jouer et à chanter^ 
selon son habitude, il vit venir à lui un vieil 
homme à la barbe longue et blanche, et qui avait 
fort bonne mine. 

— Ton petit cœur est bien joyeux , mon 
enfant, lui dit le vieillard; que chantes-tu de la 
sorte ? 

— Ma prière, répondit l'enfant. 

— Cela est très-bien, mon enfant; mais vou- 
drais-tu faire une commission pour moi ? 

— Je ne puis pas délaisser mes moutons, car,. 



DE LA BASSE-BRETAGNE llj 

s'il en disparaissait quelqu'un, je serais bien, 
grondé, ce soir, en rentrant à la maison. 

— Tu peux être sans crainte à cet égard, mon 
enfant ; je resterai à garder ton troupeau pendant 
ton absence. 

— Alors, je veux bien faire votre commission, 
si je le puis, reprit l'enfant ; qu'est-ce que c'est ? 

— Aller porter cette lettre au bon Dieu. 

Et en même temps le vieillard lui montrait une 
lettre. 

— Oui, mais je ne sais pas où je trouverai le 
bon Dieu. 

— Dans le paradis, mon enfant. 

— Dans le paradis 1... Mais j'ai entendu dire 
que nul ne peut aller au paradis avant d'être 
mort. 

— Toi, tu pourras y aller avant de mourir, si 
tu veux. 

— Alors, je ne demande pas mieux que d'y 
aller ; mais par où est la route ? 

— Tiens, prends d'abord le chemin étroit et 
montant que tu vois là-bas ; — et il lui montrait le 
chemin du doigt. — La route est difficile, inégale, 
pierreuse et remplie d'orties, de ronces et d'épi- 
nes; il y a aussi des vipères, des crapauds, des 
sourds, et toutes sortes de reptiles venimeux et 
hideux. Mais ne t'effraie pas pour les voir baver et 
les entendre siffler autour de toi ; marche toujours 



2l8 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



avec courage, et tu arriveras bientôt à une clôture 
de pierre, qui barre la route ; tu franchiras cette 
clôture. Mais ne regarde pas derrière toi avant de 
ravoir franchie, quoi que tu puisses entendre, ou 
tu es perdu. Quand tu auras passé cette bar- 
rière, tu te trouveras au pied d*une haute mon-, 
tagne, et il te faudra gravir jusqu'au sommet de 
cette montagne, à travers les orties, les ronces et 
les épines, qui sont si fournies et si pressées, à sa 
base^ qu'à peine si un lièvre pourrait y passer. Si 
tu peux arriver jusqu'au sommet de la montagne, 
tu verras là un beau château dont les murailles, 
toutes d'or et de pierres précieuses, t'éblouiront. 
Mais tu n'auras qu'à frapper à la porte de ce beau 
château , et aussitôt saint Pierre t'ouvrira, car 
c'est là le paradis. Tu présenteras ta lettre à un 
vieillard à barbe blanche et qui me ressemble, 
que tu verras là aussi, et il te dira ce qu'il te 
faudra faire ensuite. Dis-moi encore, es-tu bien 
décidé à entreprendre le voyage, à présent que 
tu sais que le chemin est difficile ? 

— Oui, j'y suis bien décidé, et il n'est pas de 
travail ni de mal si durs que je ne sois prêt à les 
affronter, pour voir le paradis et k bon Dieu. 
Donnez-moi votre lettre. 

Le jeune pâtre partit avec la lettre, après avoir 
fait le signe de la croix et en disant : A la 
grâce de Dieu ! et le vieillard resta auprès de son 



DE LA BASSE-BPETAGNE 219 

troupeau. L'enfant était plein de courage. Il entra 
sans hésiter dans le chemin étroit et montant, 
plein de ronces , d'épines et de reptiles hideux et 
venimeux. Ses pieds et ses jambes furent bientôt 
tout en sang. TLes reptiles sifflaient, menaçants, et 
sautillaient des deux côtés du chemin ; et derrière 
lui il entendait un bruit épouvantable, comme si 
la mer en fureur était sur ses talons, près de 
l'engloutir. Malgré tout cela, il avançait toujours, 
sans détourner la tête. Mais, hélas ! les forces 
commençaient à lui manquer, et il allait tomber à 
terre, quand, heureusement, il posa la main sur 
la clôture de pierre et la franchit avec beaucoup 
de peine. Quand il fut de l'autre côté , il jeta un 
regard derrière lui et vit le chemin rempli de feu 
et de démons, et de toutes sortes de monstres 
horribles, menaçants et grinçant des dents. 
■ Il poursuivît sa route et, un moment après , il 
se trouva au pied de la montagne dont lui avait 
parlé le vieillard. Mais, hélas ! les ronces et les 
épines étaient si nombreuses et si pressées en cet 
endroit qu'il se dit avec désespoir : 

— Jamais je ne pourrai passer par là ! J'es- 
saierai pourtant, dussé-je y mourir ! 

Il réussit à passer, malgré tout. Mais il n'avait 
plus que quelques lambeaux de vêtements sur le 
corps; il était presque nu. Il commença néan- 
moins de gravir la montagne. Des petits enfants, 



220 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



aussi nombreux et aussi serrés qu'une fourmilière, 
montaient aussi, et au moment d'atteindre le 
sommet, ils roulaient jusqu'au bas, ayant chacun 
à la main une poignée d'herbe arrachée. Puis 
aussitôt ils se remettaient à monter, et roulaient 
encore de nouveau, et aucun d'eux ne pouvait 
mettre le pied sur le sommet de la montagne. 
Cela étonnait fort le jeune pâtre, et il se disait : 

— Que signifie donc ceci ? Est-ce que je vais 
rouler aussi jusqu'en bas, comme ces pauvres 
enfants , au moment d'atteindre le but ? 

Avec beaucoup de peine, il parvint jusqu'au 
sommet de la montagne, et, comme il était fatigué 
et qu'il n'en pouvait plus, il s'assit, pour se 
reposer un peu, sur le gazon fleuri. Il sentit 
aussitôt ses forces renaître, comme par enchante- 
ment , et il se remit à marcher. Il vit bientôt un 
beau château tout resplendissant de lumière, au 
milieu d'une grande prairie pleine de belles fleurs 
parfumées et de jolis oiseaux, qui chantaient gaî- 
ment. Une haute muraille d'argent l'entourait. 
Dans cette muraille, il y avait une porte avec un 
marteau. Il frappa sur la porte avec le marteau, 
et elle s'ouvrit, et un grand vieillard à barbe 
longue et blanche lui demanda : 

— Que demandez-vous, mon enfant ? 

— Le bon Dieu, s'il vous plaît. 

— Que lui voulez-vous, mon enfant ? 



DE LA BASSE-BRETAGNE 221 

— On m'a chargé de lui apporter une lettre 
au paradis. 

— Donnez-moi votre lettre, et je la lui re- 
mettrai. 

— Excusez-moi, mais je voudrais la lui remettre 
moi-même. 

-7- Ici, mon enfant, il n'entre pas de personnes 
en vie. 

Et le portier du paradis se disposait à lui 
fermer sa porte au nez, quand le bon Dieu, qui 
était venu rendre visite à son vieil ami saint 
Pierre et causer avec lui dans sa loge , dit : 

— Laisse entrer cet enfant, Pierre ; je sais qui 
me l'envoie. 

Et le jeune pâtre entra, et il remit la lettre au 
bon Dieu, en propres mains. 

Celui-ci l'ouvrit , fit semblant de la lire, quoi- 
qu'il sût bien ce qu'elle contenait, puis il dit : 

— C'est bien , mon enfant ; vous avez eu 
beaucoup de mal à venir jusqu'ici, n'est-ce pas ? 

— Oh I oui, j'ai eu du mal ! 

— Venez, que je vous fasse voir ma maison. 
Et le bon Dieu lui fit voir de belles salles et de 

beaux jardins remplis de belles fleurs parfumées 
et d'oiseaux aux chants harmonieux, et d'anges 
blancs qui chantaient aussi en s'accompagnant 
sur des harpes d'or ; il lui fit voir encore les vieux 
saints et les saintes de son pays de Basse-Bre- 



222 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



tagne, couronnés de gloire ; et les apôtres et les 
propfiètes, qui se promenaient, en devisant entre 
eux, au milieu de beaux parterres de fleurs, et 
sous les arbres chargés de fruits d'or et d'oiseaux 
chantants. Tous ils étaient joyeux et radieux 'de 
lumière, et l'enfant ne pouvait se rassasier de les 
contempler, si bien que le bon Dieu lui dit : 

— Allons ! mon enfant, retournez, à présent, 
vers celui qui vous a envoyé ici avec une lettre 
pour moi ; je crains qu'il ne s'impatiente de vous 
attendre, car il y a cent ans que vous êtes parti 
de là-bas. « 

— Jésus, est-ce possible? Cent ans I II me 
semble qu'il n'y a pas seulement une heure ! 

— Il y a cent ans, mon enfant. 
Et lui présentant une lettre : 

— Voici une lettre que vous remettrez au 
vieillard qui vous a envoyé vers moi, et, sans 
tarder, vous reviendrez me voir, et alors ce sera 
pour rester avec moi, à tout jamais. 

L'enfant prit la lettre et partit à regret. Comme 
il descendait la montagne, il vit une multitude 
de gens de toute condition qui montaient, et tous 
paraissaient contents et heureux, et le remerciaient 
en passant. H ne savait pas ce que cela signifiait, 
et il en était très-étonné. Il parvint, sans aucune 
peine, cette fois, auprès du vieillard, qui surveillait 
toujours son troupeau, et il lui remit la lettre. 






DE LA BASSE-BRETAGNE * 225 

— Te voilà donc de retour, mon enfant? lui 
dit le vieillard. 

— Oui, grâce à Dieu, répondit TenÉant. 

— Tu as été bien longtemps. 

*— Vous trouvez, mon- père ? Moi, je ne le 
trouve pas. 

— Si, mon enfant, tu as été plus de cent ans. 
Mais, peu importe. As-tu vu le bon Dieu ? 

— Oui, .vraiment, mon père, je l'ai vu, et il 
m'a même fait visiter son paradis, où j'ai vu 
de bien belles choses I 

Et il essaya de raconter et de décrire une partie 
de ce qu'il avait vu. Puis il denunda au vieillard : 

— Mais, dites-moi aussi, grand père, ce que 
signifient le feu que j'ai vu et le bruit épouvan-* 
table que j'ai entendu, derrière moi, en allant» 
dans le chemin étroit et difficile. 

— C'est là, mon enfant, le purgatoire, et le 
feu, le bruit, les reptiles hideux et venimeux y 
c'étaient des artifices de l'esprit du mal cherchant, 
à te faire revenir sur tes pas. Mais, grâce à Dieu,, 
tu as triomphé de ses pièges. 

— Et les pauvres petits enfants qui grimpaient 
avec moi sur la montagne et qui roulaient 
jusqu'au bas, au moment d'atteindre le sommet? 

— Ce sont des enfants morts sans avoir été 
baptisés. Ils entendent les chants des anges, et 
ils voudraient aller aussi au paradis avec eux ; 



224 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

mais, hélas ! ils ne peuvent pas jouir de la vue de 
Dieu, parce qu'ils n'ont pas reçu l'eau du baptême. 
Ils ne souffrent pas pourtant* 

— Et les gens de toute condition qui gravis- 
saient la montagne quand j'en descendais, et qui 
me saluaient et me remerciaient en passant ? 

— Ce sont de pauvres âmes que tu as délivrées 
du purgatoire, quand tu y as passé, pour les 
avoir seulement touchées, sous la forme des 
ronces et des épines qui te déchiraient le corps, et 
qui allaient au paradis. 

— Oh ! oui, j'ai beaucoup souffert dans mon 
voyage; voyez, mon père, comme mes pieds, 
mes mains et tout mon corps sont couverts de 
sang et de plaies ; mais rien que la vue du paradis 
m'a vite fait oublier tout cela. 

— Hélas ! mon pauvre enfant, le chemin du 
paradis est étroit et difHcile; mais puisque tu 
l'as déjà fait une fois, tu y repasseras, à présent, 
sans mal. Que ferais-tu, désormais, dans ce 
monde ? Tous tes parents sont morts depuis 
longtemps. Viens donc avec moi, car je suis ton 
père qui est au ciel I 

Et le vieillard l'emmena avec lui au paradis, 
car ce vieillard-là était le bon Dieu lui-même 1 

{C^Upar Catherine Le Bêr, de Plu^unet, Câtes^u-Nard.) 



DE LA BASSE-BRETAGNE 22$ 




Vin 

CELUI QUI ALLA PORTER UNE LETTRE 

AU PARADIS. 

(deuxième version.) 

|L y avait une fois un vieux seigneur riche 
et qui avait perdu sa femme, ses enfants 
et tous ses parents. Comme il était resté 
seul, il voulut voyager, pour essayer de se dis- 
traire de sa douleur. — J'emmènerai avec moi, se 
dit-il, un domestique, pour me tenir société, et je 
prendrai un enfant de douze à quinze ans, pauvre 
et sans parents, comme moi-même. 

H alla se promener sur une grande route 
et ne tarda pas à rencontrer un garçon d'une 
quinzaine d'années, tout déguenillé et à l'air mi- 
sérable. 

— Où vas-tu comme cela, mon garçon ? lui 
demanda-t-il. 

— Chercher mon dîner, répondit l'enfant. 

— Sais-tu lire ? 

— Non. 

— Et soutenir un mensonge ? 

— Oh I oui, cela tant que vous voudrez. 

15 



226 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— C*est bien ; veux-tu me suivre, comme do~ 
mestique ? 

— Je ne demande pas mieux. 

— Comment t'appelles-tu ? 

— Joli Kerdluz. 

— Eh bien I mon garçon , viens avec moi 
diner au château, et puis nous verrons après. 

Qjielque temps après, le seigneur voulut aller 
à Paris, et il dit à Joli : 

— Nous allons aller tous les deux à Paris, Joli. 
Moi, j*irai devant, et toi tu partiras un peu après 
et passeras par les mêmes endroits .que moi. Je te 
donnerai de l'argent, et tu descendras partout dans 
les meilleurs hôtels, et mangeras à la même table 
que les voyageurs et les pensionnaires. Tu y 
entendras toutes sortes de conversations et de 
bons tours ; mais, quoi que tu entendes, dis tou- 
jours que tu auras vu plus fort que cela. Ce soir, 
je souperai et coucherai à l'hôtel du ChevaU 
BlanCy à Guîngamp, et tu y souperas et coucheras 
toi-même, demain soir. 

— C'est bien, maître, répondit Joli ; je ferai 
comme vous venez de me dire. 

Là-dessus, le seigneur part à cheval, arrive à 
Guingamp vers le soir, et descend à l'hôtel du 
Cheval-Blanc, Il y avait foire, ce jour-là, à 
Guingamp, et la table était bien garnie, à 
souper. Les conversations allaient leur train. 



DE LA BASSE-BRETAGKE 227 

et Ton contait mainte merveille et maint bon 
tour. 

— Bah ! dit le seigneur,, tout cela n'est rien à 
côté de ce que j'ai vu, moi. 

— Qu'avez-vous donc vu ? lui demanda quel- 
qu'un, 

— Ce matin, comme je venais à Guingamp, le 
soleil tiirillâit, et le temps était superbe. Soudain, 
au moment où je passais au pied de la montagne 
de Bré, survint une obscurité telle que je ne 
voyais plus mon chemin. Je crus que c'était la 
fin du monde qui arrivait. 

Tout le monde fut étonné, personne n'ayant 
rien remarqué de semblable à Guingamp ou aux 
environs, et on pensa que le seigneur plaisantait 
ou mentait. 

Le lendemain matin, il partit pour Saint- 
Brieuc. 

Le même jour , son domestique Joli se mettait 
aussi en route, sur un bon cheval, et le soir, il 
arrivait à l'hôtel du Cheval-Blanc^ à Guingamp. 
A souper, comme la veille, on conta maint bon 
tour. Son maître lui avait fait la leçon, et ayant 
tout écouté en silence, il dit tout à coup : 

— Bahl tout cela n'est rien auprès de ce que 
j'ai vu, moi. 

— Qu'avez-vous donc vu? lui demanda-t-on. 

— Ce matin, comme je venais à Guingamp, 



228 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



arrivé près de la montagne de Bré, j'ai vu trois 
hommes munis de barres qui travaillaient à 
rouler un œuf énorme ; et ils étaient en bras de 
chemises, tout essoufflés et ruisselants de sueur. 

— QjLiel mensonge ! dit quelqu'un. 

— Ouvrez la porte toute grande ! dit un 
autre (i). 

— Pour moi, dit l'hôtelier, je suis tout disposé 
à croire que ce que dit cet homme est vrai. Hier, 
nous avions à souper un voyageur qui nous dit 
qu'au moment où il passait au pied de la montagne 
de Bré, il survint tout d'un coup, en plein jour 
et par un beau soleil, une obscurité telle qu'il ne 
voyait pas son chemin. Cette obscurité devait être 
produite par l'oiseau qui a pondu cet œuf et dont 
les grandes ailes interceptaient les rayons du 
soleil. 

Quand le seigneur arriva le soir à Saint-Brieuc, 
il descendit à l'hôtel des Quaire-FUs-Aymon, 

Vers la fin du repas, revinrent les gais propos 
et les merveilles, les conteurs renchérissant les 
uns sur les autres. 

— Bah! dit alors le vieux seigneur, j'ai vu, 
moi, bien plus fort que tout cela. 

(i) Quand quelqu'un est soupçonné d'avoir dit un gros 
mensonge, on a coutume de dire, si l'on est dans un appartement 
clos : Ouvrez la porte ou la fenêtre ! (pour laisser sortir le 
seasonge). • 



DE LA BASSE-BRETAGNE 229 

— Qu'avez- VOUS donc vu ? lui demanda- t-on. 

— Ce matin, comme je passais au bord de 
l'étang de Chatelaudren, en venant ici, l'eau y 
bouillait comme dans une chaudière sur le feu. 

— Il faut, alors, que cet étang soit au-dessus 
de l'enfer, dit quelqu'un. 

Le lendemain matin, le seigneur alla plus 
loin, et son domestique arriva, vers le soir, à 
l'hôtel des Quatre-Fils-Aynum , et comme on 
causait encore à table de bons tours et de choses 
merveilleuses : 

— Bah! dit tout à coup Joli, j'ai vu, moi, 
bien plus fort que tout cela. 

— Qpoi donc ? lui demanda-t-on. 

— Ce matin, comme je passais au bord de 
l'étang de Chatelaudren, en venant ici, j'ai vu 
quatre charrettes attelées chacune de quatre forts 
chevaux et qui charroyaient du poisson cuit de 
l'étang. 

Et comme tout le monde se récriait : 

— Cela doit être vrai, dit l'hôtelier, car„ hier 
soir, nous avions ici un voyageur qui nous a 
assuré que, quand il passait au bord de l'étang de 
Chatelaudren, l'eau y bouillait comme dans une 
chaudière sur le feu, 

Q.uand le vieux seigneur arriva à Paris, il alla 
tout droit au palais du roi. Le roi avait connu 
son père, et il lui fit bon accueil et l'invita à loger 



230 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

dans son palais, et le reçut à sa table. Vers la an 
du repas, ayant bu une goutte de vin de trop, 
peut-être, il dit au roi : 

— Vous avez, certes, un beau palais, sire, et 
pourtant, le mien est encore plus beau. Les portes 
et les fenêtres en sont d'ivoire avec des plaques 
d'or jaune; la toiture est en argent blanc, et, au 
sommet de la plus haute tourelle, il y a un coq 
en cuivre doré qui bat des ailes et chante douze 
fois, pendant que midi sonne. 

— Comment, insolent, lui dit le roi en colère, 
osez-vous vous moquer de moi de la sorte, dans 
mon palais et même à ma table? Jetez-moi cet 
homme en prison. 

Et aussitôt, des valets se saisirent de lui et le 
conduisirent en prison. 

Le lendemain. Joli Kerdluz arriva aussi à Paris 
et alla tout droit au palais du roi. Quand il eut 
dit qui il était , le roi donna Tordre de le bien 
accueillir et de lui doimer à manger. Puis il le fit 
venir dans son cabinet et lui demanda : 

— Est-ce que votre maître possède un beau 
château ? 

— Oui, certainement, sire, mon mattre possède 
un beau château, et je n'en ai jamais vu d'aussi 
beau nulle part. 

— Vraiment ? Eh bien ! faites-m'en un peu la 
description. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 23I 

£t Joli, à qui Toa avait fait la leçon, répéta 
la description de son maître, et y ajouta d'autres 
merveilles. 

— Il faut que ce château soit en effet bien 
beau, — se dit le roi en lui-même, — d'après ce 
•que m'en dit cet homme, et j'ai eu tort d'en 
£iire mettre le maître en prison. 

Et il donna l'ordre de le faire sortir et de 
l'amener en sa présence. 

— Vous avez, lui dit-il, un domestique qui 
n'est pas un sot. 

— Vous avez raison, sire, car mon domestique 
n'a pas son pareil au monde. Demandez-lui de 
faire tout ce qu'il vous plaira, fût-ce de porter 
une lettre au paradis, et il le fera. 

— Vous moquez-vous de moi ? dit le roi. 

— Non, sire, je ne dis que la vérité, et vous 
pouvez l'éprouver. 

— Eh bien I c'est ce que je veux faire. Je vais 
écrire une lettre, qu'il devra porter au paradis, au 
bon Dieu lui-même, et s'il ne m'en rapporte pas 
la réponse, au bout d'un an et un jour, il n'y a 
que la mort pour lui et pour vous pareillement. 

Et le roi écrivit une lettre, mit dessus l'adresse 
suivante : A Monsieur le bon Dieu, dans son pa- 
radis, et, la remettant à Joli, en la présence de 
son maître, il lui dit : 

— Vous allez me porter cette lettre à son 



232 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

adresse , et si vous • ne me rapportez pas une 
réponse, dans un an et un jour, vous serez pendus- 
tous les deux, votre maître et vous. 

Voilà nos deux hommes bien embarrassés. 
Aller en paradis, vivant, et en révenir de même, 
quand il est si difficile, dit-on, d*y aller après sa 
mort I... Et puis, quel chemin prendre?... 

Après avoir longtemps délibéré entre eux, sans 
rien trouver. Joli, prenant enfin une décision, dit : 
A la grâce de Dieu ! et partit. 

Nous laisserons maintenant son maître et le 
roi, pour le suivre dans son voyage. 

Il va, il va, toujours devant lui. Quand il 
demande le chemin du paradis, on le prend pour 
un pauvre innocent ; d'autres le prennent pour un 
plaisant et Tinjurient ou lui jettent des pierres. 
Déjà ses habits sont en lambeaux, et il n'a plus de 
chaussures, ni d'argent pour en acheter. Que faire? 

— Ma foi ! dit-il, je vais me bander les yeux ; 
peut-être arriverai-je plus facilement ainsi. 

Et il se banda les yeux et se remit à marcher. 
Ceux qui le rencontraient s'étonnaient de le voir 
dans cet état par les chemins ; les enfants le sui- 
vaient en criant et en lui jetant des pierres. Il n'y 
faisait pas attention et allait toujours, sans se 
plaindre ni parler à personne. 

Il y avait six mois qu'il marcliait ainsi, nuit 
et jour, sans éprouver ni faim, ni soif, ni aucun 



DE LA BASSE-BRETAGNE 235 

autre besoin, lorsqu'un jour, une voix douce et 
compatissante lui parla de cette façon : 

— Où allez- vous ainsi, mon pauvre garçon ? 

— Il est inutile que je vous le dise, répondit 
Joli ; vous ne pouvez rien pour moi. 

— Peut-être ; dites-moi toujours. 

— Eh bien I — car je devine à votre voix que 
vous êtes bon et compatissant, — je vais vous 
dire ce que je n'ai encore dit à personne : le roi 
m'a donné l'ordre de porter une lettre de lui au bon 
Dieu, dans son paradis, et si, au bout d'un an et 
un jour, je n'ai accompli mon voyage et rapporté 
une réponse, je dois être pendu, et mon maître 
pareillement. 

— Eh bien ! mon garçon, ôtez à présent le 
bandeau qui couvre vos yeux, et je vous conseil- 
lerai et vous mettrai sur le bon chemin. Vous 
approchez du terme de votre voyage ; vous êtes 
ici au pied du mont Calvaire. 

Joli ôta son bandeau et vit un vieillard à barbe 
blanche et d'une mine très-avenante qui se pro- 
menait dans un jardin rempli de belles fleurs. Et 
ce vieillard lui parla de la sorte, en lui présentant 
une boule : * 

— Voici, mon enfant, une boule ; prenez-la, 
mettez-la par terre, et elle roulera d'elle-même ; 
suivez-la, et elle vous conduira jusqu'à mon frère, 
qui vous dira ce que vous devrez faire. 



234 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Merci, grand père, dit Joli, en jwrenant la 
boule ; mais,^ dites-moi, je vous prie, avant de me 
remettre en route, que signifie ce que je vois ici 
autour de moi ? Je vois, en effet, trois pommiers, 
dont l'un porte de belles pommes mûres, un 
autre, des pommes à peine formées, et enfin un 
troisième, qui est tout couvert de fleurs. 

— Qiiand vous repasserez par ici, mon enfant, 
en revenant du paradis, je vous expliquerai tout 
cela. Ma boule, comme je vous l'ai déji dit, vous 
conduira; vous n'aurez qu'à la suivre. Vous 
arriverez bientôt près d'une croix où vous verrez 
un vieillard agenouillé et priant. C'est mon fi-ère, 
qui, depuis cinq cents ans, est dans cette posture. 
Il reconnaîtra ma boule et vous recevra bien, et 
vous donnera des conseils que vous suivrez 
exactement. 

— Merci, grand père, et que Dieu vous bénisse, 
dit JoU. 

£t il posa sa boule à terre. Aussitôt elle com- 
mença à rouler, et lui de la sui\Te. Au bout de 
quelque temps, elle alla heurter contre les marches 
d'une croix de pierre. 

— Salut à toi, boule de mon fi-ère, — lui dit 
un vieil ermite qui y priait à genoux ; — voici 
cent ans que je ne t'avais vue; qu'y a-t-il de 
nouveau ? 

Et apercevant alors Joli, il lui demanda : 



DÉ LA BASSE-BRETAGNE 23$ 

— Où allez-vous, et en quoi puis-je vous être 
utile, mon enfant ? Parlez avec confiance, et soyez 
le bienvenu, puisque vous venez de la part de 
mon frère. 

— J'ai une lettre à porter au paradis, mon père. 

— C'est bien, mon fils ; vous n'en êtes plus 
bien loin; mais, écoutez attentivement ce que je 
vais vous dire, et suivez mes conseils de point en 
point. Observez bien tout ce que vous verrez sur 
votre passage ; ne vous effrayez de rien, quoi que, 
vous puissiez voir ou entendre, et surtout ne 
regardez jamais derrière vous, ou vous tomberez 
au fond du puits de l'enfer. Vous verrez des 
choses étranges et auxquelles vous ne comprendrez 
rien ; mais, quand je vous reverrai, au retour, je 
vous expliquerai tout. Il vous faudra gravir cette 
montagne escarpée que voilà devant vous. Avant 
d'arriver à la montagne, vous passerez par une 
prairie aride, brûlée par le soleil et où pas une 
herbe ne pousse, et pourtant, vous y verrez des 
vaches bien portantes et luisantes de graisse. 
Couchées sur le sable brûlant, elles vous regar- 
deront passer, sans se déranger, et vous paraîtront 
contentes et heureuses. 

Plus loin, vous passerez par une autre prairie à 
l'herbe grasse et haute et abondante, et pourtant, 
vous y verrez des vaches maigres, décharnées, 
maladives et tristes, et quand une d'elles veut 



236 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

paître, toutes les autres se jettent dessus pour Ten 
empêcher. 

Au sortir de cette prairie, vous vous trouverez 
dans une belle avenue de grands arbres, avec de 
belles fleurs parfumées, de beaux oiseaux chan- 
tants, et où des jeunes gens et des jeunes filles 
richement parés mangent et boivent, et dansent, 
et rient, et chantent gaîment. On vous priera de 
prendre part à leurs festins et à leurs ébats; de 
belles filles vous feront toutes sortes d'agace- 
ries et d'avances ; mais, ne les écoutez pas, et 
poursuivez votre route, sans vous arrêter, ou vous 
êtçs perdu à tout jamais. 

A l'autre extrémité de cette belle avenue, vous 
verrez un sentier étroit et montant, encombré de 
ronces et d'épines, et il vous faudra passer par là. 
Dans ce sentier pénible, mon fils, vous serez 
rudement éprouvé ; je ne vous dirai pas toutes les 
choses efirayantes que vous y verrez ou entendrez •, 
mais, quoi que vous voyiez ou entendiez, n'ayez 
pas peur, ne regardez pas derrière vous, et 
continuez d'avancer avec courage et résolution. 
Si vous parvenez à franchir' heureusement ce ter- 
rible passage avec la haie de ronces et d'épines 
qui le termine, tout ira bien, et vous pourrez être 
sans inquiétude pour le reste du voyage. Au 
retour, quand vous repasserez par ici, je vous 
donnerai l'explication de tout ce que vous aurez 



DE LA BASSE-BRETAGNK 237 

VU et entendu, sans y rien comprendre. Allez, à 
présent, à la grâce de Dieu, mon fils, et moi je 
resterai ici à prier pour que vous puissiez mener 
à bonne fin votre entreprise. 

Joli remercie le vieillard et se remet en route. 
Il passe heureusement la prairie aux vaches 
grasses, puis celle aux vaches maigres, puis la 
belle avenue où Ton festoie et danse, et rit, et 
chante. Voici le sentier étroit, ardu, caillouteux. 
Il y entre avec résolution. Mais avec quel mal il 
avance I Bientôt il voit venir sur lui quelque 
chose comme une barrique de feu. C*est épou- 
vantable ! 

— Hélas 1 se dit-il, pour le coup, c*en est fait 
de moi ! 

Cependant, il ne recule pas ; il se tient ferme 
au milieu du sentier, et, au moment où il croyait 
qu'il allait être réduit en cendres, le feu passa 
par dessus sa tête, sans lui faire de mal. 

Presque aussitôt, il entendit derrière lui un bruit 
épouvantable, comme si la mer en fureur était 
sur ses talons et allait Tengloutir. Ses cheveux 
se dressent d 'effroi sur sa tête ; pourtant, il se 
tient ferme au milieu du sentier, sans regarder 
derrière lui, et il en est encore quitte pour la 
peur. Il arrive à l'extrémité du sentier et se trouve 
arrêté court par une haie d'épines et de ronces 
haute et très-serrée. 



238 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Mon Dieu, dit-il, comment pourrai-je jamais 
franchir cette haie, fatigué et faible comme je le 
suis ? Il n'y a pas à dire, pourtant, il faut essayer, 
arrive que pourra. 

Il franchit la haie avec beaucoup de mal et 
tombe de l'autre côté, dans une douve remplie 
de ronces et d'orties, où il s'évanouit, épuisé 
par le sang qu'il perdait. Au bout de quelque 
temps, il recouvre ses esprits, et son premier 
soin est de s'assurer s'il n'a pas perdu sa lettre. 
Il l'a encore ; il reprend courage et parvient 
à sortir de la douve, tout sanglant, nu ou peu 
s'en faut, et le corps tout déchiré. Il faisait pitié 
à voir. 

Il arrive alors dans un lieu rempli de belles 
Reurs parfumées, de papillons et de petits oiseaux 
aux chants mélodieux. Une rivière claire et lim- 
pide le traverse. Il s'approche de la rivière , 
s'assoit sur une pierre et trempe ses pieds dans 
l'eau. Il se sent aussitôt soulagé et s'endort, et 
rêve qu'il est dans le paradis. 

En s'éveillant, il fut étonné de sentir ses forces 
revenues et de voir ses blessures cicatrisées. 

Devant lui était le mont Calvaire, et il y voyait 
notre Sauveur attaché à la croix, et le sang coulait 
encore de ses blessures. Il se lève pour poursuivre 
sa route. Arrivé au pied de la montagne, il 
voit une foule de petits enfants occupés à la 



DE LA BASSE-BRETaGNE 239 

gravir. Ils étaient charmants, avec leurs robes 
blanches, et leurs cheveux blonds et bouclés. Ils 
montaient presque jusqu'au sommet; mais au 
moment d'y mettre le pied, ils roulaient jusqu'au 
bas , tenant à la main des poignées d'herbes arra- 
chées, dans leur chute. Et ils recommençaient de 
monter, pour dégringoler encore. 

Voyant venir un homme, ils coururent à lui, 
comme un essaim d'abeilles, en disant : 

— Emmenez-moi avec vous I emmenez-moi 
avec vous ! 

Il en prend trois, un sur chaque épaule et un 
autre qu'il tient par la main, et monte avec eux. 
Il n'avait plus qu'un pas ou deux à faire pour 
arriver au sommet, lorsqu'il dégringole aussi avec 
les enfants, jusqu'au. pied de la montagne. Il 
recommence une seconde, puis une troisième 
fois, avec trois autres enfants, et n'est pas plus 
heureux. Voyant alors qu'il ne peut atteindre 
le sommet de la montagne avec des enfants, il 
essaie d'y arriver seul et y réussit facilement. 

Il vit là un beau calvaire et s'agenouilla sur les 
marches de pierre pour prier. Notre Sauveur 
était toujours sur la croix ; il n'était pas encore 
mort, et le sang coulait de ses blessures et 
tombait sur la terre. 

Après avoir prié et versé des larmes abon- 
dantes , Joli se leva pour aller plus loin. Il 



240 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

remarqua non loin de là une belle habitation, 
comme un palais. 

— C'est là sans doute le paradis, se dit-il. 

Il s'avance et frappe à la porte. Un vieillard à 
longue barbe blanche, et portant suspendu à la 
ceinture un trousseau de clés, vient ouvrir et lui 
demande : 

— Qjue demandez-vous, mon garçon ? 

— Le paradis, et il me semble que . j'y suis 
arrivé enfin,- après tant de mal. 

— C'est bien ici le paradis, en effet ; mais tout, 
le monde n'y entre pas. 

— Voici une lettre qu'on m'a donnée à porter 
au bon Dieu, dans son paradis. 

— C'est bien ; donnez-la-moi, et asseyez-vous 
là sur un fauteuil, et je vais la remettre au bon 
Dieu et vous apporter la réponse, s'il y a lieu. 

Et saint Pierre prit la lettre, pour la porter à 
son adresse. Joli s'assit dans un beau fauteuil 
et, apercevant des lunettes sur une petite table 
auprès, il les mit sur son nez, et vit alors des 
choses si belles, si belles, qu'il en fut tout émer- 
veillé. 

En voyant le vieux portier revenir, il ôta vite 
les lunettes, craignant d'être grondé. 

— Ne craignez rien, mon enfant, lui dit saint 
Pierre ; voici déjà cinq cents ans que vous re- 
gardez avec mes lunettes. 



. DE LA BASSE-BRETAGNE 24I 

— Jésus ! que dites-vous? Je viens de les mettre 
sur mon nez. 

— Oui, mon enfant, il y a cinq cents ans, et 
vous trouvez le temps court, à ce que je vois. 

— Grand Dieu ! et moi qui devais être de 
retour de mon voyage, dans un an et un jour, 
sous peine de mort. 

— N'ayez pas d'inquiétude à ce sujet ; venez, et 
je vais vous faire voir votre roi et votre maître 
aussi, qui sont ici depuis longtemps. 

Et il le conduisit à la porte du paradis, qui 
était entrebaillée, et lui montra son roi et son 
maître, sur des sièges en or, couronnés de gloire 
et environnés d'une lumière éclatante. Au-dessus 
d'eux, Joli remarqua un autre siège plus beau, 
mais qui était vide. 

— Pour qui est cet autre siège au-dessus d'eux, 
et qui brille comme le soleil ? demanda- t-il. 

— Pour vous-même, mon fils, lui dit saint 
Pierre, et avant un an d'ici, vous viendrez vous y 
asseoir. 

— Serait-ce vrai, mon Dieu ? 

— Comme je vous le dis ; mais allons-nous en, 
d présent. 

— Oh 1 laissez-moi encore contempler mon 
siège. 

— Voici cent ans que vous êtes à le regarder, 
et il me semble que c'est assez; allons-nous en. 

16 



242 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

Voici la réponse du Père étemel à votre lettre. 
En arrivant dans votre pays, vous remettrez cette 
lettre au recteur de votre paroisse, qui vous 
donnera cent écus. Vous distribuerez tout cet 
argent aux pauvres, et quand vous aurez tout 
donné, jusqu'au dernier denier, vous mourrez sur 
la place et reviendrez ici occuper le beau siège 
que je vous ai fait voir, et vous resterez avec nous 
à tout jamais. Retournez donc dans votre pays : 
vous n'éprouverez plus aucune difficulté et ne 
rencontrerez sur votre passage que les deux vieil- 
lards qui vous ont aidé de leurs conseils, et qui 
vous donneront l'explication des choses extraordi- 
naires que vous avez vues pendant votre voyage. 
Joli prit alors congé de saint Pierre et se remit 
en route, pour retourner dans son pays. En passant 
par le mont Calvaire, il s'agenouilla encore devant 
la croix de notre Sauveur, pour l'adorer et le 
remercier. Au pied de la montagne, il retrouva 
le même vieillard en prière, et immobile comme 
une statue de pierre. 

— Salut, mon père, lui dit-il. 

— Te voilà donc de retour, mon enfant ; as-tu 
réussi dans ton entreprise ? 

— Oui, grâce à Dieu et à vous-même, mon 
père. 

— Tant mieux, mon enfant ; voici ma boule, 
qui te conduira jusqu'à mon frère, lequel te don- 



DE LA BASSE-BRETAGNE 243 

nera 1* explication de toutes les choses extraordi- 
naires que tu as vues dans ton voyage. 

Joli fit ses adieux au vieil ermite et se remit 
en route, suivant la boule, qui roulait devant 
lui. 

Il arrive à Tautre vieillard, qui était dans son 
jardin, parmi ses fleurs, et assis sous un pommier. 

— Salut, mon père, lui dit-il. 

— Cest donc toi, mon fils? As- tu réussi dans 
ton voyage ? 

— J'ai réussi, mon père, grâce à Dieu et à vos 
bons conseils. Mais donnez-moi, à présent, je vous 
prie, l'explication des choses extraordinaires que 
j'ai vues. 

— Oui, mon fils, je vais t'expliquer tout ce 
qui t'a étonné, comme je te l'ai promis. Qu'as-tu 
vu d'abord, en allant, après avoir quitté mon 
frère ? 

— J'ai d'abord vu des vaches et des bœufs 
gras et luisants, dans un lieu où il n'y avait 
que du sable aride et brûlant, et pas un brin 
d'herbe. 

— Eh bien 1 mon fils, ces vaches et ces bœufs 
gras, dans un lieu si désolé, représentent les 
pauvres, qui sont contents de leur sort sur la terre. 

— Et les vaches et les bœufs maigres que j'ai 
vus, plus loin, dans un lieu où l'herbe était grasse 
et abondante, et qui se battaient constamment ? 



244 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



— Ce sont là les riches, mon fils, que rien ne 
peut contenter et qui se font toujours la guerre 
pour posséder davantage. 

— Et ceux que j'ai vus ensuite, dans une belle 
avenue, festoyant et dansant, et chantant gaîment ? 

— Ce sont des dénions, mon fils, qui voulaient, 
par l'attrait des plaisirs, te détourner de la bonne 
voie et te perdre comme eux. 

— Et le sentier étroit, pierreux, ardu, rempli 
de ronces et d'épines, et où j'ai eu tant de mal? 

— C'est là le chemin du paradis. 

— Et la barrique de feu qui m'a fait si grande 
peur ? 

— C'étaient encore des démons essayant de 
te faire revenir sur tes pas. 

— Et la haie d'épines, si fournie, où j'ai laissé 
mes vêtements et déchiré tout mon corps, et la 
doifve remplie de ronces et d'orties, où je me suis 
évanoui ? 

— Le purgatoire, mon fils. Les ronces , les 
épines et les orties qui t'ont piqué et brûlé, et 
que tu as arrosées de ton sang, sont autant d'âmes 
en peine que tu as délivrées et qui, en ce mo- 
ment, prient pour toi dans le paradis, où tu iras 
bientôt les rejoindre, car tu as fait ton purga- 
toire. 

— Et le beau jardin rempli de belles fleurs 
parfumées et de beaux oiseaux chantants, avec la 



DE LA BASSE-BRETAGNE 24$ 

rivière où j*ai lavé mes blessures et trouvé tant 
de soulagement ? 

— Là, mon fils, tu étais déjà dans le vesti- 
bule du paradis. Cette belle rivière était le Jour- 
dain, dans lequel notre Sauveur se baigna souvent, 
quand il était sur la terre. 

— Et les gentils petits enfants qui gravissaient 
la montagne et roulaient jusqu'à la plaine, au 
moment où ils allaient atteindre le sommet ? 

— Ce sont les enfants morts sans baptême et 
qui ne peuvent jouir de la vue de Dieu. Ces 
pauvres enfants n'éprouvent aucune douleur, et 
leur seule punition est d'être privés de la vue de 
Dieu. 

— Dites-moi, à présent, mon père, ce que 
signifient aussi les trois pommiers de votre jardin. 

— Celui qui porte de belles pommes rouges 
représente l'homme dans la force de l'âge et de la 
santé ; celui qui porte des fruits à peine formés 
représente l'enfant qui vient de naître ; et celui 
qui est en fleurs représente le germe, dans le sein 
de la mère. A présent, mon fils, je te fais mes 
adieux ; nous nous reverrons dans le royaume de 
Dieu. Tu mourras avant un mois d'ici, et moi, 
au bout de sept mois, quand j'aurai achevé ma 
pénitence. Je sais tout cela. J'ai encore quelque 
chose à te dire : tu n'éprouveras ni peine ni 
souffrance d'aucun genre, jusqu'à ce que tu 



246 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



mettes le pied sur le sol de ta paroisse ; alors, tu 
sentiras le feu dans ta chair; mais souffre encore 
un peu avec résignation et courage. Garde-toi 
aussi de rougir de tes vêtements ou de ton corps, 
en quelque état que tu te trouves, à ton arrivée 
dans ton pays. Et maintenant, au revoir, dans le 
paradis de Dieu. 

Joli se remit en route pour son pays. En mettant 
le pied sur le sol de sa paroisse, comme le lui 
avait prédit Termite, il souffrit dans tout son 
corps, comme si le feu consumait sa chair. Quand 
il arriva au bourg, c'était un dimanche, et la 
procession faisait le tour du cimetière. Il y prend 
place et ne reconnaît personne. Mais les fidèles 
s'effraient à son aspect et s'éloignent de lui. Il 
s'étonne et se regarde. Il aperçoit alors qu'il ast 
tout nu, couvert de sang et de blessures, et réduit 
presque à Tétat de squelette. Il entre dans l'église. 
Le recteur l'y suit. Joli lui donne la lettre qu'il 
apporte du paradis. Il la lit, puis s'écrie : 

— Oh ! que vous êtes heureux, et que je vou- 
drais êtré^à-votre place ! 

Il lui donne cent écus. Joli fait avertir tous les 
pauvres de la paroisse qu'il veut leur distribuer 
des aumônes. Ils s'assemblent autour de lui, dans 
le cimetière, et il leur distribue tout son argent. 
Au moment de donner la dernière pièce, il la 
montre au peuple et dit : 



DE LA BASSE-BRETAGNE 247 

— Voici ma dernière pièce, et celui qui la 
recevra pourra dire qu'il aura ma vie entre ses 
mains, car aussitôt que je l'aurai donnée, 'fi 
mourrai. 

Il donna la pièce à une pauvre femme et expira 
à rinstant même. 

Et Ton vit alors descendre du ciel quatre co- 
lombes blanches et quatre anges blancs, qui em- 
portèrent son corps au paradis (i). 

(Conté par Jean-Marie Guè^enneCy scieur de long, 
à Plouaretf janvier i86ç.} 

(i) M. le colonel Troude a publié dans son- dictionnaire bre- 
ton-français, au mot Marvaill, de la page 43 1 à la page 441, 
un conte breton recueilli par M. Milin, sous le titre de : Le gars 
Laoïuk et le bon Dieu, récit fort prolixe et qui a beaucoup de 
rapport avec le nâtre. En voici le résumé : 

Une pauvre femme est restée veuve avec trois fils. Parvenu & 
l'Age de seize ans, l'aîné, nommé Paul, veut voyager. Il est pris 
dans un château, pour soigner un âne et le promener. Un jour, 
il entreprend tme promenade plus longue que d'habitude, et son 
maître lui recommande de laisser aller l'âne à sa volonté et de 
ne jamais tirer sur sa bride, pour lui faire changer de direction 
ou revenir sur ses pas. Le voilà donc parti, monté sur sa bête. 
Il rencontre bientôt un vieux mendiant, qui lui demande un 
morceau de pain. Paul lui répond qu'il n'en a pas trop, et pour' 
suit sa route. U arrive i un bras de mer. L'âne entre résolument 
dans l'eau ; mais Paul a peur de se noyer, et il tire sur la bride 
et revient au château. Le maître le renvoie aussitôt, parce qu'il a 
désobéi. Il revient chez sa mère et conte son aventure. Le second 
fils de la veuve, nommé Bastien, part à son tour, arrive dans le 
même château, y est aussi pris pour soigner l'âne, refuse un peu 



248 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



de paia au même vieillard et est bientôt congédié, comme soo 
aîné, et pour le même motif. Le dernier, nommé Laouik, veut 
aussi tenter l'aventure. Il partage son pain avec le vieux men- 
diant, laisse aller Tâne à l'eau, aussi loin qu'il veut et aborde à 
une terre où il voit des choses étranges : un homme qui avait 
un doigt dans le feu et ne pouvait l'en retirer, et poussait des- 
cris épouvantables ; plus loin, un autre homme couché sur un lit 
de braise ardente, et souriant en regardant le ciel ; plus loin 
encore, dans une grande lande aride, il voit des vaches grasses 
et luisantes, et qui paraissaient heureuses ; puis, dans une prairie; 
pleine d'herbe haute et grasse, d'autres vaches, maigres, dé- 
charnées et qui paraissent bien malheureuses; plus loin, deux 
rochers placés des deux côtés de la route s'entrechoquent et se 
battent avec un tel acharnement, qu'il en jaillit des étincelles et 
des fragments de pierre qui s'en détachent. Il passe sans mal,, 
mais non sans crainte, entre les deux rochers, et arrive A un 
pont étroit et glissant et sans parapets. Il franchit encore heu- 
reusement le pont et se trouve alors dans un bois ou ua 
jardin délicieux, où les arbres étaient chargés de beaux fruits,, 
et les oiseaux chantaient mélodieusement. Cependant, l'âne ne 
s'arrête pas et continue de marcher droit devant lui, et il se 
trouve devant une baie d'épines et de ronces, si foumie^ 
qu'un roitelet n'aurait pu passer à travers. Heureusement que 
la haie s'entr'ouvre devant eux, et ils passent encore, sans mal. 
Alors, Laouik se trouve dans une belle prairie, devant une 
nappe blanche étendue sur l'herbe, et sur laquelle il voit toutes 
sortes de mets appétissants et de flacons de vins délicieux 
L'âne s'arrête et se met k paître, ce que voyant Laouik, â 
descend et mange et boit à discrétion. Puis il remonte sur sa 
bête, et celle<i revient tranquillement à la maison, en repassant 
par le même chemin. Laouik arrive au château et va saluer son 
maître. 

— C'est fort bien, lui dit celui-ci, mais où as-tu été ? 

— Ma foi ! maître, je n'en sais rien ; mais j'ai vu des choses 
bien étranges. 



DE LA BASSE-BRETAGKE 349 



— Dis-moi ce que ta as vu, et je t'en donnerai rexplication. 

Et Laouîk raconta tout ce qu'il avait vu^ et son maître lui dit t 

«— La mer que tu as traversée représente le monde» où chaonn 
doit faire son chemin, à ses risques et périls ; Thcnnaie qui 
n'avait qu'un doigt dans le feu et qui triait si fort/ ne pou- 
vant l'en retirer, allait en enfer ; il était condamné, et rien ne 
pouvait le sauver du feu étemel; son bras, puis tout son 
corps, devaient passer à la suite de son doigt ; Fhomme 
qui, couché sur un lit de braise ardente, souriait, les yeux 
fixés au ciel, était dans le purgatoire, d'où il voyait Dieu, 
et cette vue seule suffisait pour l'empêcher de soufinr. Les 
vaches grasses, dans le pré aride, et les vaches maigres, dans le 
pré rempli d'herbe grasse et haute, représentent- les pauvres 
contents de leur sort, et les riches avides et insatiables. Les deux 
rochers qui s'entrechoquaient si violemment, des deux côtés de 
la route, sont deux frères qui se détestaient et se battaient cons- 
tamment sur la terre. Le chemin étroit et difficile et le pont 
élevé et glissant représentent le chemin du paradis. La belle pro- 
menade que tu vis ensuite et la belle vallée où tu t'arrêtas pour 
manger et boire sont le vestibule du paradis, et la nourriture et 
le breuvage que tu y as trouvés sout- la nourriture et le breu- 
vage de vie, qui t'empêcheront de mourir, c'est-à-dire d'aller en 
enfier. 11 y a aujourd'hui cent deux ans que tu es parti d'ici pour 
entreprendre ton voyage,, bien qu'il te semble qu'il n'a pas duré 
plus de huit jours.. Ta mère est, depuis longtemps déjà, dans le 
paradis, et, dans quelques jours, tu iras l'y rejoindre. £t le vieux 
mendiant que tu as trouvé sur ton chemin, et avec qui tu as 
partagé ton pain, tu ne m'en as rien dit. £h bien ! ce vieillard, 
c'était moi-même. 

Laouik reconnut alors que son mûtre n'était autre que le bon 
Dieu lui-même. Il mourut aussitôt, et deux anges blancs descen- 
dirent du cid, où ils emportèrent son corps. 

Dans un autre conte breton de ma collection (Trégoui-a' 
Barù), Jésus-Christ, voyageant en Basse-Bretagne avec §aint 



250 LÉGENDES CHRÉTFENNES 



Pierre» recueillit xxn jour un enfant nouveau-né, qui avait été 
abandonné au bord d'un chemin. Il le fit baptiser, lui servit de 
parrain et le plaça en nourrice, dans une bonne ferme. Qpond 
l'enfant eut dix-huit ans, il voulut voyager. Il se rend à Paris et 
est pris comme valet d'écurie, à la cour du roi. Il soigne si bien 
les chevaux qui lui sont confiés, qu'ils deviennent les plus beaux 
des écuries royales, ce qui lui vaut les bonnes grâces du mo- 
narque, mais aussi la jalousie des autres valets. Ceux-ci, pour se 
débarrasser de lui, imaginent de le faire envoyer par le roi vers 
le soleil, pour lui demander pourquoi il est rouge, le matin, quand 
il se lève. Il se met en route et rencontre bientôt une belle cavale 
blanche qui l'invite à monter sur son dos. Cette cavale fait 
mille lieues par jour. II passe la nuit dans un premier château 
dont le seigneur, malade depuis longtemps, le prie de demander 
au soleil ce qu'il doit faire pour recouvrer la santé. Dans un 
second château, où il passe la seconde nuit, le seigneur le charge 
de demander au soleil pourquoi un poirier qu'il a dans son jardin 
porte des fleurs et des fruits tous les ans, mais d'un côté seu- 
lement, tandis que l'autre côté ne porte ni fleurs ni fruits. 

Notre héros arrive alors à un bras de mer, et se sépare de sa 
cavale, qui l'attendra li jusqu'au retour. Un passeur le prend sur 
son bateau et le dépose sur la rive opposée, sans le charger 
d'adresser aucune question de sa part au soleil, ce qui doit être 
une lacune ou un oubli du conteur, car, dans une autre version 
bretonne, le batelier le prie de demander au soleil pourquoi on 
le retient depuis cinq cents ans sur son bateau, et ce qu'il doit 
faire pour être délivré. 

— L'imbécile 1 répond le soleil, il n'a qu'à donner la mèche 
pour allumer sa pipe au premier homme à qui il fera passer l'eau, 
et ne pas la lui reprendre de la main, et il sera délivré, et l'autre 
restora k sa place. 

Trégout-a-Baris arrive enfin au palais du soleil, et lui adresse 
ses questions. Le soleil lui répond : !<> que s'il est rouge, le 
matin, quand il se lève, c'est parce que la princesse au château 
d'or a son château près de son palais, et que la réflexion de U 



DE LA BASSE-BRETAGNE 2$! 



lumière sur son dôme et ses murailles d*or massif produit cet 
efifet * ; 20 le seigneur malade du premier château recouvrera 
la santé, dès qu'il aura fait tuer un crapaud qui est caché sous 
son lit. Dans une autre version, au lieu du seigneur malade, 
c'est la fille du roi qui, le jour de sa première communion, s'est 
trouvée indisposée et a vomi la sainte hostie, en arrivant dans sa 
chambre. Un crapaud l'a aussitôt avalée, puis il s'est retiré sous 
le lit de la princesse, où il se tient caché dans un trou. Il faut, 
pour que la princesse guérisse, qu'elle fasse extraire la sainte 
hostie du corps du crapaud et la mange de nouveau ; 30 le poi- 
rier du second château ne porte de fleurs et de fixiits que d'un seul 
côté, parce qu'il 7 a un serpent aux racine^ de l'arbre, du côté 
stérile, et une barrique d'argent de l'autre côté. Q.ue l'on enlève 
le serpent et qu'on le tue, et le poirier portera des fleurs et des 
fruits des deux côtés. 

Le héros s'en retourne et fait connaître les réponses qu'il rap- 
porte. Mats il n'est pas au bout de ses épreuves, et il lui faut 
encore amener au roi la princesse au château d'or, puis le châ- 
teau lui-même, avec la clé, que la princesse a laissée tomber au 
fond de la mer, et enfin de l'eau de la vie, pour rajeunir le 
vieux monarque. Il réussit dans toutes ces épreuves, grâce & sa 
cavale blanche et à différents autres animaux. Au dénoûment, il 
épouse la princesse du château d'or, et sa cavale blanche devient 
une belle dame, qui n'est autre que la sainte Vierge elle-même 
envoyée par jésus-Christ pour tirer son filleul d'embarras. 

On voit que l'élément chrétien a été introduit après coup dans 
ce conte, et assez maladroitement, du reste. Dans un quatrième 



* Dans un autre conte bas-breton : La Princesse de Tronhh- 
laincy la réponse à la même question est celle-ci : — C'est que 
le château de la princesse de Tronkolaine est ici près, et elle est 
si belle, qu'il faut que je me montre dans tout mon éclat, pour 
n'être pas éclipsé par elle. 

Voir : Archives des missions scientifiques et lïftéraireSj 1872, cin- 
quième rapport sur une mission en Basse-Bretagne, pages 5 & 9. 



252 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



conte bAS-breton intitulé : Le Prince blanCf et où l'élément païen 
et l'élément chrétien sont aussi confondus, le héros va, non plus 
vers le soleil, mais vers le Père Étemel, pour lui adresser plu- 
sieurs questions du même genre que celles du conte précédent. 
Il arrive au pied du mont Sinaïy qu'il gravit péniblement. Plus 
loin, il rencontre, dans un chemin creux, deux arbres qui s'en- 
trechoquent si violemment, que leur écorce vole en éclats, avec 
des fragments de bois. Les deux arbres s'arrêtent un moment, 
pour le laisser passer, mais à la condition qu'il demandera au 
Père Étemel et leur dira, au retour, pourquoi on les force ainsi à 
se battre continuellement, depuis six cents ans. Plus loin, c'est 
une vieille femme qui file, assise sur son rouet, barrant le pas- 
sage, et elle refuse aussi de le laisser passer, s'il ne lui promet 
de savoir du Père Étemel pourquoi on la retient ainsi à ûler, dans 
ce chemin, depuis huit cents ans. Plus loin encore, il arrive à un 
bras de mer, où il trouve un passeur qui refuse de le conduire 
sur la rive opposée, à moins qu'il ne veuille demander au Père 
Éternel pourquoi on le retient ainsi sur son bateau de passeur 
depuis neuf cents ans, et s'il a encore longtemps à y rester. Il 
promet, et le passeur lui fait alors passer la Mer Rouge. 

Il gravit ensuite, péniblement, une haute montagne, au sommet 
de laquelle est une grande et belle plaine, où il voit un troupeau 
de petits agneaux bondissants et bêlants. Mais leurs bêlements 
ont quelque chose de triste. Il passe et rencontre, un peu plus 
loin, une chapelle dont la porte est fermée. Il frappe à la porte, et 
un vieillard vient lui ouvrir. C'est saint Pierre. Enfin, il arrive 
jusqu'au Père Étemel, lui adresse ses questions et en reçoit les ré- 
ponses suivantes : 

— Les petits agneaux aux bêlements tristes sont des enfants 
morts sans baptême. Le vieux passeur sur son ba'teau sera déli- 
vré quand il aura trouvé quelqu'un pour y prendre sa place; 
mais il ne faut le lui dire qu'après avoir passé le bras de mer. 
La vieille fileuse sur son rouet a profané le repos du dimanche, 
et doit filer éternellement, jusqu'à ce qu'elle ait tué quelqu'un 
d'un coup de sa quenouiUe ou de son fuseau. Il ne faut le lui 



DE LA BASSE-BRETAGNE 253 



dire aussi qu'après avoir passé. Les deux arbres qui se battent si 
cruellement sont deux frères ou deux époux qui se disputaient et 
se battaient constamment, quand ils vivaient sur la terre, et leur 
supplice ne doit finir que quand ils auront tué un homme en 
l'écrasant entre eux. Il ne faut le leur dire aussi qu'après avoir 
passé. 

Le héros, en récompense des fatigues de son vo3'age, doit 
épouser une des trois filles du roi. Il demande l'aînée, qui lui est 
venue en aide et l'a mis à même de mener son entreprise à bonne 
fin. Mais le roi dit que les trois princesses seront mises dans une 
chambre obscure et que le héros devra y faire son choix. La prin- 
cesse aînée mange du miel avant l'épreuve, et dit à son protégé 
qu'il la reconnaîtra facilement au bourdonnement d'une abeille 
qui voltigera autour de sa tête. 

Dans la Revue celtique, vol. II, pages 289 et suivantes, j'ai 
publié, sous le titre général de : La femme du Soleil, quatre contes 
bretons où il est également question d'un voyage jusqu'au soleil. 
Le héros, pendant ce voyage, voit aussi plusieurs choses qui 
excitent son étonnement et dont il demande l'explication. Il 
semble ressortir de la comparaison de toutes ces versions que 
c'est bien au soleil que doivent être adressées les questions, et 
que le Père Éternel est une substitution arbitraire et relativement 
moderne. 

L'épisode des vaches maigres, dans la prairie au pâturage abon- 
dant, et des vaches grasses, dans la plaine de sable aride, se retrouve 
dans : L'homme aux dents rouges, du recueil de M. Jean Bladé, 
Contes populaires recueillis en Jgenais, page 52, 1874. 

Le mythe des heures oubliées se retrouve aussi dans plusieurs 
contes bretons de ma collection. 

Cf. aussi : Musique du ciel, conte irlandais, de Kennedy, traduit 
par M. Loys Brueyre, dans son important recueil : Contes popu- 
laires de la Grande-Bretagne; la Vieillesse d'Oisin, conte du même 
recueil qui, tous deux, sont accompagnés de commentaires très- < 
curieux. 



254 LÉGENDES CHRÉTIENNES 




IX 



CELUI QUI RACHETA SON PERE 
ET SA MÈRE DE L*BNFER. 



[u temps jadis, il y avait au château de 
Kerjean, en Braspartz, un riche et puissant 
seigneur qui avait trois fils. 
Qpand moururent leur père et leur mère, les 
trois jeunes seigneurs menèrent joyeuse vie, et 
bientôt ils eurent mangé tout ce que leur avaient 
laissé leurs parents. L'aîné, qui s'appelait François, 
voulut alors quitter le pays et voyager, pour 
chercher fortune. Il fit donc ses adieux à ses deux 
frères et partit. 

Il rencontra bientôt sur sa route un vieillard à 
mine vénérable qui lui demanda : 

— Que cherchez-vous, jeune homme? 

— Je cherche du travail, pour gagner ma vie, 
répondit-il. 

— Vous ne me paraissez guère avoir l'habitude 
du travail, pourtant. 

— J'ai été riche ; mais j'ai follement dépensé ce 
que m'avaient laissé mes parents, et, à présent, il 
me faut travailler pour vivre. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 25$ 

— Eh bien I venez avec moi, et je verrai ce 
que je pourrai faire pour vous. 

Et le jeune homme suivit le vieillard. Celui-ci 
remmena avec lui dans un beau château, le fit 
manger et le conduisit ensuite à son lit, et lui dit 
qu'il n'aurait pas besoin de se lever, le lendemain 
matin, jusqu'à ce qu'il entendit sonner la cloche. 
U ajouta qu'il lui ferait connaître, le lendemain, 
les conditions de son engagement. Puis il s'en 
alla. 

François dormit on ne peut mieux, satisfait 
d'avoir affaire à un maître qui paraissait si bon, 
et il s'éveilla vers six heures, le lendemain matin. 
Comme il n'entendait sonner aucune cloche, il 
s'ennuya dans son lit, se leva à sept heures et 
descendit. Le vieillard lui dit : 

— Je vous avais recommandé de ne descendre 
que lorsque vous entendriez sonner la cloche > 
est-ce que votre lit n'était pas bon ? 

— Si, sûrement, maître ; mais, ime fois éveillé, 
le matin, je n'aime pas à rester au lit, et je n'ai 
pas cru mal faire en me levant à sept heures. 

— C'est bien; déjeûnez toujours, puis je vous 
indiquerai votre travail de la journée. 

François dé jeûna, et, quand il eut fini, le 
vieillard lui fit signe de le suivre. Il le conduisit 
dans une vaste cour, où il y avait un grand trou- 
peau de moutons, e^ lui dit : 



256 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Voilà un troupeau de moutons que vous 
aurez à garder, tous les jours, jusqu'au coucher du 
soleil, et, au bout de Tannée, si je suis content 
de vous, vous recevrez cent écus. 

— Cela me convient, répondit François; ce 
n'est pas là une besogne bien difficile. 

. — Je dois vous dire encore, reprit le vieillard, 
que vous ne devez jamais mentir, car, au premier 
mensonge, je vous renverrais, sans le sou. 

— C'est entendu, maître ; mais où faut-il 
conduire les moutons ? 

— Vous n'avez qu'à les laisser marcher devant 
vous et à les suivre ; ils savent bien où ils doivent 
aller. Quand ils s'arrêteront, vous vous arrêterez 
aussi, et, au coucher du soleil, vous les ramènerez. 

— C'est bien, maître, je ferai exactement comme 
vous dites, car je désire vous contenter. 

Et les moutons sortirent alors de la cour, un 
grand bélier à la tête du troupeau, et François les 
suivant. Ils passèrent, tôt après, auprès d'une fon- 
taine. Les moutons continuèrent de marcher, sans 
y faire attention. François, en voyant l'eau lim- 
pide et claire, se dit : 

— Voilà de l'eau qui doit être bien bonne 1 II 
faut que j'en boive, pour voir. 

Et il eu but, dans le creux de sa main, et la 
trouva, en effet, délicieuse. Puis il se remit à 
suivre ses moutons, qui allaient toujours. Peu 



DE LA BASSE-BRETAGNE 257 

après , ils passèrent auprès d'une autre fontaine 
remplie de lait. Les moutons continuèrent de 
marcher, sans s'arrêter. Mais François s'arrêta, 
tout étonné, et s'écria : 

— Tiens, une fontaine de lait ! Jamais je n'avais 
vu pareille chose; il faut que j'en boive. 

Et il en but, et puis il suivit encore son trou- 
peau. Ils arrivèrent alors à une troisième fontaine, 
qui était de vin rouge. Les moutons continuèrent 
leur marche. Mais François s'arrêta encore et 
but à la fontaine de vin rouge, comme aux deux 
autres, et il en but tant même, qu'il se trouva 
ivre et s'endormit sur le gazon, auprès. Quand il 
se réveilla, le soleil se couchait, et il vit les mou- 
tons qui rentraient. Il ne savait où ils avaient 
été, et il les suivit encore. Quand il arriva dans 
la cour du château, le vieillard, qui l'attendait, 
lui dit : 

— Vous voilà de retour ? 

— Oui, maître, comme vous me l'aviez recom- 
mandé, au coucher du soleil. 

— C'est bien! et qu'avez-vous vu d'extraor- 
dinaire ? 

— Ma foi, j'ai vu d'abord une fontaine dont 
l'eau était bien limpide et bien claire. 

— Et vous en avez bu ? 

— Oui, j'en ai bu ; j'avais soif. 

— Qu'avez-vous vu ensuite ? 

17 



258 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Ensuite j'ai vu une autre fontaine, une fon— 
taine de lait, ce que je n'avais jamais vu encore^ 

— Et vous en avez encore bu ? 

— Oui, j'ai bu à celle-là aussi. 

— Et après ? 

— Après, j'ai vu une troisième fontaine, une 
fontaine de vin rouge, cette fois. 

— Et vous en avez bu, comme des autres ? 

— Non, je n'ai pas bu à celle-là. 

— Vous y avez bu, et vous vous êtes enivré, et 
vous n'avez pas suivi plus loin votre troupeau. 
Vous êtes un mauvais berger, et vous avez menti. 
Vous vous rappelez nos conditions ? Vous pouvez 
donc vous en aller; je n'ai pas besoin de vous, 
et je ne vous dois rien. 

Et il lui fallut partir, sans le sou. Il revint vers 
ses frères, dans un état fort piteux, et leur raconta 
ce qui lui était arrivé. 

— Eh bien ! moi, je veux voyager aussi, — dit 
alors le second frère, qui s'appelait Yves, — et 
j'espère ne pas m'en retourner dans un aussi 
piteux état. 

Et il partit, et ne fut pas plus heureux que 
son aîné. Il lui arriva absolument comme à 
celui-ci. Il rencontra le même vieillard, alla avec 
lui à son château, but aux trois fontaines, s'enivra 
à la fontaine de vin rouge, mentit et fut aussi 
renvoyé, sans le sou. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 259 

En le voyant revenir dans un aussi triste état 
que François, le cadet, qui avait nom Jean, 
voulut partir à son tour. 

Il rencontra aussi le même vieillard que les 
deux autres et alla aussi avec lui à son château. 
Mais, le lendemain matin, il ne se leva pas avant 
que la cloche n'eût sonné, et, au moment de 
partir avec les moutons, le vieillard lui fit les 
mêmes recommandations qu'à ses deux frères. Il 
sortit alors du château et suivit le troupeau. Il 
arriva bientôt à la fontaine d'eau limpide et claire, 
et, en la voyant, il s'agenouilla et dit : 

— Si cette fontaine était faite des larmes que 
répandit la sainte Vierge, quand son divin Fils 
mourut pour nous, sur la croix !... 

Et il récita cinq Pater et cinq Avâj puis il se 
releva, et ses moutons, qui l'avaient attendu pen- 
dant qu'il priait, continuèrent de marcher. 

Arrivé à la fontaine de lait, il dit : 

— Si cette fontaine était faite du lait que 
fournit la mère de notre Sauveur pour nourrir 
son divin Fils !... 

Et il s'agenouilla encore, et récita cinq Pater 
et cinq Ave, et les moutons s'arrêtèrent pen- 
dant qu'il priait, puis ils continuèrent leur 
route et arrivèrent à la fontaine de vin rouge. 
Jean s'agenouilla pour la troisième fois, en di- 
sant : 



26o LÉGENDES CHRÉTIENNES 



— Si cette fontaine était faite du sang que 
répandit notre divin Sauveur sur la croix I... 

Et il récita encore cinq PcUer et cinq Ave, puis 
les moutons, qui semblaient prier aussi, se remi- 
rent en marche, et il les suivit. 

Ils arrivèrent alors à un grand château d'une 
forme étrange. La porte de la cour en était grande 
ouverte, et les moutons y entrèrent et se cou- 
chèrent sur le pavé. Jean entra aussi, à leur suite. 
Il fut étonné de ne voir aucune porte pour entrer 
dans le château, ni personne à qui parler. 

Une échelle était appuyée contre la muraille 
d'une grosse tçur. Il monta à cette échelle et 
regarda dans l'intérieur de la tour par la fenêtre 
du premier étage. Il vit une vaste salle remplie 
de feu et de flamme, et, au milieu du feu, une 
infinité d'hommes et de femmes de tout âge et de 
toute condition, torturés par des diables et des 
monstres affreux. Et c'était partout dos cris et 
des imprécations épouvantables. Il recula d'effroi 
et d'horreur. Mais, comme il lui avait semblé 
reconnaître dans la fournaise ardente son père, 
sa mère et sa tante, il regarda de nouveau, et, 
s'étant assuré que c'était bien eux, il leur cria : 

— N'est-il pas possible, mes pauvres parents, 
de vous retirer de là, à quelque prix que ce soit? 

— Hélas ! non, répondirent-ils, car nous som- 
mes ici dans l'enfer ! 



DE LA BASSE-BRETAGNE 26l 



Il monta alors plus haut, Tâme navrée de 
douleur, et regarda par une autre fenêtre placée 
au-dessus de la première. Et il vit une autre 
fournaise ardente, immense, et pleine aussi d'hom- 
mes et de femmes de tout âge et de toute condition ; 
et là encore, il reconnut plusieurs personnes. Et 
tous ces malheureux tendaient vers lui des mains 
suppliantes et lui criaient : 

— Ayez pitié de nous ! tirez-nous d'ici !... 

— Et comment pourrais-je le faire, pauvres 
malheureux ? 

— En priant Dieu et en faisant dure pénitence. 

— Je prierai Dieu pour vous, et je ferai dure 
pénitence. 

Et il monta plus haut encore, et, par une 
troisième fenêtre, il vit un jardin délicieux, rempli 
de belles fleurs aux suaves parfums, de chants, 
de musique et d'anges radieux. Il y vit aussi 
grand nombre de gens de tout âge et de toute 
condition, des évêques, des prêtres, des moines, 
des religieuses, des vieux solitaires, et beaucoup 
de gens du peuple, des paysans et des paysaimes, 
des artisans, des mendiants, et tous étaient rayon- 
nants de bonheur et chantaient les louanges de 
Dieu. Et au milieu de cette foule de bienheureux, 
il reconnut son maître, le vieillard à qui appar- 
tenaient les moutons. Il était là comme un roi au 
milieu de son peuple, et tous l'aimaient et chan- 



262 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



taient ses louanges. Et le vieillard, Tayant aperçu, 
le salua avec un sourire et lui dit de faire une 
demande, et qu'il la lui accorderait, quelle qu'elle 
pût être, parce qu'il était content de lui. 

— Eh bien ! maître , dit alors Jean , puisque 
vous avez cette bonté, je vous demande de vouloir 
bien mettre un terme aux souffrances de mon 
père, de ma mère et de ma tante, que j'ai vus, 
plus bas, dans un lieu dont la pensée seule fait 
frémir d'effroi et d'horreur ! 

— Hélas ! mon pauvre enfant, cela ne se peut 
pas, car ils sont dans l'enfer, d'où l'on ne sort 
plus, une fois qu'on y est. 

— Oh ! mon bon maître, ne repoussez pas ma 
prière ; exigez de moi, en échange, telle pénitence 
qu'il vous plaira, et, quelque dure qu'elle puisse 
être, j'aurai le courage de tout souffrir, pour 
délivrer mes pauvres parents, qui sont si malheu- 
reux! 

— Eh bien ! mon enfant, j'y consens, tant ta 
charité et ta foi sont grandes. Écoute donc à quel 
prix tu peux les délivrer : tu ceindras autour de 
ton corps nu une ceinture de fer garnie de clous 
dont les pointes aiguës, tournées en dedans, te 
déchireront la chair; je fermerai cette ceinture 
avec une petite clé d'or, que je jetterai ensuite 
au fond de la mer, et ta pénitence ne finira que 
lorsque tu retrouveras cette clé, pour ouvrir la 



DE LA BASSE-BRETAGNE 265 

ceinture. Tu te retireras dans quelque bois, où tu 
vivras, comme tu pourras, de racines, d'herbes et 
de fruits sauvages. Vois si tu te sens le courage 
d'accomplir jusqu'au bout une telle épreuve. 

— Oui, maître, je l'accomplirai, avec l'aide de 
Dieul 

Alors fut apportée une ceinture de fer garnie 
de clous aux pointes aiguës et tournées en dedans ; 
on la lui mit sur son corps nu, et on la ferma 
avec une petite clé d'or, qui fut ensuite jetée dans 
la mer. Puis, on lui dit de retourner dans son 
pays et de se retirer au fond d'un bois, pour 
accomplir sa pénitence. 

Jean, après une marche longue et pénible, 
arriva auprès de ses frères, qui ne le reconnurent 
pas d'abord, tant il était maigre et décharné! 
Deux ans s'étaient écoulés depuis le jour de son 
départ. Il leur raconta tout ce qui lui était arrivé 
et ce qu'il avait vu. François et Yves, en appre- 
nant que leur père, leur mère et leur tante étaient 
damnés, dans l'enfer, mais que néanmoins le Sei- 
gneur voulait bien rendre leur délivrance pos- 
sible, se vouèrent aussi à la pénitence, pour aider 
leur jeune frère dans la terrible épreuve qu'il 
avait acceptée. Leur vie n'avait pas été exemplaire 
jusque-là, et le récit de leur cadet les avait effrayés 
pour eux-mêmes. L'un d'eux se retira donc dans 



264 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

le bois du Crannou, l'autre dans le bois du 
Fréau, et Jean établit son ermitage dans le bois 
de Huêlgoat. 

Après plusieurs années de cette vie que prati- 
quaient seuls les saints des anciens temps, un jour 
que Jean était en prière, selon son ordinaire, il 
entendit une voix du ciel qui lui disait d'aller 
rejoindre ses deux frères, afin de se rendre avec 
eux dans la ville de Morlaix. Dieu le voulait ainsi. 

Les trois frères ermites prirent ensemble la 
route de Morlaix, et, en les voyant passer sur les 
chemins, les habitants du pays s'ef&ayaient et se 
demandaient si ce n'étaient pas trois morts sortis 
de quelque cimetière. En arrivant dans la ville de 
Morlaix, comme ils passaient par le marché aux 
poissons, deux femmes s'y querellaient au sujet 
d'une petite clé d'or qui venait d'être trouvée 
dans le ventre d'un poisson, et à la possession de 
laquelle elles prétendaient toutes les deux. Il y 
avait un grand rassemblement autour d'elles. 

— Rapportez- vous-en, dit quelqu'un, au juge- 
ment de ces trois saints hommes qui passent. 

Les deux femmes y consentirent, et on pria les 
trois ermites de s'approcher. On leur expliqua le 
sujet de la querelle, et on leur présenta la clé 
d'or. Jean reconnut sur le champ la clé de sa 
ceinture. Il la prit, la mit dans la serrure, et 
l'ouvrit facilement. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 20$ 



Aussitôt il s'affaissa sur lui-même, et mourut 
sur la place. Et Ton vit alors deux anges blancs 
qui descendirent du ciel et l'emportèrent au 
paradis ! 

Quant aux deux autres, ils ne tardèrent pas à 
mourir aussi dans le couvent des capucins de 
Morlaix, et ils allèrent rejoindre leur frère, leur 
père, leur mère et leur tante, qui les attendaient 
dans le paradis de Dieu 1 

(Conté par Guillaume Le Goff, laboureur, au bourg 
de Brasparix (Finistère). 

Les fontaines où il ne faut pas boire et dont Teau fait dormir 
ont quelque analogie avec celles de VHomme aux dents rouges^ du 
recueil de M. Bladé : Contes populaires recueillis en Agenais. 

La leçon morale qui ressort de ce conte, c^est la toute-puis- 
sance de la foi et de k pénitence. Cette morale était chère aux 
écrivains du moyen âge. C'est aussi celle de la légende de saint 
Grégoire le Grand, dont la fin ressemble à notre conte. En 
voici une analyse très-sommaire : 

Grégoire, ^'après cette légende, est le fruit de Tunion inces- 
tueuse d'un frère et d'une sœur. La fatalité, qui le poursuit 
comme Œdipe, lut fait plus urd épouser sa propre mère, sans le 
savoir. Lorsqu'il découvre l'horrible vérité, il s'enfuit secrètement, 
vêtu de haillons. Il erre au hasard et arrive sur le bord de la 
mer. Il demande l'hospiulité à un pécheur. Celui-ci le repousse 
grossièrement et plaisante sur son embonpoint, qu'il trouve 
étrange chez un mendiant. La femme du pêcheur intercède pour 
l'étranger, et on lui permet de passer la nuit dans la cabane, sur 
la paille. Pendant le repas, Grégoire ne veut accepter qu'un mor- 
ceau de pain d'orge. Le pêcheur continue de railler son hôte. Il 
lui conseille de se faire ermite. Grégoire répond qu'il cherche 



266 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



précisément un lieu qui lui convienne. Le pécheur lui propose 
une roche abrupte et aride, qu'il connaît sur la côte. « J'ai même 
là, ajoute-t<il, de bons fers que je vous mettrai aux pieds, si vous 
voulez ». Grégoire accepte. Le pêcheur le conduit alors à la roche, 
l'y enchaîne solidement, puis il jette la clé à la mer, en disant : 
« duand cette clé se retrouvera, vous sortirez d'ici. » Grégoire 
demeure sur la roche dix-sept ans, n'ayant pour toute nourriture 
que les coquillages que le flot y apporte parfois à ses pieds. Il 
est nu, exposé au soleil, au froid, à la tempête, à toutes les 
intempéries des saisons. 

Les dix-sept ans écoulés, des ambassadeurs romains arrivent à 
la cabane du pêcheur. Us sont à la recherche d'un pénitent 
nommé Grégoire, qui vit sur une roche solitaire, au bord de 
l'Océan. Un ange les a avertis de donner ce pénitent pour suc- 
cesseur au souverain pontife qui vient de mourir. Le pêcheur leur 
dit qu'il connaît la retraite de celui qu'ils cherchent. On trouve 
dans le ventre du poisson qui est servi au repas la clé qui a été 
jetée à la mer, il y a dix-sept ans. Au matin, les ambassadeurs se 
font conduire au rocher. Ils aperçoivent Grégoire, décharné, « velu 
et chenu ». Us lui annoncent qu'ils viennent le chercher pour 
l'élever au Saint-Siège de Rome. Grégoire repousse leurs ins- 
tances ; il finit par s'écrier : « Je ne quitterai ce lieu que lorsqu'on 
me rapportera la clé des fers que j'ai aux pieds. » 

Les ambassadeurs lui présentent alors la dé, et Grégoire cesse 
de se défendre. C'est ainsi que ce « fort pécheur » devint le chef 
de l'Église et te vicaire du Christ. 

Cependant sa mère, avancée en âge, vient à Rome, demander 
l'absolution de ses péchés. La mère et le fils se reconnaissent. La 
mère entre dans un couvent, où le Saint-Père vient souvent la visi- 
ter. Tous deux meurent saintement. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 267 




LE MARQUIS DE TROMELIN (1) 

QUI VENDIT SON FILS AU DIABLE ET ALLA DANS 
L*ENFER RETIRER LE TITRE DE VENTE. 



|L y avait une fois un marquis, qui avait 
été très-riche. Mais il avait dépensé tout 
son bien, et il était pauvre à présent, et si 
pauvre même qu'il s'en fallait de peu qu'il ne fût 
réduit à chercher son pain. Sa femme lui dit 
un jour : 

— Allez au bois, pour chercher un peu de bois 
mort ; pendant ce temps-là, moi j'irai chercher 
de la farine au moulin, et nous aurons de la 
bouillie d'avoine à notre souper. 

(i) Les conteurs populaires ont la fâcheuse habitude d'intro- 
duire dans leurs récits des noms de localités et de personnes 
qu'ils connaissent, les substituant à d'autres noms plus anciens, 
et qu'il eût été intéressant de connaître. C'est ainsi que le titre 
de marquis de Tromeliu, dans ce conte, est une substitution 
toute locale et suffirait pour désigner le lieu où le conte a été 
recueilli. Il y a, en effet, un manoir de ce nom dans la commune 
de Plouaret. 

Cette observation s'applique à plusieurs autres des récits que 
j'ai recueillis. 



268 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Le marquis se rendit au bois, et comme il était 
occupé à ramasser les menues branches mortes 
que le vent avait fait tomber des arbres, il vit 
tout à coup devant lui un beau seigneur inconnu 
qui lui parla de la sorte : 

— Te voilà bien pauvre aujourd'hui, marquis 
de Tromelin, après avoir été un riche seigneur I 
Eh bien ! si tu veux me promettre de me livrer, 
dans quinze ans d'ici, ce que ta femme porte en 
ce moment, tu n'auras plus besoin d'aller glaner 
du bois mort pour faire cuire ta bouillie d'avoine, 
car je te rendrai aussi riche que tu le fus jamais. 

Le marquis, étonné,' réfléchit quelque temps : 

— Qu'est-ce donc que ma femme peut porter en 
ce moment ? se dit-il ; un peu de farine d'avoine, 
qu'elle est allée chercher au moulin ; je ne risque 
donc pas grande chose à dire oui. 

Et il répondit au seigneur inconnu : 

— Je le veux bien ; j'accepte le marché. 

— Alors, signe ce papier avec ton sang. 

Et il signa, et aussitôt l'inconnu partit en 
emportant le papier. 

— Et l'argent que vous m'avez promis? lui 
cria le marquis. 

— Tu le trouveras en arrivant chez toi. 

Le vieux marquis retourna à la maison, im- 
patient de voir si la promesse de l'inconnu 
s'accomplirait. Hélas I il ne se doutait pas du 



DE LA BASSE-BRETAGNE 269 

malheur qui venait de lui arriver : sa femme était 
enceinte, et il avait vendu son enfant au diable, 
car cet inconnu était le diable lui-même I 

Quand le marquis arriva chez lui, il trouva sa 
femme tout occupée à ramasser des pièces d'or 
qui, par la cheminée, tombaient, comme la grêle, 
sur la pierre du foyer. Il en tomba tant et tant, 
qu'ils devinrent en un moment riches comme 
auparavant, et ils rachetèrent leur vieux château 
et quittèrent leur pauvre chaumière pour aller 
l'habiter. 

La marquise accoucha quelque temps après, et 
donna le jour à un fils, un enfant superbe. On le 
baptisa, en grande cérémonie. 

L'enfant fut mis en nourrice ,^ et il venait à 
ravir. 

A l'âge de sept à huit ans, on l'envoya à 
l'école, et il apprenait tout ce qu'il voulait. Mais, 
à mesure qu'il avançait en âge, son père devenait 
plus triste tous les jours, et souvent il pleurait 
en regardant son fils. Quand l'enfant fut entré 
dans sa quinzième année, le marquis dit qu'il 
voulait l'embarquer sur un navire marchand, 
pour aller visiter des pays lointains. Mais sa mère 
dit que, n'ayant qu'un enfant, elle ne le laisserait 
pas s'aventurer sur la mer, de peur de le perdre. 
Et il fallut lui obéir. 

Cependant le temps avançait ; les quinze ans 



270 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

étaient sur le point d'être révolus, et la tristesse 
et l'inquiétude du marquis ne faisaii^nt qu'aug- 
menter. Un jour, qu'il se promenait sur la grande 
route avec son fils, ils rencontrèrent un marchand 
de pourceaux, qui allait à la foire. 

— Voulez-vous prendre ce jeune garçon, pour 
lui apprendre votre métier? lui demanda le 
marquis. 

— Je ne demande pas mieux; il a, ma foi, 
bonne mine. 

— Eh bien I emmenez-le. 

Et il livra son fils au marchand de pourceaux; 
mais, en lui faisant ses adieux, il lui glissa dans 
sa poche une bouteille remplie d'eau bénite. 

Le vieux marquis alla ensuite se confesser au 
recteur de sa paroisse. Le recteur, en apprenant 
qu'il avait vendu son fils au diable pour de 
l'argent, ne voulut pas lui donner l'absolution. Il 
s'adressa successivement à tous les prêtres du 
pays ; personne ne voulait l'absoudre, et il en était 
très-malheureux. Enfin, il se résolut à aller 
jusqu'au Pape, à Rome. Il y alla à pied, avec 
beaucoup de mal, se prosterna aux pieds du 
Saint-Père, et se confessa à lui. Mais le Pape 
aussi ne voulut pas l'absoudre et lui dit : 

— J'ai un frère ermite qui habite une petite 
cabane, au milieu d'un bois, à cent lieues d'ici ; 
allez le trouver, car il a plus de pouvoir que moi, 



DE LA BASSE-BRETAGNE 27I 

et peut-être vous donnera-t-il Tabsolution. Voici 
une lettre pour lui. 

Le marquis prit la lettre et se mit en route 
vers l'habitation du saint ermite. 

— Bonjour, mon père ermite, lui dit-il en 
arrivant à Termitage. 

— Bonjour, mon fils ; que puis-je faire pour 
vous? 

— Voici une lettre de la main de votre frère, 
notre Saint-Père le Pape, de Rome, qui m'envoie 
vers vous. 

L'ermite prit la lettre, et après l'avoir lue : 

— Vous avez commis un grand crime, mon 
pauvre homme, un crime effroyable ! 

■— Hélas ! oui, mon père. 

— N'importe , il ne faut jamais désespérer. 
Allez trouver le recteur du bourg le plus voisin ; 
confessez-vous à lui, et avouez tout, excepté votre 
plus grand péché, et il vous donnera l'absolution. 
Quand vous irez communier, n'avalez pas la 
sainte hostie, mais retirez-la de votre bouche, 
quand personne ne vous observera, et apportez- 
moi-la vite, dans votre mouchoir. 

Il alla donc se confesser au recteur du bourg le 
plus voisin; il reçut l'absolution, s'agenouilla à 
la table sainte et apporta l'hostie à l'ermite. 
Celui-ci la reçut avec respect et vénération, et dit 
au marquis : 



272 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Je vais, à présent, vous faire une inci- 
sion à la poitrine, y introduire la sainte hostie, 
entre chair et peau, puis je recoudrai la peau 
dessus. 

Et il fit comme il l'avait dit, puis il ajouta : 

— Voici, à présent , une lettre que vous por- 
terez à un frère brigand que j'ai, et qui habite 
dans une forêt, à quatre-vingts lieues d'ici. Quand 
vous entrerez dans le bois, vous le verrez assis à 
une table, occupé à partager de l'or et de l'argent 
à ses camarades, qui seront debout autour de lui. 
Approchez-vous tout doucement par derrière, et 
faites en sorte de jeter la lettre sur la table avant 
qu'il vous ait aperçu. Si vous pouvez faire cela, 
tout ira bien ; si, au contraire, vous ne le pouvez 
pas, malheur à vous ! Mais, malgré tout, le diable 
viendra encore à bout de vous trouver, et il vous 
faudra aller dans l'enfer avec lui ! 

Le marquis prit la lettre des mains de Termite, 
puis il lui fit ses adieux et partit à la recherche 
du brigand. Après bien des fatigues, il arriva enfin 
à la forêt où il faisait son séjour. Parvenu dans la 
profondeur du bois, il vit une bande de voleurs 
debout autour d'une table, sous un vieux chêne ; 
leur chef était au milieu d'eux, et leur partageait 
de l'or et de l'argent. Il s'approcha doucement, 
sur la pointe du pied, et parvint à jeter sa lettre 
sur la table, avant d'avoir été aperçu. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 273 

— Tiens ! dit le chef, en apercevant la lettre, 
que signifie cette lettre ? 

Et il la prit, et l'ayant examinée : 

— Une lettre de mon frère l'ermite ! s'écria- 
t-il ; voyons ce que dit mon frère Termite ; il y 
a bien longtemps que je n'ai eu de ses nou- 
velles ! 

Après avoir lu la lettre, il retourna la tête et 
vit le marquis. 

— C'est vous, lui dit-il, qui m'avez apporté 
cette lettre ? 

— Oui, monseigneur, c'est moi. 

— C'est bien ; mais vous avez eu de la chance 
de n'avoir pas été aperçu avant d'avoir jeté la 
lettre sur la table ! Vous devez, d'après ce que je 
vois, vous rendre dans l'enfer, et mon frère 
l'ermite vous a envoyé vers moi, pour que je 
vous en montre la route, car nous sommes, ici, 
sur la route de l'enfer, nous autres, et nous n'en 
sommes même pas loin. Tenez I vous n'avez 
qu'à suivre ce chemin que vous voyez là, et vous 
rencontrerez, sans tarder, quelqu'un qui vous 
conduira. Mais, puisque vous êtes si pressé d'y 
aller, regardez donc si vous n'y verrez pas aussi 
mon siège, car je dois avoir par là, quelque part, 
un beau siège ! 

Le marquis s'engagea dans le chemin que lui 
avait montré le brigand, et bientôt il rencontra 

18 



274 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

un beau seigneur, celui-là même qu'il avait vu,. 
il y avait juste quinze ans, pendant qu'il ramas- 
sait du bois sec, dans les bois de Tromelin. Le 
seigneur lui dit : 

— Comment, c'est donc toi, marquis de Tro- 
melin? 

— Oui, sûrement, monseigneur, c'est moi. 

— Et ton fils, où est-il ? 

— Mon fils n'est pas venu. 

— Alors, tu viendras avec moi à sa place; le 
père ou le fils, peu m'importe, après tout. 

— Soit ; j'irai avec vous. 

— Allons 1 marche devant alors, et plus vite 
que cela 1 

— Je suis fatigué de la route, et je ne puis 
aller plus vite. 

— Voyons, pas tant de façons ; marche plus 
vite, te dis-je. 

— J'ai les pieds écorchés, et je ne puis aller 
plus vite. 

— Monte sur mon dos, alors. 

— Je le veux bien. 

Et il monta sur le dos du diable ; mais celui-ci 
le rejeta aussitôt à terre en disant : 

— Qu'a-t-il donc sur lui ? Il me brûle plus 
que le feu de l'enfer ! Voyons, il faut que tu 
marches, il n'y a pas à dire ! 

— Je vous l'ai déjà dit, mes pieds sont tout 



DE LA BASSE-BRETAGNE 275 

écorchés, et il m'est impossible de marcher ; il faut 
me porter, ou me laisser ici. 

Alors le diable alla chercher d'autres diables 
pour l'aider. Il revint avec une troupe de démons. 
Un d'eux prit le n^arquis sur son dos en disant : 

— N'est-ce que cela ? 

Mais il le rejeta aussitôt en criant : 

— Aïe I aïe I 

Il en fut de même d'un troisième, puis d'un 
quatrième. Aucun ne pouvait le supporter sur son 
dos. C'était la sainte hostie, cousue sous la peau 
de la poitrine du marquis, qui les brûlait, bien 
plus que le feu de l'enfer (i). Alors ils le rou- 
lèrent, à coups de pieds, jusqu'à la porte de 
l'enfer, et l'y précipitèrent, la tête la première. On 
entendit aussitôt dans tout l'enfer des cris épou- 
vantables ; tous les diables s'éloignaient du mar- 
quis, en criant : 

— Faites sortir cette peste ! relancez-le sur la 
terre ! qu'il ne reste pas ici un instant de plus ! 

Mais nul ne s'approchait de lui ni n'osait le 
toucher pour le faire sortir. Et lui ne semblait 
souffrir en aucune façon, pour être au milieu des 
flammes. 



(i) Le même épisode se retrouve dans le Filleul tU la sainU 
Vierge du volume de contes bretons que j'ai publié, en 1870, 
chez Clairet, imprimeur à Qjiimperlé. 



276 LÉtJENDES CHRÉTIENNES 

— Rendez-moi, dit-il alors, le papier que j'ai 
signé avec mon sang, et je m'en irai aussitôt. 

— Rendez-lui son papier, vite, vite, et qu'il 
s'en aille I cria le chef des diables. 

Et on lui rendit le papier qu'il avait signé avec 
son sang, et par lequel il vendait l'âme de son fils. 

— Va-t-en, à présent, va-t-en, vite, vite, et ne 
retourne pas ! lui criait-on de tous côtés. 

Mais comme il ne se pressait pas de partir, et 
qu'il promenait ses regards autour de lui, comme 
s'il cherchait quelque chose : 

— Que te faut-il encore ? lui demanda-t-on. 

— Je veux voir le siège préparé au frère du 
Pape, au grand brigand; car il m'a dit qu'il en 
doit avoir un beau par ici, quelque part. 

— Le voilà I lui cria-t-on. 

Et il vit un beau siège d'or, au milieu d'un feu 
si furieux, qu'il en détourna ses yeux d'horreur. 

Alors le marquis s'en alla, emportant le contrat 
de la vente de son fils, et ir revint vers le chef 
de brigands. 

— Eh bien ! lui demanda celui-ci, as-tu vu 
mon siège là-bas ? 

— Oui, je l'ai vu. 

— Et comment est-il ? 

— C'est un beau siège doré, placé au-dessus 
des autres, au milieu d'un feu furieux, et dont la 
vue seule remplit d'horreur I 



DE LA BASSE-BRETAGNE 277 

— Vraiment! Et penses-tu que je serai bien 
là? 

— Oh ! je vous en prie, renoncez à la vie que 
vous menez ; détournez-vous vers Dieu, et faites 
pénitence I 

— Oui, il en serait grand temps, n'est-ce pas ? 
Et le grand brigand devint triste et soucieux. 

Il retint le marquis à souper, passa la nuit à 
s'entretenir avec lui, et, le lendemain matin, il 
rassembla tous ses gens et leur parla ainsi : 

— Camarades, voici assez longtemps, je pense, 
que nous menons une vie détestable et qui doit 
nous conduire tout droit en enfer ; pour moi, je 
veux en finir avec cette vie et faire pénitence, 
avant de mourir. Ceux d'entre vous qui vou- 
draient m'imiter peuvent rester avec moi ; quant 
aux autres, je les invite à s'éloigner sur le champ, 
car je ne les reconnais plus. 

Les brigands, étonnés d'une conversion si subite, 
s'éloignèrent tous en plaisantant et en maudis- 
sant leur chef; le marquis de Tromelin, seul, 
resta auprès de lui. Le brigand lui dit alors : 

— Allez chercher du gros sable pierreux, dans 
le ruisseau voisin, et répandez-le autour de cette 
grande table. 

Le marquis apporta du gros sable et le répandit 
autour de la table. Alors le brigand fit cent fois , 
sans s'arrêter, le tour de cette table, sur ses 



— *^— ^Wi^w*— ■^w^— "i— w— III 1 m I it'mâmtmmmmmmmLmJmBBmBBBSSBÊK^tKSSSHtS^tttl 



278 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

genoux nus. Le sang ruisselait autour de la 
table, et les os de ses genoux étaient à nu I 
Alors il dit encore au marquis : 

— A présent, prenez des tenailles, et arrachez- 
moi un ongle de pied et un ongle de main^ à 
chaque demi-heure; si je viens à m'évanouir, 
présentez-moi un verre de vin, pour me donner 
des forces. 

Le marquis obéit. Quand il eut arraché tous 
les ongles, l'un après l'autre, le brigand lui dit 
encore : 

— A présent, vous m'arracherez un membre 
par heure ! 

Et quand tous ses membres eurent été arrachés, 
l'un après l'autre : 

— C'en est fait de moi, à présent, dit-il ; 
achevez-moi, puis construisez un bûcher, et brû- 
lez-y mon corps et mes membres. Vous recueil- 
lerez les cendres, et vous les mettrez dans un 
cercueil que vous irez placer sur le mur du 
cimetière du bourg le plus voisin. Vous verrez 
alors arriver un corbeau noir et une colonjbe 
blanche, des deux points opposés de l'horizon. La 
colombe blanche essaiera, à coups d'ailes, de 
faire tomber le cercueil dans le cimetière, et le 
corbeau noir travaillera à le faire tomber du côté 
opposé. Si le corbeau noir l'emporte, ma pauvre 
àme, hélas I ira dans l'enfer ; mais si la victoire 



DE LA BASSE-BRETAGNE 279 

reste à la colombe blanche, alors mon âme 
sauvée s'envolera au paradis de Dieu ! 

Le combat dura longtemps, sur le mur du 
cimetière, entre le corbeau noir et la colombe 
blanche; plus d'une fois le cercueil menaça de 
tomber du mauvais côté; mais la colombe 
blanche était pleine de courage, et elle finit par 
l'emporter sur l'ennemi. L'âme du brigand était 
sauvée ! 

Le marquis dé Tromelin, le cœur plein de joie, 
revint alors vers le vieil ermite. 

— Eh bien ! mon fils, avez-vous réussi ? lui 
demanda celui-ci, dès qu'il l'aperçut. 

— Oui, mon père, grâce à Dieu ! 

Et il lui raconta comment tout s'était passé. 

— Que ma bénédiction et celle du Seigneur 
soient avec toi, puisque tu as sauvé l'âme de mon 
frère le brigand ! Va maintenant annoncer la 
bonne nouvelle à mon frère le Pape ! 

Et il fit ses adieuK au saint ermite, et reprit la 
route de Rome. 

Grande fut la joie du Saint-Père, en apprenant 
que le marquis avait réussi dans son redoutable 
voyage, et qu'il avait même sauvé l'âme de son 
frère le brigand. Il ouvrit alors la poitrine du 
marquis, en retira la sainte hostie et la lui donna 
ensuite à manger, et le bénit. 

Le marquis reprit alors la route de son pays. 



28o LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Il y avait dix ans qu'il en était parti, et personne 
ne s*y attendait plus à le revoir. Pendant son 
absence, son fils, qui n'était pas resté longtemps 
avec le marchand de pourceaux, était retourné à 
l'école, et avait étudié pour être prêtre. Le jour 
même où son père arrivait dans le pays, il devait 
dire sa première messe, et, à cette occasion, il y 
avait un grand repas au manoir de Tromelin. Le 
vieux marquis, instruit de tout cela, se déguisa en 
mendiant et alla à la cuisine demander l'aumône. 
Personne ne le reconnaissait. Sa feinme, qui se 
trouvait là, lui dit : 

— Oui, mon ami, pauvre de Dieu, vous aurez 
à manger votre content; depuis que j'ai perdu 
mon mari, je n'ai jamais refusé un pauvre. 

— Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, ma 
bonne dame ! Vous célébrez aujourd'hui une 
grande fête, il me semble ? 

— Oui ! mon fils doit dire sa première messe 
aujourd'hui même, et nous en sommes tous 
heureux. Ah ! plût à Dieu que son père vécût 
encore, pour avoir sa part de notre joie et de 
notre bonheur ! 

— Ayez confiance en la bonté de Dieu, ma 
bonne dame ; peut-être vit-il encore. 

— Ahl si cela pouvait être ! mais, hélas 1... 
La dame lui fit donner des vêtements, pour 

s'habiller proprement (c'étaient sqs propres habits). 



DE LA BASSE-BRETAGKE 281 



et le fît aussi asseoir à la table du festin, avec les 
parents et les amis. 

Le jeune prêtre regardait le mendiant, et il ne 
savait pourquoi son sang se réchauffait, et il se 
sentait attiré vers lui. 

Le repas fini, le mendiant pria le jeune prêtre 
de le confesser sur le champ. Ils se rendirent à 
Féglise, qui était tout auprès. Le père se donna 
alors à connaître à son fils. Celui-ci courut 
aussitôt porter la bonne nouvelle à sa mère : 

— Mon père ! mon père ! Le mendiant est 
mon père 1 lui cria-t-il. 

— Serait-il possible, mon Dieu ! 

Et ils se jetèrent dans les bras Fun de Tautre, 
et leur joie et leur bonheur furent si grands de se 
retrouver réunis, qu'ils en moururent tous les 
trois sur la place. 

— La bénédiction de Dieu soit sur leurs âmes l 
dirent les assistants (i). 

(Conté par Barba Tassel, Plouaret y janvier i86ç.) 
(i) Benno:^ Doue war ho ineouf 



c/e<s/'»- 



282 



LÉGENDES CHRÉTIENNES 



XI 



LE PAPE INNOCENT (i) 




|L faut que vous sachiez comment une fois 
il y avait un roi et une reine de France 
qui n'avaient jamais eu d'enfant, ce dont 
ils étaient très-affligés. Enfin, à force de prier 
Dieu et ses saints, la reine se trou^'a enceinte. 
Elle donna le jour à un fils, un enfant aiagnifique, 
et les voilà, à présent, aussi heureux qu'ils étaient 
malheureux auparavant. On bapiisa le jeune 
prince avec solennité, et on lui chercha une 
nourrice, qui vint habiter le palais. 

Beaucoup de nourrices ont la mauvaise habitude 
de ne pas faire le signe de la croix sur leurs nour- 
rissons, quand elles les couchent dans leurs bcr- 



(i) L'association de ces deux mots : pape et invocentf parait 
singulière i nos paysans bretons qui, ordinairement, attachent 
au dernier la signification de pauvre d'esprit et même d'idiot. Il 
y a une intention satirique dans le titre de cette légende. On en 
peut lire une autre version fort curieuse, avec des commentaires 
savants de M. Reinhold Kœhler, dans le conte de : Cltrisiic^ qui 
devient pape d Rome, col. 300 et suivantes de Melusine, cet excel- 
lent recueil de traditions populaires, dû à l'initiative et à la 
direaiou de MM. Henri Gaidoz et Eugène Rolland. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 285 

ceaux, et rien n'est plus mauvais. Ainsi fit un jour 
la nourrice du jeune prince, et le démon, qui veille 
€t guette toujours les occasions, profita de cet 
oubli pour enlever Tenfant, le transporter en 
Allemagne et le déposer dans un nid de pie, au 
sommet d'un orme, dans le jardin d*un arche- 
vêque. Puis il mit à sa place, dans le berceau, 
un des siens, noir, sale, horrible à voir, un véri- 
table monstre I 

Tout ceci s'était fait sans bruit, et le lendemain 
matin, la nourrice, en trouvant dans le berceau 
royal cet être si laid, si criard et noir comme 
Lucifer, poussa un cri d'horreur et s'évanouit. 
On accourut au bruit. Hélas ! le mal était fait, et 
c'était trop tard ! Et voilà le roi et la reine 
désolés et plus malheureux encore que devant. 
Ils se résignèrent pourtant, puisque c'était la 
volonté de Dieu, et donnèrent des ordres pour 
que le petit monstre fût traité comme leur enfant. 
Mais celui-ci maltraitait ses nourrices, les épui- 
sait, puis les tuait, en suçant leur sang. Chaque 
semaine, il fallait lui en fournir une nouvelle, et il 
ne voulait pas entendre parler de le sevrer. A 
l'âge de dix ans, il tétait encore. Cependant le 
peuple se plaignit, et le roi donna l'ordre de ne 
plus lui fournir de nourrices. Il poussa alors des 
cris affreux et se démena comme un véritable 
démon qu'il était. Il demanda qu'on lui fournit 



284 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



une nourrice par mois, puis une tous les deux 
mois, puis tous les six mois ; mais ce fut en 
vain. 

— Qu'on m'en donne au moins une par an, 
s'écria-t-il alors, où je mettrai toute la ville à feu 
et à sang ! 

Le roi, effrayé, promit de lui en donner une 
par an, et il le relégua dans une petite maison 
qu'il lui fit bâtir exprès, au milieu d'une grande 
lande, à quelque distance de la ville. 

Mais laissons ce démon incarné dans sa petite 
maison, au milieu de la grande lande, et occu- 
pons-nous, à présent, du véritable fils du roi qui, 
comme nous l'avons déjà dit, avait été trans- 
porté dans un nid de pie, dans le jardin d'un 
archevêque d'Allemagne. 

Un matin, le jardinier de l'archevêque, en tra- 
vaillant dans le jardin, fut bien étonné d'entendre 
des cris, comme des vagissements d'un enfant 
nouveau-né. Il chercha autour de soi, parmi les 
arbrisseaux et les fleurs, et ne trouva rien. Il 
prêta une oreille plus attentive, et il lui sembla 
que les cris provenaient d'un nid de pie qui était 
au sommet d'un orme, dans un coin du jardin. 

— C'est bien étrange I se dit-il ; quelque chatte 
qui aura, sans doute, déposé sa couvée dans ce 
nid de pie. Il faut que je m'en assure. 

Et il grimpa sur l'arbre, monta jusqu'au nid, 



DE LA BASSE-BRETAGNE 28$ 



et son étonnement fut grand, vous pouvez m'en 
croire, d'y trouver un petit enfant nouvellement 
né et beau comme le jour. Il le descendit avec 
toutes les précautions possibles, et s'empressa de 
l'aller montrer à l'archevêque son maître, qui 
ne fut pas moins étonné. 

— C'est Dieu, dit-il, qui me l'envoie. Je veux 
l'élever et l'instruire, comme s'il était mon propre 
fils. 

Et on chercha dans les environs une bonne 
nourrice pour l'enfant, et on lui recommanda 
d'en avoir tous les soins possibles. Il venait à 
merveille, et le vieil archevêque en était tout 
heureux. Il allait le voir tous les jours chez la 
nourrice. Quand il eut cinq ans, il dit : 

— A présent, l'enfant viendra demeurer avec 
moi, dans ma maison, pour que je m'occupe de 
son éducation et de son instruction. 

La nourrice ne voulait pas s'en séparer, car elle 
l'aimait beaucoup ; mais force lui fut d'obéir. 

L'enfant s'appelait Innocent. On l'avait nommé 
ainsi parce que le jardinier, en le présentant à 
l'archevêque, avait dit : 

— Voici le pauvre innocent que j'ai trouvé 
dans un nid de pie, au sommet d'un des ormes 
du jardin. 

— Innocent, en effet, répondit le prélat, et je 
veux que tel soit son nom. 



286 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Il faut, à présent, mon enfant, dit un jour 
Farchevêque, que vous commenciez d'apprendre 
vos prières. 

— Il y a longtemps déjà que je sais mes 
prières, aussi bien que vous, et je les dis chaque 
matin et chaque soir. 

-- Ce n'est pas possible, à votre âge !- Et qui 
donc vous les aurait apprises? votre nourrice? 

— Non, ce n'est pas ma nourrice ; je les ai 
apprises de moi-même. 

— Cela ne peut pas être, mon enfant. 

— C'est pourtant la vérité ; c'est aussi vrai 
que, depuis que vous êtes archevêque, vous 
n'avez pas dit une seule bonne messe. 

— Dieu ! que dites-vous là ? 

— Je dis encore la vérité, car, depuis que vous 
êtes devenu archevêque, vous en avez conçu tant 
d'orgueil et de vanité, que c'est à peine si vous 
regardez la terre comme digne de vous porter. 

— Ce que vous dites là, mon enfant, n'est pas 
loin de la vérité, malheureusement. Mais quel 
enfant extraordinaire êtes-vous donc? Il faut 
que ce soit Dieu lui-même qui parle par votre 
bouche. 

Innocent resta chez le vieil archevêque, où il 
était l'objet de l'étonnement et de l'admiration de 
tout le monde, par sa sagesse, sa piété et sa 
science, quoiqu'il n'eût jamais été à l'école. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 287 

Quand il fut parvenu à l'âge de vingt et un 
ans, il désira reve'iir dans son pays, chez son 
père et sa mère, pour voir ce qui s'y passait. Il 
remercia Tarchevèque des bontés qu'il avait eues 
pour lui, l'embrassa tendrement, comme un 
père, puis il partit seul et à pied. 

Après avoir marché longtemps, longtemps, à 
travers des pays où l'on ne parlait ni le breton, 
ni même le français, il arriva enfin à Paris, et 
alla tout droit au palais du roi. Il demanda à 
parler au roi, disant qu'il avait une communica- 
tion importante à lui faire, et il fut introduit 
aussitôt en sa présence. 

— Bonjour, sire, dit-il avec assurance. 

— Bonjour, jeune gentilhomme. 

— J'ai entendu dire que vous avez un fils qui 
vous cause beaucoup de chagrin, et qui ne res- 
semble pas au commun des hommes, et je vou- 
drais bien le voir. 

— Ah 1 ne me parlez pas de mon fils, car rien 
au monde ne m'est plus désagréable. 

— C'est la volonté de Dieu, sire; qu'y faire? 
le meilleur est de se résigner. Mais permettez-moi 
de voir votre fils, je vous en prie, et je suis 
convaincu que vous ne le regretterez pas. 

— Il a été relégué dans une maisonnette, au 
milieu d'une grande lande, et on ne peut le voir 
qu'une fois par an, quand on lui conduit une 



288 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



nouvelle nourrice, car il vomit du feu, commp 
un véritable démon, et tout est aride et brûlé 
autour de lui. ' 

— Peu m'importe I je veux le voir, saris autre 
délai. Je désire même que vous m'accompagniez; 
ne craignez rien, car je vous assure qu'il sera 
bien piteux et bien tranquille quand ilme verra 
venir. 

Le roi et la reine se décidèrent, quoique avec 
peine et comme poussés par un sentiment m)rs- 
térieux, à accompagner Innocent dans sa visite. 
Quand ils entrèrent dans la lande, ils furent bien 
surpris de voir que l'habitant de la petite maison 
ne mettait pas la tête à la fenêtre et ne lançait 
pas de feu, selon son habitude. Ils arrivèrent 
jusqu'à la porte de son habitation, sans avoir 
rien vu ni entendu qui fût de nature à leur 
inspirer quelque crainte. 

— Entrez devant, dit le roi à Innocent. 

— Non, vous êtes son père, et c'est à vous 
qu'il convient d'entrer le premier, car s'il obéit 
à quelqu'un, ce doit être à vous. 

— Je n'ose pas, j'ai peur.... 

— Entrez, vous dis-je, et ne craignez rien; je 
réponds qu'il ne vous arrivera pas de mal. 

Et le roi entra devant en tremblant, et Innocent 
et la reine le suivirent. Ils aperçurent l'hôte de la 
petite maison accroupi au coin du foyer, tout 



DE LA BASSE-BRETAGNE 289 

honteux, tout tremblant et se faisant aussi petit 
qu'il pouvait. 

— Ah I Satan, me reconnais-tu ? lui dit Inno- 
cent. Comme te voilà honteux et tremblant I Tu 
as donc peur de moi? Tu as raison, car tu as 
pris ma place. Allons 1 déguerpis, et vite I 

Et aussitôt il partit par la cheminée, sous la 
forme d*un éclair. 

— Eh bien ! mon père, dit Innocent, en se 
tournant vers le roi, ne vous Tavais-je pas dit ? 

— Votre père, dites-vous? Ah! je voudrais 
bien Têtre; ne vous moquez pas d*un malheu- 
reux, car je suis bien malheureux 1 

— Oui, vous êtes mon père ; et vous, dit-il en 
se retournant vers la reine, vous êtes ma mère ! 

Et il se jeta dans leurs bras et les couvrit de 
baisers. Puis il leur conta tout, et la substitution 
opérée dans le berceau, et son séjour chez un 
archevêque allemand, et les grâces toutes spéciales 
qu*il avait reçues de Dieu. 

Le roi et la reine pleuraient de joie et de bonheur. 
Us firent publier par tout le royaume que leur fils 
était retrouvé, et, pendant quinze jours, il y eut 
au palais des festins publics, où le pauvre était 
aussi bien reçu et aussi bien traité que le riche, 
ce qui ne se voit pas tous les jours. 

Cependant, Innocent, qui n'aimait pas les fêtes, 
les cérémonies, l'étiquette et toutes les intrigues 

19 



290 LEGENDES CHRÉTIENNES 

de la cour, allait, dè$ qu'il pouvait s*échapj>igr, set 
promener dans un bois voisin. Il y fit la re^-p 
contre d'un vieux., charbonnier dpqt h conversa- 
tion lui plut beaucoup. Tous les jours, il s^> 
dérobait, pour aller causer avec ce sage dont 
la science n'avait pas été apprise dans les livres^ 
si bien que les princes, les princesses, les cour- 
tisans s'en plaignirent au roi, lui représentant, 
qu'il n'était pas convenable que le jeune prince 
dédaignât ainsi leur société pour celle d'un char^- 
bonnier ! 

Le vieux roi fit des représentations à son fils.. 
Celui-ci répondit que ce charbonnier n'était, pas^: 
un honime ordinaire ; que c'était un vrai sage, et 
que ça conversation lui était plus profitable que 
celle des princes et des courtisans ; — et il con- 
tinua de ie fréquenter et de se plaire dans sa 
société. 

Le roi, obsédé par les mêmes gens, réprimanda 
de nouveau son fils, et avec vivacité, cette fois. Le 
prince ne voulut rien, changer à. ses habitudes, si 
bien que le vieillard s'emporta outre mesure et 
lui ordonna formellement de ne plus voir le char- 
bonnier, le menaçant, en cas de désobéissance» 
de le faire écarteler à quatre chevaux. 

— Bah ! mon père, répondit-il avec calme, vous 
avez bien tort de vous mettre tant en colère pour 
si peu de chose. Mais rappelez-vous bien que, loin 



DE LA BASSE-BRETAGKE 29! 

que vous puissiez me faite aucun mal, il vietidra- 
un jour où vous serez heureux de me verser àé\ 
l'eau pour me laver les mains, et vous, ma mère, 
vous serez heureuse de me présenter une serviette 
^ur les essu3rer ! 
Ces paroles rendirent le vieux roi furieux. 

— Parler de la sorte à son père et à sa mère !" 
s'écria-t-il ; demain matin, à dix heores, sera 
écartelé à quatre chevaux, devant tous les gens de 
la cour! 

Sa mère aussi était outrée de colère. Cepen- 
dant, ce supplice lui déplaisait. £Ue alla elle-même 
trouver le vieux charbonnier, dans le bois^ et lui • 
promît une forte somme d -argent, s*ii voulait 
s'engager à précipiter le prince dans sa fournaise, 
le lendemain matin, quand il viendrait le voir, 
selon son habitude. 

Le charbonnier promit; mais il était bien ré- 
solu de n'en rien faire. 

Le lendemain matin, quand le prince alh au 
bois, à son ordinaire, il trouva le vieux charbon» 
nier tout triste et tout soucieux. Il lui en demanda i 
la raison. Le charbonnier lui conta la viâte. de 
sa mère et sa demande. 

— Je le savais, lui répondît Innocent, tranquil- 
lement. Quand ma mère viendra s'informer si. la- 
chose est faite, vous lui réponidi^ez affiitnative* 
ment, et vous' recevrez la récompense promise. 



292 LÉGENDES CHR]iTI£NNE3 



Qpaat à moi/ je vous Ikis à présent mçs adieux ^ 
je vais voyager au loin, et d*ipi à longtemps per- 
sonne ne siaura çeque je serai devenu. 



En ce tenips~Ià, le pape venait de hiourir, à 
Rome, et on avait fait publie^r, par toute la terre, 
qu'on allait lui donner un successeur ; le jour de 
Télection était fixé. Alors, paraît-il, les choses ne 
se passaient pas comme aujourd'hui, où tout 
,se fait, dit-on, par protection et par faveur. 
Alors, c'était la volonté de Dieu qui se. mani- 
festait par des signes visibles et que l'on suivait 
toujours. 

Innocent, ayant entendu parler des grandes 
solennités qui devaient avoir lieu pour l'élection 
du nouveau pape, voulut aller à Rome, comme 
tout le monde. 

On ne rencontrait partout, sur les chemins, 
qu'évêques, moines et prêtres qui se dirigeaient 
vers Rome, et chacun nourrissait dans son cœur 
un secret espoir. Comme Innocent allait seul, à 
pied, il rencontra sur la route un vieux moine ac- 
compagné d'un jeune moine, et qui étaient aussi 
i pied. D'autres passaient, les uns à cheval, les 
autres en beaux carrosses, et semblaient narguer 
les piétons. Il aborda les deux moines, les salua 
gracieusement et leur dit : 

— Bonjour, mes pères, et Dieu vous assiste I 



DE LA BASSE-BREtAGNÉ 293 

<jfù allez-vous comme cela, s'il n'y a pas^ d*i»dfc^ 
crlétiôn à le demander ? - ^ 

— Nous allons à Rome, mon enfant, répondk 
Je plus âgé. 

— Moi aussi, je voudrais aller à Rome ; mais 
jp ne connais pas le chemin, et si vùMS vouliéÉ 
me permettre de vous accompagner, je vous ein 
serais bien obligé. ' . • i 

— Très- volontiers, mon enfant, dit le viclJJard* 
— ^^ Vous avez tort^ dit alors le jeUûe moine, 

aàccueîllir si facilement, comme cohipagdon: de 
voyage, un homme qije vous reiicoûtre» «tir 
les grands chemins et que vous ne coninaissez 
en aucune façon ; vous pourriez vous ètl repebtir 
plus tard. • •- 

— Bâh ! n'ayez pas de ces péttsées*-là, mon 
ami ; nous causerons tous les trois; en marchant, 
comme de bons amis, . et le temps nous paraîtra 
plus court. 

Et les voilà de continuer leur route à trois, le 
vieillard causant avec Innocent, et le jeune moine 
marchant seul à l'écart et paraissant de matÀraîie 
humeur. ;.« .. 

Hn ce temps-là, les capucins, quand 'ils voya- 
geaient, ne logeaient pas dans les hôtet)eH«s, 
mais ils recevaient l'hospitalité la plus empt^essée 
dans les châteaux et les manoirs nobles. 

Peu après le coucher du soleil, nos trois 



294 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



voyageurs rencontrèreut un château, près delà 
route. . j 

— Logeons ici, dit le vieux moifie. 

Ils furent bien reçus du seigneur et mangèrent 
avec lui à sa table. Le lendemain matin, comme 
ils se disposaîjent à partir, une servante leur dit : 

— Si vous voulez, mes pères, être bien reçus 
ici, au retour, vous n'avez qu'à embrassa ce petit 
enfant qui est là dans son berceau. 

. Et les deux moines s'empressèr^t d'embrasser 
l'enfant et lui souhaitèrent mille bénédictions d^. 
Dieu. Après eux, leur compagnpn, s' approchant 
du berceau, lui donna trois coups de couteau 
d«QS le cœur et le tua, sans qu'il fit entendre le 
moindre cri. Les deux autres n'en surent rien> 
ayant déjà tourné le dos pour sortir, et la ser* 
vante aussi. Ils se remirent en route tous les 
trds. 

A quelque distance du château. Innocent dit à 
ses deux compagnons de route : 

— Si vous saviez ce que j'ai fait, dans ce. 
château ! 

— Qji'avez-vous donc fait ? 

— Vous autres, vous avez baisé l'enfant et 
appelé sur lui la bénédiction de Dieu. 

— Eh bien I et vous, qu'avez-vous fait ? 

— Moi, je lui ai donné trois coups de couteau 
dans le coeur, et je l'ai tué net. 



DE LA BASSE- BRETAGNE 295 

-^ Malheureux \ que dit^'^vous^là ? s'exclama 
le vieillard. 

— Je vous le disais bien, lui dit le jeune moine, 
que vous aviez grand tort de fîaire ainsi société 
â^vec le premier venu; nous serons heureux, 
-s'il ne nous fait pas pendre, avant d'arriver à 
^ome I 

— Il n'est pas possible^ reprit le vieux moine, 
que vous ayez fait ce que vous venez de dire. 

— Rien n'est pourtant plus vrai, et je ne m'en 
T6pens même pas. 

— Et pourquoi donc ? 

— Depuis que ces gens-là ont un enfant, ils 
ne prient plus Dieu, qui le leur a envoyé ; ils ne 
pensent même plus à lui, et leur enfant est à 
présent leur Dieu, et ils auraient été damnés à 
cause de lui. C'est pourquoi, en le leur enlevant, 
j'ai cru bien faire, parce qu'il reviendront à Dieu 
et pourront encore se sauver. 

Le vieillard hocha la tête et ne dit rien ; le 
jteun6 nioine, au contraire, continua de maugréer, 
€t de ne pas vouloir marcher à côté de cet aven- 
turier, de ce criminel. Vers le soir, ils rencon- 
trèrent un autre château. Ils étaient fatigués. Ils 
y entrèrent et demandèrent l'hospitalité. Ils furent 
bien reçus, selon l'habitude, et mangèrent à la 
tbbkf du seigneur. Après le souper, le vieux moine» 
qui était très-fatigué, dit : 



296 L|CEND£$ C HJléXI E^ N 6^ 



T-. Allons nous coucher, ^t^ ôfimsAix motitvii 
nous faudra nous , remettre en route de l}oaQe 
heure. ■ r . . -. . 

. -^ Non, nous n'irons,pas nous couche?; encore» 
dit Innocent; mais, si vous m'en croyez, nou^ . 
veillerons to^s, ^ Ton fera venir des^ archers dans 
la ipaison, 
— Pourquoi donc ? demanda le seigneur* ^ 

— Vous le verrez, bientôt, ■: 
Le vieux moine dit qu'il était .prudent /de sitivre ., 

le conseil de son jeune cpn\pagnpn, et Voa. et;- 
venir des archers. ; ' . ^ 

Peu de temps après, il arriva un inconnu qui 
demanda à loger, lui et ses chevaux. Il ayait plu*- 
sieurs chevaux chargés de mannequins, et parais^ 
sait être un riche marchand étranger, 

-^ Ce n'est pas une hôtellerie ici, lui dit-on ► • 

— Je le vois bien; mais, comme je me suis 
égaré et que mes chevaux sont richement chargés, 
je crains les voleurs ; soyez assez bon pour me ^ 
permettre de passer la nuit dans votre châteaux 
vous me tirerez d'un grand embarras , et me, 
rendrez un signalé service. 

On l'accueillit; on mit ses chevaux à l'écurie^ 
et l'on transporta dans une salle du château ses 
mannequins, qui étaient forts, lourds. On lui 
servit â souper. Le seigneur et les deux moines . 
l'interrogèrent sur son commerce et ses voyages. , 



EFE LA BASSE-BRETAGKE 297 

• -^'Achetons quelque chose au marchand, avant 
d^Hèr nous coucher, dit Innocent. 

— Attendez à demain, dit le marchand ; vous 
pourrez mieux apprécier les objets à la lumière 
du jour. 

-— Non, non, ce soir même, reprit Innocent, 
car demain matin nous devons nous mettre en 
route de très-bonne heure. 

Les archers étaient arrivés et attendaient dans 
uflé salle à côté. Le marchand, qui 'ne s'en dou- 
tait gtière; céda aux instances d'Innocent, per- 
suadé que ses gens n'auraient pas de peine à venir 
à bout des deux moines, de leur jeune compa- 
gnon et des gens du château. Dès qu'on découvrit 
les mannequins, il en sortit une douzaine de 
brigands, qui allaient faire beau jeu dans le châ- 
teau, quand les archers se jetèrent sur eux et les 
désarmèrent. On les enferma dans une basse- 
fosse, et le lendemain ils furent pendus aux 
créneaux du château. 

Nos trois compagnons se remirent en route, 
après avoir assisté à l'exécution, et le vieux moine 
était émerveillé de la sagesse et de l'esprit de 
divination de son jeune ami. Le jeune moine 
boudait toujours. A force de marcher, ils arri- 
vèrent dans une ville nommée Sicile (?). Ils ne 
trouvèrent aucun château où loger, aux environs 
de la ville, et comme il leur était défendu de 



2f)S lÉGBNDES CHRÉTIENNES 



descendre dans les hôtelleries, ils étaient for^ 
embarrassés. • ■ i 

— Je crains bien qu'il ne nous faille coucher à 
la belle étoile cette nuit, dit le vieux moine. 

. — Non, non, mon père, n'ayez pas d'inquié- 
tude, dit Innocent. 

> lis passaient en ce moment devant la boutique 
d*un orfèvre. Innocent ramassa une pierre sur la 
rue, la laoça dans l'étalage et fit un beau dég^t. 
On se précipita de tous côtés sur les trois étrati' 
gers, et on les mit en prison. 

— Ne vous avds-je pas dit, mon père, dit 
Innocent, que nous trouverions où loger? ' 

Mais cela ne rassurait guère ses deux compa- 
gnons, surtout le jeune moine, qui tempêtait et 
ii^uriait Innocent. 

— Bah i rassurez-vous , répendait cdui-ci ; 
avant qu'il soit jour, tK)US ferons rendus à la 
liberté. 

En efTet, vers minuit, ils entendirent un grand 
vacarme dans la ville. Tout le monde était sur 
pied; on courait confusément de tous les côtés; 
le canon tonnait; le feu était aux quatre coins 
de la ville i Un prince ennemi était sous les 
murailles avec une grande armée, et menaçait de ' 

tout mettre i feu et à sang. Dans cette extréimté, 
on rendit la liberté à tous les prisonniers. Aussitôt 
qu'il fut libre, Innocent se rendit tûUt droit 



DE LA BASSE-BRETAGNE 3^ 

auprès du. général en dief de Tannée assiégeante, 
et lui parla de la sorte : 

— Que prét-aidez-vous faire ? 

— Détruire la ville de fond en comble» 

— Nop, non, voug ne fero? pas cela; bieù plus, 
vous ne tirerez plus un seul coup de canon, et ce 
que vous avez de .mieux, à &ire, c'est de vchis 
retirer chez vous au plus vite. 

— Tirez, canonniersl cria Je général^poùr toute 
réponse. 

Les canonniers firent leur devoir; mais aucune 
pièce ne partait plus, oe qui étonna fort tout le 
monde. — ^Cest ua sorcier I se disait •on, en par* 
lant d'Innocent. " 

On fit. payer au général ennemi tout le dom- 
mage causé par ses soldats, puis il dut s'estimer 
heureuK de pouvoir se retirer sans aucun mal, 
mais pas fier du tout, je vous asssure. 

— Quel homme que notre jeune compagnon î 
disait le vieux moine. 

— C'est un sorcier ! répliquîdt le jeune, et nous 
aiu'OQSi de la chance s'il ne nous fait pas pendre 
ou brûler, avant d'arriver à Rome. 

Et ils se remirent en -route, tous les trois. Ils 
approchaient de Rome. Ils vinrent à passer sur la 
chaussée d'un grand étang, où il y avait un nombre 
infini de grenouilles ; et elles chantaient si harmo- 
nieufiiement, qu'ils s'arrêtèrent pour les écouter. 



300 LÉGENDES CHRÉTIENNE^ 

~ ' ' — * 9^ 

-^ Savez-vous ce que disent ces grenoiiîlfôs; 
mon père ? demanda Innocent au vieux mlômêl 

— Non, mon fils, je ne le sais pas; mais je 
voudrais bien le savoir. 

— Eh bien î non loin dé cet étang, demeuré 
tme allé de mauvaise vie, qui s'est présentée à là 
table sainte en état de péché mortel. Elle a tiâs 
la sainte hostie en son mouchoir et Ta emportée 
chez elle. Puis, ce matin, n*y songeant pFus, elle 
est venue laver son linge à Tétang : la sainte 
hostie est tombée de son mouchoir dans Teau, 
et aussitôt une grenouille Ta avalée^ £t mainte^ 
nant, toutes les autres grenouilles de Tétang sont 
autour de celle-là, chantant à qui mieux mieux les 
louanges de leur créateur et le nôtre. Écoutez, 
comme leurs chants sont harmonieux ! 

— Grand Dieu ! s'écria le vieux moine; mais 
que faut-il faire ? 

— Allez au bourg le plus voisin ; dites au 
recteur d'assembler une procession, de venir avec 
elle à l'étang, croix et bannières en tête, et 
d'apporter le saint ciboire, pour recevoir la sainte 
hostie. Puis, si l'on peut faire communier la mal- 
heureuse fille, — qui est à présent aveugle, sourde 
et muette, — elle rentrera en grâce auprès de 
Dieu et sera guérie aussitôt. 

Le vieux moine s'empressa de se rendre au 
bourg le plus voisin et de prévenir le recteur. 



DE. LA. BASSE-BRETAGNE ^01 

Cdui-ci fit soaner les cloches; tout le moode de 
U cpxnmune accourut , et Ton se rendit procès- 
jionnellement à l'étang, croix et batinières en 
tète, et le recteur sous le dais, portant le saint 
ciboire. Mais les pràtres avaient beau chanter sur 
la chaussée de Tétang, le chant des grenouilles 
couvrait les leurs. 

— Ce n'est pas tout de chanter, dit alors Inno- 
cent au recteur. 

— Qpe faut-il donc faire ? demanda celui-ci. 

— Il faut conjurer la grenouille qui porle la 
sainte hostie. 

Et le recteur se mit à réciter des oraisons en 
latin et à faire des signes suivant le rituel, mais 
«n vain. . 

— Laissez-moi faire, dit alors Innocent. 

Il fit le signe de la croix sur l'étang, puis ré- 
cita une oraison. Et aussitôt on vit une grenouille 
nager à la surface de l'eau et, suivie de toutes 
les autres grenouilles de l'étang, venir déposer la 
sainte hostie dans le ciboire, qui avait été placé 
au bord de l'eau. Alors les chants cessèrent, et 
toutes les grenouilles rentrèrent au fond de 
Tétang. 

— Allons à présent chez la malheureuse fille, 
dit alors Innocent. 

Et on se rendit à sa maison. On parvint, non 
sans peine, à la confesser, à la faire communier. 



302 LÉGt'NDES CHRÉTIENNES 

et aussitôt elle se trouva guérie de toutes ses 
iiifirtnités. 

Nos trois compagnons continuèrent ensuite leur 
foute. Un peu avant d'arriver à Rome, comme 
ils gravissaient une colline, ils furent ravis par 
les chants d'une troupe d'oiseaux, dans une haie, 
au bord du chemin, et ils s'arrêtèrent pour les 
écouter. 

— Savez-vbus, mon père, ce que disent ces 
oiseaux ? demanda Innocent au vieillard: 

— Non, mon fils; et vous, le savez-vous? 

— Oui, ces oiseaux disent, dans leur latigage, 
qu'un de nous trois sera pape à Rome. Que 
fcrez-vous de moi, si c'est vous qui devez l'être, 
comme c'est probable ? 

— Je te ferai mon premier cardinal. 

— Et vous, mon père? dit-il en s'adressant au 
jeune moine. 

— Moi, je te ferai chien de Dieu (i) dans ma 
cathédrale. 

— Ah !,.. c'est toujours quelque chose. 

Puis il aUa à la haie où chantaient les oiseaux. 



(i) Les paysans bretons appellent chiins âc Dieu les suisses de 
leurs églises, parce que leur principale fonction consiste & faire 
la police de l'église, et surtout à chasser les chiens qui s'y 
introduisent. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 1<X^ 

«t y coupa, avec son couteau, une baguette, de; 
saule, qu'il se mit à écorcher, tout en marchante 

Enfin, ils arrivèrent aussi à Rome. Quand ii& 
entrèrent dans la ville sainte, on faisait une pno- 
cession^ C'était la première, car on devait en faire^ 
trois. — Il y avait là une foule immense de car- 
dinaux, d'archevêques^ d'évêques, de moines et 
de simples prêtres, venus de tous les pays de la 
terre. Ils avaient des costumes variés à l'infini^ 
et tous ils tenaient à la main un cierge non 
allumé. De ces cierges» les uns étaient fort gros. 
et longs, et les autres.étaient tout modestes^ sans 
doute suivant le rang et les moyens de chacun. 

Il devait y avoir trois processions, une par jour» 
pendant trois jours consécutifs, et le pèleria 
dont le cierge s'allumerait de lui-même serait 
désigné par Dieu pour être pape à Rome. Nos 
deux moines prirent place dans les rangs de la 
procession, portant chacun son cierge à la. main. 
Innocent, qui n'avait pas d'argent pour en avoir 
un, se glissa à côté d'eux, tenant à la main, en 
guise de cierge, la baguette blanche qu'il avait 
coupée dans la haie où chantaient les oiseaux, 
au bord du chemin. On le regardait, et l'on 
disait de lui, eu haussant les épaules : Voyez donc 
ce pauvre innocent ! 

La procession se déroulait lentement à travers 
la ville, et chacun avait les yeux fixés sur son 



304 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

cierge, dans le secret espoir de le voir s'aHumer 
miraculeusement. Mais ni les cierges des cardia 
naux, ni ceux des archevêques et des évêques, et 
autres grands dignitaires de TÉglise, ne s'allu- 
maient; et pas davantage ceux des abbés, des 
moines et des simples prêtres. Mais voilà que 
tout à coup le feu prit à la baguette blanche d'In- 
nocent 1 

— Voyez donc qui ! se disait-on ; il y a cer- 
tainement tricherie 1 Un pauvre innocent ! Nous 
aurons donc un pape innocent ! 

Le second jour, la baguette d'Innocent s'alluma 
encore, et aussi le troisième jour! Il n'y avait 
pas à dire, c'était bien lui que Dieu désignait 
visiblement pour être pape à Rome. 

Le premier cardinal s'avança alors vers lui, et 
s'agenouilla en sa présence, en disant : 

— Donnez-moi votre bénédiction, Saint-Père, 
car c'est vous qui êtes à présent le pape à Rome. 

— Un pauvre innocent comme moi ! 

— Dieu vous donnera les lumières nécessaires ; 
sa volonté s'est manifestée visiblement, par trois 
fois. 

Voilà donc Innocent pape à Rome, par la 
volonté de Dieu I 

Il n'oublia pas ses deux compagnons de voyage, 
et, dès le lendemain, il les fit appeler auprès de lui. 

— Vous, mon père, dit-il en s'adressant au 



DE LA BASSE-BRETAGNP. 305 

Ménx moîne, cjui avez toujours été bon et bien- 
allant pour moi, et qui vouliez me nommer 
^Votre premier cardinal, si Dieu vous avait désigné, 
'^us serez vous-nlême mon premier cardinal. Et 
vous, dit-il en se tournant veris iè jeune moine, 
acceptez les fonctions que vous-même vous voit- 
Hez me donner, celles de chien de Dieu (smsse) 
de ma cathédrale I 

"Le bruit se répandit vite, dans lé monde entier, 
qu'il y avait un pape Innocent à Rome. 

Cependant le roi et la reine de' France étaient 
bien malheureux i Ils étaient convaincus que le 
vieux charbonnier avait exécuté ponctuellement 
l'ordre de la reine et que leur fils n'existait plus. 
Le remords les tourmentait, et ils ne trouvaient 
nulle part un prêtre qui consentît à les absoudre 
d'un tel crime. Ils s'étaient adressés partout, et 
toujours en vain. Quand ils apprirent qu'il y 
avait un nouvean pape à Rome, un pape Inno- 
cent, ils se dirent : 

' — Il faut que nous allions jusqu'à Rome ; peut- 
être ce nouveau pape aura-t-il pitié de nous et 
nous absoudra. 

Ils se rendirent donc à Rome, et, en y arrivant, 
ils allèrent tout droit au palais du' pape. 

— Le pape est-il à la maison? demandèrent-ils 
en entrant. 

20 



306 LÉGENDES CHRÉTIENNlés 

— Oui, mais il est à table, leur fut-îl répondu. 

— Nous attendrons; mais dites-lui, nous vous 
en prions, qu'il y a ici un père et une mère 
malheureux, venus de bien loin, et qui désirent 
lui parler. 

On rapporta ces paroles au pape. 

— Oui, répondit-il, je les connais. Recevez 
bien ces gens-là; faites-les manger dans une salle 
à part, et servez-les comme moi-même. 

On se conforma à ces ordres, et nos deux 
voyageurs étaient confus de la réception et du bon. 
accueil qu'on leur faisait. 

Quand le pape se leva de table, il vint à la 
salle où ils étaient. En le voyant entrer, ils se 
jetèrent à ses pieds. 

— Relevez-vous, leur dit-il ; ce n'est que devant 
Dieu que l'on, doit se prosterner ainsi. 

Et il les releva, en leur tendant la main. 

Quand le pape sortait de table, un valet lui 
versait toujours de l'eau sur les mains, puis 
un autre valet lui présentait une serviette pour 
les essuyer. Dans son empressement à se rendre 
auprès des deux voyageurs, il avait négligé, ce 
jour-là, cette ablution accoutumée. Mais, dans la 
salle où se trouvaient le roi et la reine de France, 
on avait aussi mis, pour eux, une aiguière pleine 
d'eau et des serviettes. Le Saint-Père dit alors,, 
en s'ad ressaut au roi : 



DE LA BASSE-BRETAGNE 307 

— Auriez-vous, seigneur, la bonté de me 
verser un peu d*eau sur les mains ? 

Et le roi s'empressa de verser Teau. 
Puis s'adressant à la reine : 

— Et vous, madame, auriez-vous la complai- 
sance de me donner cette serviette ? 

Et la reine lui présenta la serviette avec em- 
pressement. 

— Allons I mon père et ma mère, dit alors le 
pape, la prédiaion est accomplie ! Vous rappelez- 
vous que je vous dis qu'un jour viendrait où 
vous seriez bien heureux, vous, mon père, de me 
verser de l'eau pour me laver les mains, et vous, 
ma mère, de me présenter une serviette pour les 
essuyer? — Je suis votre fils, et je vous pardonne 
du fond de mon cœur I 

Et ils se reconnurent alors et se jetèrent dans les 
bras Tun de l'autre, en versant des larmes de joie 
et de bonheur. Et ils vécurent ensemble, le reste 
de leurs jours, et moururent comme des saints. 

Puissions-nous faire comme eux, et aller un 
jour les rejoindre, là où ils sont I — Amen (dit 
r auditoire). 

(Coniipar Guillaume Garandel^ tailleur, au Vieux-Marché^ 

octobre 1869.) 

Dans VHistoire des Sept Sages de Rome, un jeune homme, nommé 
Alexandre, entendant le chant d'un rossignol, dit & son père que 



308 LÉGENDES CHRÉTIENNE$ 



l'oiseau lui annonce par son chant qu'il deviendra lel maistre et 
si grand seigneur ^ que son père lui présentera humblement Teau 
pour laver les mains, et que sa mère en révérence lui tiendra la 
serviette pour les essuyer. Le père furieux mène son fils à la 
mer et l'y jette ; mais l'enfant se sauve à la nage. Il rencontre 
un vaisseau dans lequel on le reçoit, et il se rend en Egypte. 
Là, ayant donné au roi l'interprétation du cri de deux cor- 
beaux, il obtient en récompense la main de' la princesse fille du 
roi, et monte sur le trône d'Egypte, après la mort de son beau- 
père. Il mande alors à la cour son père et sa mère, et sa pré- 
diction s'accomplit. 

Dans le roman français en prose des Sept Sages de Ranu^ publié 
par Le Roux de Lincy, le fils dit : « 11 (les deux corneilles) 
dient que je monterai encore si hautement, et serai encore si 
hauz homs, que vous serez forment liez si je daignoie tant 
souffrir que vous me tenissiez mes manches, quand je devroie 
laver mes mains, et ma mère seroit moult liée, si elle osoit tenir 
U toaille où je essuieroie. » 

Dans un conte basque de Webster, Basque Legends (p. 136), le 
fils entend chanter des oiseaux. Ils disent que pour l'heure il 
obéit àson père, mais qu'un temps viendrait où son père lui 
obéirait. Le père, qui est capitaine de vaisseau, enferme son fils 
dnns un tonneau et le jette à la mer. Le tonneau est poussé à 
terre, ^t le jeune homme est recueilli par un roi dont il épouse 
la fille. Le capitaine de vaisseau devient plus tard domestique 
auprès de son fils, qu'il ne reconnaît pas. 

Dans un second conte basque de Webster (p. 137), un jeune 
homme entend une voix, et il dit à sa mère qu'elle lui prédit 
qu'un père et une mère seraient les serviteurs de leur fils. Mais 
la voix avait parlé de lui et de ses propres patents. Sa mère en 
est persuadée. Elle ordonne à deux serviteurs de tuer en secret 
son fils et de lui rapporter son cœur. Les serviteurs lui laissent 
^a vie sauve et rapportent à la mère le cœur d'un chien. Le fils 
se décide & aller à Rome et rencontre deux hommes avec les- 
quels il fait route. Un soir, ils sont descendus dans une auberge 



DE LA BASSE-BRETAGNE 309 



de brigands. Le fils est averti par la voix, et il s'échappe avec ses 
deux compagnons. 

Le lendemain, ils sont reçus dans une maison seigneuriale où 
le jeune homme guérit une jeune fille malade depuis sept ans. 
Qjaand il arrive à Rome, les cloches sonnent d'elles-mêmes, et il 
est élu pape. Sur ces entrefaites, sa mère est tourmentée de 
remords. Elle raconte son forfait k son mari et fait avec lui le 
pèlerinage de Rome, pour se confesser au pape. La confession 
amène la scène de reconnaissance. La prédiction cependant ne 
s'est pas accomplie en entier. Les parents ne deviennent pas les 
serviteurs du fils. La tradition est évidemment altérée dans 
ce conte. 

Comme on le voit, cette version basque ressemble beaucoup 
k notre version bretonne. 

M. Kœhler, dans ses commentaires de Mèlusine (col. 384-386), 
cite encore un conte masure, dans M. Toeppen ; un conte 
mordvine, dans A. Ahlquist, et un conte téléoute, dans 
Radloff, dont la fable principale ressemble à celle de notre 
légende. 

Pour l'épisode où le pape Innocent tue le fils du gentilhomme, 
pendant le voyage de Rome, parce que celui-ci et sa femme, 
depuis qu'ils ont cet enfant, ne pensent plus & Dieu, voir la 
légende de VErmite et l'Ange voyageant ensembley dans notre 
second volume, p. 4. 

L'épisode des voleurs cachés dans des mannequins se retrouve 
dans l'histoire d'Ali-Baba et des Quarante Voleurs, des Miile 
et une Nuits. 





QUATRIÈME PARTIE 



LA MORT EN VOYAGE. 



I 



SANS-SOUCI 

OU LE MARÉCHAL-FERRANT ET LA MORT 




|L y avait une fois un soldat breton nommé 
Sans-Souci, à cause de son humeur 
joyeuse et de son heureux caractère, qui 
revenait de Tarmée et s'en retournait dans son 
pays, à Louargat, au pied de la montagne de Bré. 
Les uns disent qu'il avait son congé en règle ; 
d'autres prétendent qu'il avait déserté ; mais peu 
nous importe. 
Après une longue journée de marche, il se 



312 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

trouva, vers le coucher du soleil, sous les murs 
d'un vieux château fort. Il était fatigué ; il avait 
faim, et il n'avait pas d'argent, si bien qu'il résolut 
de demander à loger dans ce château. 

Il frappa à la porte. Le guichet s'ouvrit, et le 
portier lui demanda : 

— Que voulez-vous ? 

— Je voudrais être logé, pour cette nuit seule- 
ment, car j'ai marché toute la journée, et je suis 
bien fatigué. 

— Attendez là un peu, et je vais demander à 
mon maître s'il veut vous loger. 

Et le portier se rendit auprès du châtelain, et 
lui dit qu'un soldat harassé de fatigue était à la 
porte et demandait à loger. 

— Dites-lui de venir me trouver, répondit le 
seigneur. 

Le portier fit entrer Sans-Souci et le conduisit 
devant le seigneur, qui se chauffait devant un bon 
feu, dans la grande salle du château. 

— Bonsoir, monseigneur, dit Sans-Souci en 
entrant. 

— Bonsoir, mon garçon, répondit le châtelain. 
Que demandes-tu ? ' 

— Je voudrais être logé, car je suis rendu de 
fatigue, et de plus, j'ai faim et pas d'argent. 

— Je te logerai volontiers, et je te régalerai 
même bien, si tu n'es pas peureux et si tu veux 



DE LA BASSE-BRETAGNE 3IJ 

passer la nuit dans une salle du château, qui est 
hantée par des revenants, des diables, ou je ne 
sais quoi. Toujours est-il qu'il y a là-dedans un 
tel vacarme et un tel sabbat, toutes les nuits, que 
personne n*y peut tenir, et qu'il a fallu aban- 
donner cette salle. Si tu parviens à chasser les 
revenants ou les diables, et à rendre la salle habi- 
table, tu n'auras pas perdu ta peine, car je te 
récompenserai bien. 
Sans-Souci répondit : 

— Je veux tenter l'aventure, arrive que pourra. 
Je n'ai jamais été poltron, et je ne serais même 
pas fâché de voir un peu de près le diable, dont 
j'entends parler si souvent et que je ne connais 
pas encore. Peut-être n'est-il pas aussi méchant 
qu'on le dit, après tout. 

— A la bonne heure ! reprit le seigneur, tu me 
parais un garçon résolu, toi. Je vais te conduire 
à la salle. Tu y trouveras du bois, pour faire du 
feu, et je te ferai donner du pain, de la viande et 
du vin autant que tu en voudras. Tu feras alors 
ta cuisine toi-même, à ta guise. 

Sans-Souci s'installa dans la salle hantée, et des 
valets lui apportèrent un quartier de mouton cru, 
une miche de pain blanc et six bouteilles de vin 
vieux. Puis ils s'en allèrent, et il resta seul. Il 
commença par faire un bon feu et mettre son 
quartier de mouton à la broche. Puis il s'assit 



314 ' LÉGENDES CHRÉTIENNES 

dans un grand fauteuil, près du feu, alluma sa 
pipe, déboucha uue bouteille de vin et en but 
un plein verre. Il se remit ensuite à fumer tran.- 
quillement, en regardant cuire son quartier de 
mouton, et en se disant : 

— Ce que c'est que la peuri On s'imag^e 
qu'il y a ici des revenants, ou des diables, que 
sais-je, moi?... Et voyez comme tout est silen- 
cieux et comme on est tranquille I Je m'accommo- 
derais bien, quant à moi, de ce logis, surtout si 
l'on me traitait toujours comme cela... 

Et il se versa un second verre de vin et se dis- 
posait à le boire, quand il entendit un grand bruit 
dans la cheminée, et bientôt tomba dans le feu, 
sans en paraître le moins du monde incommodé, 
un être étrange, un diable sans doute, qui le 
saisit, le lança au bas de la salle, aussi facilement 
que si c'eût été une bûche ordinaire, et s'assit à 
sa place, dans le fauteuil. 

— Ah 1 se dit Sans-Souci, il paraît que le sabbat 
va commencer! mais, n'importe, nous verrons 
bien comment cela finira. 

Et il se releva, et vint s'asseoir hardiment en 
face du nouveau venu, dans un autre fauteuil, au 
côté opposé du foyer. Mais à peine s'y fut-il ins- 
tallé, qu'il entendit de nouveau le même bruit 
dans la cheminée, et un second personnage, en 
tout semblable au premier, tomba encore dans le 



DE LA BASSE-BRETAGNE 31$ 

feu, puis se releva lestement, le lança encore au 
bas de la salle et s'assit ensuite dans le second 
fauteuil, en face de l'autre. 

— Voici de singuliers compagnons ! se dit 
Sans-Souci, en se relevant ; mais mon rôti doit 
être cuit, et je vais le retirer du feu, de peur qu'ils 
s'avisent de vouloir le manger. 

Il revint au foyer et se disposait à enlever son 
rôti, quand un troisième personnage, semblable aus 
deux premiers, dévala de la cheminée et le lança 
encore au bas de la salle, lui, sa broche et son rôti. 

— Ahl le jeu commence à m'ennuyer, dit-il 
en se relevant et en se grattant le derrière. Mais 
je vais les laisser se chauffer, à leur aise, car ils 
paraissent aimer le feu, et entrer dans ce lit 
clos que je vois là. J'emporterai mon gigot, avec 
une bouteille de vin, et peut-être me laisseront- 
ils souper à mon aise. 

Il se mit donc dans un lit qui était au bas de 
la salle. Mais, à peine y était-il entré, que les 
trois diables (car c'étaient de vrais diables) vinrent 
à lui et lui parlèrent de la sorte : 

— Ah I Sans-Souci, l'homme sans peur, tu crois 
donc que nous allons te laisser tranquillement 
manger, boire et dormir, chez nous, tout comme 
situ étais chez toi? Tu te trompes, mon ami, 
et nous allons en finir avec toi. 

— J'espère du moins, messeigneurs, répondit 



3l6 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

Sans-Souci, que vous ne me tuerez pas au lit, 
comme trois lâches, et que vous me laisserez me 
lever, afin que je puisse me défendre? Vous êtes 
trois contre un. 

— Oui, lève-toi, répondirent-ils. 

Sans-Souci sauta hors du lit. La nuit précé- 
dente, ne trouvant pas où loger, il avait passé la 
nuit dans une église, et le matin, en partant, il 
avait rempli d'eau bénite une bouteille vide qu'il 
avait sur lui et qu'il avait achetée pleine de cidre. 
Dès qu'il fut sur ses pieds, il déboucha sa bou>- 
teille et se mit à asperger les diables d'eau bénite. 
Ceux-ci sautaient jusqu'au plafond, cherchaient à 
fuir et poussaient des cris affreux. 

— Assez ! assez I criaient-ils ; laisse-nous par- 
tir à présent, Sang-Souci 1 Pitié! assez! assez! 

— Oui, si vous me promettez de ne plus reve- 
nir dans ce château. 

— Oui, nous te le promettons; nous n'y 
reviendrons plus jamais I 

— Signez alors de votre sang. 

— Oui, nous signerons de notre sang. 

£t ils signèrent tous les trois de leur sang, sur 
un morceau de parchemin que l'on trouva par là, 
et alors Sans-Souci les laissa partir par où ils 
étaient venus, c'est-à-dire par la cheminée. Après 
cela, il put souper tranquillement, puis il se remit 
au lit et dormit très-bien. 



DE LA BASSE-BRETAGNE ^ÏJ 

Le lendemain matin, le maître du château vint 
le voir, et il fut bien étonné de le retrouver en vie. 

— Comment, tu vis donc encore? lui dit-il. 

— Mais oui, monseigneur, je vis encore, 
comme vous le voyez, et je n'ai même pas eu de 
mal. 

— Et tu as passé toute la nuit ici? 

— J'ai passé toute la nuit ici. 

— Et tu n*as rien vu d'extraordinaire? 

— Ah ! pour cela, si... J'ai eu affaire à de sin- 
guliers personnages; mais rassurez-vous, car je 
vous en ai débarrassé pour toujours. 

— Je ne puis te croire ; où est la preuve de ce 
que tu dis là? 

— Prenez ce parchemin, et voyez ce qui est 
marqué dessus. 

Et il lui présenta le parchemin que les trois 
diables avaient signé de leur sang. 

Le seigneur l'examina et s'écria avec une grande 
joie: 

— Ah! quel service tu m'as rendu I De-^ 
mande-moi tout ce que tu voudras, pour ta 
récompense, et je te l'accorderai. Veux-tu la 
main de ma fille ? 

— Monseigneur, je n'ai pas mérité tant d'hon- 
neur, et je n'aspire pas si haut. Je suis maréchal- 
ferrant de mon état, comme l'était mon père, et 
si vous voulez me rendre heureux, faites-moi 



3l8 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

bâtir une forge au bord de la grande route^ et 
approvisionnez-la de fer et de charbon, car je n'ai 
pas le sou. Je ferrerai vos chevaux et ceux de vos 
fermiers, ainsi que ceux des voyageurs qui passe- 
ront, et je vivrai ainsi de mou travail, comme 
doit le faire tout honnête homme. 

Le seigneur fit construire la petite forge au 
bord de la grande route» Sans-Souci s*y installa 
aussitôt, et, toute la journée, et souvent la nuit, 
on entendait son marteau qui retentissait sur 
l'enclume, car il aimait le travail. Les pratiques 
ne manquaient pas, et il était content et heu- 
reux. 

Un jour qu'il était à son travail, comme à l'or- 
dinaire, en bras de chemise, les manches 
retroussées et la figure toute noire de charbon et 
de fumée, deux passants, deux étrangers, dont un 
vieux et un jeune, s'arrêtèrent pour le regarder. 

— Tu travailles de bon cœur, Sans-Souci 1 lui 
dit le plus jeune. 

— Il faut travailler, messeigneurs, pour gagner 
sa vie, répondit-il. 

Et il mettait le fer au feu, puis l'en retirait et 
le battait sur l'enclume, et la sueur lui tombait 
du front goutte à goutte. Les deux passants 
étaient en admiration devant lui. 

— J'aime les travailleurs comme toi, Sans- 



DE LA BASSE-BRETAGNE 519 

Souci, reprit l'inconnu, et, pour te le prouver, 
fais-moi trois demandes, à ton choix, et je te les 
accorderai. 

Sans-Souci sourit et le regarda du coin de l'oeil, 
comme un homme qui n'a pas grande confiance. 

— Demande premièrement le paradis, lui dit le 
plus âgé des deux voyageurs. 

— Le paradis, mon bi:ave homme, répondit-il, 
est à qui le gagne, et ne se donne pas si facile- 
ment, je pense. 

— Tu as raison, Sans-Souci, reprit l'autre ; 
mais fais-moi tes trois demandes, et je te promets 
de te les accorder, quelles qu'elles puissent être. 

— Eh bien ! j'ai souvent soif, à battre le fer sur 
mon enclume, et la fontaine est assez loin; je 
voudrais bien qu'un vieux poirier que j'ai là, dans 
mon courtil, derrière la forge, portât des fruits en 
toute saison, même en hiver. 

— Accordé, dit le jeune voyageur. 

Et aussitôt le vieux poirier de Sans-Souci se 
couvrit de belles fleurs blanches, et, un moment 
après, il succombait sous le poids de belles poires 
toutes dorées, quoiqu'on fût en plein mois de 
janvier ! 

— Fais ta seconde demande, Sans-Souci, dit 
l'inconnu. 

— Demande le paradis, à présent au moins, 
lui dit encore le vieillard. 



320 LÉGENPB& CHRÉTIENNES 

^-r Laissez-moi donc tranquille avec voti^ 
paradis, grand-père, lui répondit Sans-Souci y le 
paradis est à qui sait le gagner, vous le savez bien» 
et j*espère qu'on ne me le refusera pas, après ma 
mort, si je Tai gagné. 

— Certainement, répondit le jeune étranger; 
fais ta seconde demande, Sans-Souci. 

— Ëh bien ! je voudrais avoir là, au coin de 
ma forge, un bon fauteuil; et toutes les fois qu^ 
que quelqu'un s'assoirait dans ce fauteuil, je vou- 
drais qu'il ne pût s'en relever que lorsque je le lui 
permettrais. 

— Accordé. 

Et le fauteuil se trouva aussitôt au coin de la 
forge. 

— Fais, à présent, ta troisième demande. 

— Ne manque pas de demander le paradis, 
cette fois au moins! dit encore le vieillard. 

— Je vous le répète, laissez-moi tranquille avec 
votre paradis, vieux radoteur! Je demande, à pré- 
sent, un jeu de cartes avec lequel je gagnerai tou- 
jours, quelle que soit la personne avec qui je 
jouerai. 

— Accordé encore ! Tiens, voilà les cartes. 

Et un jeu de cartes tout neuf se trouva aussi- 
tôt sur l'enclume. 

Les deux voyageurs firent alors leurs adieux au 
maréchal-fer rant, et poursuivirent leur route. Je 



DE LA BASSB-BRETAGHE ^ll 

ti*ai sans doute pas besoin de vous dire que le 
plus jeune était Notre-Seigneur Jésus-Christ loi*' 
même, qui voyageait alors en Basse-Bretagne, et 
l'autre saint Pierre, qui raccompagnait partait 
dans ses voyages. 

Il y avait plusieurs années que Sans-Souci avait 
reçu la visite de notre Sauveur et de saint Pierre» 
«t il vivait heureux et content, travaillant tou- 
jours, quoique déjà vieux, lorsqu'un jour il reçut 
une autre visite moins agréable. C'était celle de 
VAnkou (la Mort) lui-même. Il n'eut pas de peine 
à le reconnaître à sa faux et à ses os décharnés 
et blanchis. Cependant, il ne se troubla pas, et 
continua de travailler et de battre le fer sur son 
enclume, comme si c'eût été un client ordi- 
naire. Mais l'importun visiteur, brandissant sa 
grande faux, lui dit : 

— Allons I Sans-Soud, prépare-toi à me suivre, 
car ton tour est venu. 

— Mon tour de quoi donc? répondit Sans-Soud, 
feignant de ne pas comprendre. 

— Tu ne me connais donc pas? Je suis VAnkou^ 
mon ami ! 

— Ah ! c'est vous qui êtes le grand Faucheur? 
Bien I bien I J'ai souvent entendu parler de vous ; 
mais, excusez-moi, je ne vous connaiss<iis pas, 
ma foi ! 

21 



322 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Il n'y a pas de mal à cela; mats allons 1 
viens vite, je n'ai pas de temps à perdre. 

— Oui, oui, certainement, ]»iisque moi> tour 
est venu, dites^vous. Cependant, je ne voudrais 
pas partir comme cela, avant d'avoir ferré les che^ 
vaux que vous voyez là, à ma porte. Asseyez-vous 
là un peu, sur ce fauteuil ; ce sera l'affaire d'un 
instant, puis je vous suivrai où vous voudrez. 

— Je suis pressée, et je n'ai pas le temps d'at- 
tendre; je vais te donner le coup de grâce. 

Et elle leva sa faux pour le frapper. 

— Mais patientez donc un peu, vous dis- je; 
qu'est-ce que cela vous fait? vous saurez bien 
rattraper le temps perdu. Laissez-moi du moins 
finir de ferrer la haquenée de mon recteur (curé). 
Trois fers sont déjà posés ; il n'en manque plus 
qu'un, et, pour l'honneur de mon nom, je ne 
voudrais, pour rien au monde, laisser dans cet 
état le dernier cheval que j'aurai ferré, surtout 
celui de mon recteur 1 Que dirait le bienheureux 
saint Ëloi, quand je me présenterai devant lui, 
là-haut? Asseyez-vous là, dans ce fauteuil, vous 
dis-je; ce sera fait en un clin d'oeil! 

La Mort s'assit dans Le fauteuil. Sans-Souci fut 
alors rassuré, et il se remit au travail, en sifEant 
et en chantant. Il mettait le fer au feu, soufBait^ 
puis le battait sur l'enclume, et ne se pressait 
point. Il finit de ferrer le cheval de son recteur» 



BE LA BASSE'BRETAGNE 323 



puis plusieurs autres après. La Mort, voyant cela, 
lui dit encore : 

— Allons ! il faut partir, car j'ai beaucoup de 
chemin à faire encore aujourd'hui; je ne puis 
attendre plus longtemps. 

— Vous m'ennuyez à la fin I Donnez-moi la 
paix et me laissez faire tranquillement mon 
ouvrage! lui répondit Sans-Souci, quand il fut 
sûr qu'elle ne pouvait pas quitter son fauteuil. 

Et il continua de travailler le reste de la jour- 
née, puis le lendemain, puis le surlendemain, puis 
pendant des mois et des années, et la Mort restait 
toujours clouée sur son fauteuil, et quand elle lui 
parlait de partir, il se contentait de siffler et de 
lui rire au nez ; et cela dura longtemps ainsi. 

Bref, il y avait cent ans que la Mort était pri- 
■ sonnière de Sans-Souci, et personne ne l'avait 
vue, pendant tout ce temps-là, et l'on s'inquiétait 
de ce qu'elle était devenue. Bien plus, on la 
regrettait et on l'implorait partout, à présent, 
comme on la détestait et la maudissait, aupara- 
vant. On ne mourait plus, et l'on en était venu à 
regarder la vie comme le plus grand des maux. 
Enfin, le bon Dieu eut pitié des pauvres humains 
(c'est, sans doute, une expérience qu'il avait voulu 
faire), et il envoya l'ange de la Mort vers Sans- 
Souci, pour lui dire de rendre la Lberté à la Mort. 
Quand l'ange arriva dans la forge, il trouva 



}24 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Sans-Souci qui ferrait tranquillementdes chevaipL^ 
sçlon son ordinaire. 

— Comment, Sans-Souci, lui dît Tenvoyé dé 
Dieu, peux-tu reteair si ion^emps là Mort pri7 
sonnière dans ta forge? Voilà cent ans quHl n'eà 
mort personne, et partout on se plaint, dans 
l*enfer, dans le purgatoire, dans le paradis,^ mais 
surtout sur la terre 1 Tout le monde veut nioûrîr, 
à présent. On impklore la mort comme fiinique 
remède à tous les maux, comme Fange libérateiii^. 
Le bon Dieii m*a envoyé vers toi pour te 4ire ^t 
la mettre en liberté sur le champ. 

— Cesi ma foi vrai, répopdit Sans-Souci ; il y 
a longtemps qu*elle est là assise, dans son fauteuil, 
et, comme elle dort et ne fait aucun bruit, )e 
Tavais tout à fait oubliée. Je vais lui rendre la 
liberté et la laisser partir avec vous. Mais je suis 
pressé pour le moment. Voyez, que de chevaux 
à txia porte ! Le temps seulement de mettre quel- 
ques cIqus aux pieds de derrière de ce chçval blanc 
que vous voyez, et qui appartient au seigneur du 
château voisin, et je suis à vous. Mais asseyez- 
vous, en attendant, sur le fauteuil, à côté du 
grand Faucheur ; il y a place pour deux. 

Et range s^assit aussi dans le fauteuil, à côté de 
la Mort. Alors Sans-Souci ferma la porte de la 
f^MTge sur la Mort et son ange, mit la clé dans sa 
podie et partit avec les cartes que le bon Dieu 



DE LA BASSE-BRETAGNE 325 

lui avait données, et dont il n*avait encore fait 
aucun usage. Il n'alla pas loin sans rencontrer 
un seigneur inconnu, d'une mine étrange, et qui, 
lui voyant un jeu de cartes entre les mains, l'ac- 
costa et lui dit : 

— Veux-tu faire une partie avec moi, cama- 
rade? 

C'était Lucifer lui-même, qui, n'ayant plus 
rien à faire, s'ennuyait beaucoup. 

-7 Je ne demande pas mieux, répondit Sans- 
Souci. 

Et ils s'assirent sur une grande pierre, au mi- 
lieu d'une grande lande, pour faire leur partie. 
On distribua les cartes, et Sans-Souci demanda 
alors : 

— Quel sera l'enjeu ? 

— Eh bien I jouons âme contre âme, la tientie 
contre la mienne, répondit le diable. 

Sans-Souci, étonné de cette réponse, l'examina 
des pieds â la tête, et, ayant remarqué qu'il avait 
des pieds fourchus, il reconnut que c'était au 
yieux Guillaume (le diable) qu'il avait af&ire. 
Mats comme il avait confiance dans ses cartes, 
il se dit : 

— N'importe ! tu ne sais pas ce qui t'attend, 
toi que l'on nomme le malin. 

Et ils commencèrent de jouer. Sans-Souci 
gagna facilement la première partie. 



326 LÉGENDES CHRÉTIEÎÏNES 



' — Continuons, dit l'autre : deux autres âmes 
contre les deux que tu possèdes à présent, k 
tienne et celle que tu as gagnée. 

— Ça va 1 répondit Sans-Souci ; distribuez les 
cartes. 

Les cartes furent distribuées pour la seconde 
fois, et Sans-Souci gagna encore. 

— Quatre autres âmes contre tes quatre ! dit 
l'autre, un peu dépité. 

— Allons ! quatre autres âmes contre les quatre 
que j'ai déjà gagnées, répondit Sans-Souci. 

Et il gagna encore. 

Enfin, pour abréger, ils jouèrent ainsi pendant 
cent ans, toujours doublant l'enjeu, et Sans-Souci 
gagnant toujours. Songez quelle quantité d'âmes 
gagnées ! Il en gagna tant 'et tant qu'il finit par 
vider l'enfer ! Les âmes, à mesure qu'elles étaient 
délivrées, passaient dé l'enfer dans le purgatoire, 
et il y en avait tant que, pour leur faire place, il 
fallut envoyer au paradis celles qui étaient déjà 
dans le purgatoire quand le jeu avait commencé. 

Le joueur malheureux poussa alors un cri 
épouvantable; il frappa du pied le rocher, et la 
trace y est encore visible, puis il disparut dans un 
abîme qui s'ouvrit pour le recevoir. 

Cependant, la Mort était toujours prisonnière 
avec son ange, dans la forge de Sans*Souci, et, . 



DR LA BASSE-BRETAGNB 327 

comme on ne mourait plus, les hommes étaient 
de «plus en plus malheureux. On les voyait par- 
tout levant les mains et les yeux vers le ciel, et 
criant; 

— Mourir! mourir!... O Mort, ayez pitié de 
nous! 

Sans-Souci, touché d'une si grande désolation, 
se dit un jour : 

— Ma foi I j*ai assez vécu comme cela I C'est 
toujours la même chose, dans ce monde: des 
bons et des méchants, des riches et des pauvres, 
beaucoup de misère et de mal partout» et nul 
n'est content de sa condition. Je veux aller voir, 
à présent, ce qu'il y a aussi de l'autre côté. Je 
vais délivrer la Mort. 

£t il revint à sa forge. La Mort y était tou- 
jours sur son fauteuil avec son ange à côté d'elle. 
Il les éveilla, car ils dormaient profondément, et 
lenr dit : 

^-~ Il y a assez longtemps que vous êtes là à 
rien faire ; partez, à présent, et besognez bien, car 
on se plaint beaucoup de votre paresse, sur la 
tenfe et dans le ciel aussi. 

Ils se levèrent aussitôt, sans attendre qu'on le 
leur dit deux fois, et la Mort, brandissant sa 
faux, depuis si longtemps inactive, commença par 
frapper Sans-Soud. Puis elle pariit; et se répan- 
dit -par tout le monde, besognant rudement, de 



|28 LiCSNDES^ C»91ÉTI«NNEÇ 



asanière à rattcaper lé tem|^.p«rduw Çlkffluitir 
pliait ses coups avec une. .rapfdin^ leffra^^n;^» 
œmxùe une eniagée, et ks mortels tomkaieiit ^ 
s'entassaient les uns sur les autres, comme. Therbe 
tt les fleurs des champs tombent, dsues. et 
pressées, sous les coups des faucheurs, aux mpts 
de juin et de juillet. 

Cependant, l'âme de Sans-Souci, était tno&tée 
«a ciel^ et elle alla^ tout droit frapper i la. points 
du paradis : Toc ! toc I . i 

-^ Qui est là? cria saint Pierre» dep^ière Ùl 
porte. 

— Sans-Souci I Ouvrez-moi, s'il vouSîplaît. 

— Sans-Souci?... Passe alors; il} n y a, pas 4e 
place pour toi ici. *■■ , 

"- Pourquoi donc, monseigneur saint Pierre? 

— Te rappelles-tu le jour où, voyageant en 
Basse-Bretagne avec Jésus-Christ, nous tç trou- 
vâmes battant coucageusement leier sur Tenclume, 
dans ta fai^«, au bord de la route? Le Seigneur 
le dit de former trois vœux, de lui faire trois 
demandes, et il te les accorderait, quelles quelles 
fiissenc. 

— Oui, je me le rappeUe très«4jien. , 

-^ Je te conseillai, par trois fois, de demander 
le paradis. Mais tu ne m'écoutais pas : tu demaor- 
das d'abord qu'un vieux poit^^ que. tu avais fla^ 



ton codrtîl portât des fruits en toute saison, puis 
un fauteuil d^où Ton ne pût se relever, une fuis 
assis dedans, qu'avec ta permission, et enfin un 
jeu de cartes avec lequel tu gagnerais à tout coup. 
Tout cela te ait accordé» Mais tu ne parlas pas 
étt paradis, ttiialgré' mes conseils; tu me traitas 
même de vieux radoteur. N'dSt^ce pas vrai ? 

— Cest bien vrai, monseigneur saint Pierre; 
mais oublieir tout cela, je vous prie, et kissez- 
moi entrer. Il ne manque pas de ^ce chez voos, 
je présume? ' 

— Non, non, Sans-Souci^ tu n'entreras f»as. 

— Et où donc voulez- vous que j'aille? 

— ' Où tu voudfas ; cbez le idiable, si tù veux» 

— Chez le diable? Je le connais bien, et j'ai 
à^ eu affaire i lui. Où demeure-t-il donc? 

— A la deuxième f^rte, à gauche. 

— C'est bien ; je vais aUer le voir, car je ne le 
cnH-ns pas. 

Et Sans-SoïKi alla frapper à la porte de l'enier» 
qui^it la deuxième, à gauche : Daot dao! daot 

— Qui est là? cria une voix de l'intérieur. 

— Moi, Sans-Souci, répondit-il. 

— Sans-Souci I Ah bien ! n'espère pas entrer 
ici, par exemple! Nous n'avobs pas oublié com- 
ment tu nous as traités, dans (e vieux château d'où 
to nous a chassés. Et puis, tu as vtdé Tenfer et 
empêché d^aùtres d'y venir, en retenant la Màrt 



330l LÉGENDES CHRÉTIENNE 

si longtemps pcisonmëre sur:toa fauteuil. Va-t'en 
vite! va-t'en! 

Et on lui ferma la porte au nez. 

*^ Ah ! void qui est drôle! dit Sans-Souci; on 
ne veut de moi ni dans le paradis, ni dans Fenferl 
Il faut que je frappe encore à cette autre porte 
qui est M, au milieu ;. peut-être me recevrart-o& 
là? 

Et il alla frapper à cette troisième porte. C'était 
celle du purgatoire : Dao ! dao ! dao I 

— Qui est là? cria une voix de l'intérieur, 
7^ Moi, Sans-Souci. 

— Sans-Souci! va-t'en, va-t'en vite, malheu- 
reux! Tu nous as envoyé tout l'enfer! Va-t'en 
vite! va loin d'ici! 

— Décidément, on ne veut de moi nulle parti 
se dit Sans-Souci, bien embarrassé de savoir où 
aller* Je ne peux pourtant pas rester ici seul, 
dehors... Il faut que je trouve un logement quel- 
que part, il n'y a pas à dire. Je vais encore 
frapper à la porte de saint Pierre; il a, malgré 
tout, l'air bonhomme, et je trouverai bien quelque 
moyen de me faire ouvrir sa porte. 

Et il alla frapper de nouveau à la porte du 
parudi s : Dao ! : dao ! .dao I 

— Qui est là ? cria saint Pierre. 

-^ Mai, < monseignew: saint Pierre, répondit 
Sans-Souci. 



DE LA BASSB^^BRETAGNE 33 1 



Mdî n'est pas un nom; comment t'appelles- 
tu? 

— Sans-Soud, monseigneur saint Pierre. 

«-^ Encore 1... Mais je t*ai déjà dit que je ne 
t'ouvrirai pas : adresse-toi ailleurs. 

— Mais, monseigneur saint Pierre, on ne veut 
m'ouvrir nulle part : laissez-moi entrer chez vous, 
je vous prie. 

•*-* Non^ non \ tu n'eutreras pias ici ; va-t'en j tu 
m'ennuies. 

— Je ' vous en sappîie, monseigneur saint 
Pierre, entr'ouvrez du moins votre porte un peu, 
si peu :que vous voudrez, pour que je puisse jeter 
un coup d'oeil par là et avoir une idée de ce que 
c'est que le paradis. 

Le bon Dieu se trouvait en ce moment dans la 
loge du portier du paradis ; il était venu voir son 
vieil ami et causer avec lui, comme cela lui arri- 
vait souvent. Jl eut pitié du pauvre Sans-Souci, 
renvoyé de partout, et il dit à saint Pierre : 

^ Entr Couvre un peu ta porte, Pierre, et 
laisse-le jpter un coup d'œil dans le paradis. 

Et saint Pierre enti^ouvrit un peu la porte. 
Aussitôt Sans-Souci jeta son bonnet dans le 
paradis, aussi loin qu'il put. Puis il dit à saint 
Pierre : 

— ^ Laissez-moi entrer, mon bon saint Pierre, 
je vous en prie. 



3^i LÉGENDES CHRÉTIENNES 

-> Tu n'entreras pas, et regarde bien, si tu 
veux, pendant que tu y es, car je vais re&rmer 
ma porte. 

— Êh bien! vous me laisserez du mcnns aller 
chercher mon bonnet ? ■ ' ^ 

— Oui, car il est trop sale pour que je veuille 
y toucher; mais dépêche-toi. 

Et Sans-Souci entra, sans se le faire dire deux 
fois. Et il s'avança bien loin dans le paradis et se 
mit à courir. 

— Arrêtez-le ! arrêlez-le I criait saint Pierre. 
Trois ou quatre anges coururent après lui pour 

rmrrêter. Mais Sans-Souci s'assit alors sur son 
bonnet et dit aux anges qui voulaient le faire 
sortir et à saint Pierre, qui était accouru, armé 
d'un bâton : 

— Ne me touchez pas î Je suis ici sur mon 
bien, et personne n'a le droit de m'en chasser. 

Et comme saint Pierre le mena^k de sou bâton : 

— Ne me touchez pas, je vous le dis, saint 
Pierre. 

Et se tournant vers notre Sauveur, qui regar- 
dait cette scène en souriant : 

— N'est-ce pas, bon Dieu, vous qui êtes juste 
et qui connaissez les droits de chacun, n'est-ce 
pas que je suis dans mon droit, étant sur mon 
bien, et que ni saint Pierre ni personne n'a le 
droit de me chasser d'ici? 



V 



DE LA BA$SK-BRETAGNE 3)| 

. : ^t le bon Dieu dit : 

' ^T- $ans-Souci a raiçon. Laissez-le donc tran-: 

(|uille, puisqu'il ne fait de tort à personne. 

— Ah! avez-vous entendu, vous autres? Le 
bon Dieu vous dit de me laisser tranquille, puis- 
que je suis dans mon droit, et vous devez lui 
obéir. 

fit voûk comment Sans- Souci entra dans le 
paradis, où il est sans doute encore. Puissionsj 
nous tous aller un jour nous en assurer par pousr 
mêmes 1 

— Amen I répondirent les assistants (i ) . 

(Conti far Jtatt L* Person, cordonnier ^ «m h^mrf de Pkmmni.} 



(i) Dans le conte de Moustache, que Ton trouve dans les Der- 
niers Bretons ^ de Emile Souvestre, I'' vol., pa^e 143 de la 
première édition, 1836^ le héros rencontre aussi Jésus-Christ, 
saint Pierre et saint Paul voyageant en Basse-Bretagne, et d^lsiBs 
en mendiants. 11 partage avec eux «on pain et reçoit en r^oar 
trois dons que Jésus-Christ lui dit de formuler & son choix. Ces 
trois dons consistent en une belle femme, un jeu de cartes qui 
gagne toujours et un sac pour y renfermer le diable. Coinme 
dans notre conte, il loge dans un manoir hanté, y joue aux canes 
avec plusieurs diables, les gagne tous,, les fourrt dans son sac et 
fait battre* le sac sur l'enclume par tous les forgerons du pays ; 
puis, pour avoir délivré le manoir des diables qui le hantaient, le 
seigneur du manoir lui accorde la main de sa fille. 

Après sa mort. Moustache se présente aussi k la porte du 
paradis, puis de l'enfer, et nulle part on ne veut de lui. Il finjt 
pourtant par s'introduire dans le paradis, par le même sti^ttagèn^e 



354 LÉ'GBNDSS CHTléXlÊNNIS 



que dans notre conte, en y jetant son bonnet, en s'asseyant 
dessus et en réclamant le droit de rester sur son bien. 

Cette légende se retrouve upk peu partout, avec de nombreuses 
variantes : pour la paitie de cartes dont l'enjeu est des âmes 
damnées, voir, dans le recueil de Fabliaux ou Contes du XII* et 
du XIII* siècle^ de Legrànd d'Aussy : du Jongleur qui alla en 
enfer, ali&s : de saint Pierre et du Jongleur^ t. II, p. 36. 

Comparez encore, pour la première partie, où il s'agit d'un 
château hanté, Sèbillot, Contés populaires de la Haute^Éretagne, 
Jmn^ianS'Peur ; DeuMn^ Culotte verte ; Camoy, Bras d'acier^ etc. 
Les trois souhaits (poirier chargé de fruits, £}uteuil où l'on est 
forcé de rester, jeu qui gagne toujours) ont leurs similaires 
dans Deulin, le Grand chaleur (orme sous lequel celui qui s'as- 
sied est forcé de rester, tablier de cuir d'où l'on ne peut faire 
déguerpir, crosse qui gagne toujours) ; la mort est aussi attrapée, 
mais moins complètement que dans le Poirier de Misère, du même 
auteur, qui ressemble beaucoup à Ix troisième partie de notre 
conte. 

L'épisode de la porte du paradis se retrouve dans Bras d'acier, 
de H. Camoy, commenté par Kœhler (Zeiischrift fur Homanische 
Pbiloloi^ie, t. m, p. 312); le Sac de la Kamee, de Cénac-Mon- 
caut; Sèbillot, Le Diable attrapé, n» xl; "Webster, Quatorze; 
Jesus-Christ et le vieux soldait. A l'étranger, on la retrouve, outre 
les contes cités par M. Kœhler en Iulie, cf. Monnier, p. 31-34; 
Prosper Mérimée, Federigo, dans Dernières nouvelles, f. 299, Paris, 
Michel Lévy, 1873, etc. 



DE LA BASSE-BRETAQNE 355 



II 




l'homme juste. 



L y avait une fois un pauvre homme de 

qui la femme venait d'accoucher et de 

lui donner un fils. 

Il voulait que son enfant eût pour parrain un 

homme juste, et il se mit en route pour le 

chercher. 

Comme il cheminait, son bâton à la main, il 
rencontra d'abord un inconnu, qui avait la mine 
d'un fort honnête homme, et qui lui demanda : 

— Où allez- vous ainsi, mon brave homme ? 

— Chercher un parrain à mon fils nouveauHié. 

— Eh bien ! voulez- vous de moi ? Je suis à votre 
disposition, si cela vous plaît. 

— Oui, mais... je veux un homme juste. 

— Eh bien ! vous ne pouviez mieux tomber ; je 
suis votre homme. 

— Qui donc êtes- vous ? 

— Je suis le bon Dieu. 

— Vous juste. Seigneur Dieu!... Non I noni 
Partout, j'entends qu'on se plaint de vous, sur la 
terre. 

— Pourquoi donc, s'il vous plaît? 



||é LâGENDBS CHR^TI£NNB$ 

— Pourquoi ? Mais pour mille et mille raisons 
diverses.... Les uns, parce que vous les avez 
envoyés dans ce monde faibles, contrefaits ou 
maladifs, tandis que d'autres sont forts et pleins 
de santé, qui ne Font pas plus mérité que les 
premiers; d*autres, et de fort honnêtes gens, 
comme j*en connais plus d'un, parce que, quoique 
travaillant continuellement et se donnant un mal 
de chien, vous les laissez toujours pauvres et 
misérables^ tandis que leurs voisins, des £ûnéants, 
des hommes sans cœur, des bons à rien.... Non, 
tenez, vous ne serez pas le parrain de mon âls ; 
adieu 1... 

Et le bonlK>mme poursuivit sa route en grom- 
melant. 

Un peu plus loin, il rencontra un grand vieil- 
lard à longue barbe blanche. 

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme? 
lui demanda le vieillard. 

— Chercher un parrain pour mon fils nou- 
veau-né. 

— Je veux bien lui servir, de parrain, si vous 
voulez ; cela vous va-t-il ? 

— Oui, mais il faut vous dire avant que je 
veux que le parrain de mon fils soit un homme 
juste. 

— Un homme juste ? Eh bien I je le suis, je 
pense. 



DE LA BASSE-BRÈTAGNE ^J7 

*^ — Qui donc êtes-vous ? 

— Saint Pierre. 

_- Le portier du paradis, cehii qui tient les 
clefs? 

— Oui, celui-là même. 

— Eh bien! alors... Vous n'êtes pas juste non 
plus, vous. 

— Je ne suis pas juste, moi ! reprit saint Pierre 
avec un peu d'humeur; et pourquoi donc, s'il 
vous plaît, bonhomme ? 

— Pourquoi? Ah ! je vous le dirai bien : parce 
que, pour des peccadilles de rien du tout, pour 
dos misères, vous refusez, m'a-t-on dit, votre 
porte à de très-honnêtes gens, des hommes de 
peine, comme moi. Et pourquoi? Parce que, 
après avoir travaillé dur toute la semaine, ils 
boivent peut-être une chopine de cidre de trop 
le dimanche... et puis, faut-il vous dire encore? 
Vous êtes le prince des apôtres, le chef de l'Église, 
n'est-ce pas? 

Saint Pierre hocha la tête, en signe d'assen- 
timent. 

— Eh bien 1 dans votre église, c'est comme 
partout ailleurs; on n'y a rien que pour de 
l'argent, et le riche y passe encore avant le 
pauvre... Non, vous ne serez pas aussi, vous, le 
parrain de mon fils ; adieu î . . . 

Et il poursuivit sa route, toujours grommelant. 

22 



338 LéGEKDBS CHRÉTIENNES 

Il rencontra alors un personnage qui n'avait 
guère bonne mine, celui-là, et qui partait une 
grande faux sur son épaule, comme un faucheur 
qui va à son travail. 

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme? lui 
demanda aussi celui-ci. 

— Chercher un parrain â mon fils nouveau-né» 

— Voulez-vous de moi pour parrain ? 

— Il faut vous dire, avant, que je veux un 
homme juste. 

— Un homme juste! Vous n'en trouverez 
jamais de plus juste que moi. 

— Ils me disent tous cela; mais qui donc êtes- 
vous? 

— Je suis le Trépas (i). 

— Ah! oui; alors, vous êtes vraiment juste» 
vous ; vous n'avez de préférence pour personne, 
et vous faites bravement votre besogne. Riche et 
pauvre, noble et vilain, roi et sujet, jeunes et 
vieux, faibles et forts.... vous les frappez tous, 
quand leur heure est venue, satis vous laisser atten- 
drir ni fléchir p^r les larmes, les menaces, les 
prières ou l'or. Oui, vous êtes véritablement le 

(i) En breton, la mort personnifiée (ann Ankou) est du 
masculin, et c'est pour cela que notre homme la prend pour 
parrain à son fîls, et non pour marraine; c'est aussi pour la 
même raison que j'ai cru devoir traduire par le Trépas, au lieu de 
ia Mort. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 339 

juste» et vous -serez le parrain de mon fils. Venez 
avec moi. 

Et rhomme s*en retourna à sa chaumière, em- 
menant avec lui le parrain qu'il voulait donner à 
son âls. 

Le Trépas tint TenÊmt sur les fonts baptismaux, 
et il y eut ensuite, dans la chaumière du pauvare 
homme, un petit repas où Ton but du cidre et 
mangea du pain blanc, par extraordinaise. 

Avant de s'en aller, le parrain dit à son com- 
père : 

— Vous êtes de fort braves gens, votre femme 
et vous ; mais vous êtes bien pauvres ! Comme 
vous m'avez choisi pour être le parrain de votre 
âls, je veux vous en témoigner ma reconnaissance 
en vous révélant un secret qui vous fera gagner 
beaucoup d'argent. Vous, compère, vous allez 
vous faire médecin, à présent, et voici comment 
vous devrez vous comporter : quand vous serez 
appelé auprès d'un malade, si vous m'apercevez 
au chevet du lit, vous pourrez affirmer que vous 
le sauverez, et lui donner comme remède n'im- 
porte quoi, de l'eau claire, si vous voulez; il 
en réchappera toujours. Si. au contraire, vous 
me voyez avec ma faux au pied du lit, il n'y aura 
rien à faire, et le malade mourra sûrement, quoi 
que vous puissiez faire pour essayer de le sauver. 



340 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

Voilà donc notre homme improvisé mjédecin, 
mettant en pratique le système de son compère le 
Trépas, et prédisant, toujours à coup sûr, quand 
ses malades devaient guérir ou mourir. Comme 
il ne se trompait jamais et que, d'ailleurs, les 
remèdes ne lui coûtaient pas cher, puisqu'il ne 
donnait que de Teau claire à ses clients, quelle 
que fût la maladie, il était fort recherché et de- 
vint riche en peu de temps. 

Cependant, le Trépas, quand il avait occasioa 
de passer par là, entrait de temps en temps pour 
voir son filleul et causer avec son compère. 

L'enfant grandissait et venait à merveille, et le 
médecin, au contraire, vieillissait et s'affaiblissait 
chaque jour. 

Un jour le Trépas lui dit : 

— Je viens toujours te voir, quand je passe par 
ici, et toi tu n'es encore jamais venu chez moi ; 
il faut que tu viennes aussi me rendre visite, 
pour que je te régale à mon tour et te fasse voir 
ma demeure. 

— Je n'irai que trop tôt, répondit le médecin, 
car je sais qu'une fois qu'on est chez vous, com- 
père, on n'en revient pas comme on veut. 

— Sois tranquille là-dessus, car je ne te retien- 
drai pas avant que ton heure soit venue ; tu sais 
que je suis l'homme juste par excellence. 

Le médecin partit donc, une nuit, pour faire 



DE LA BASSE-BRETAGNE 34I 

visite à son compère. Ils allèrent longtemps de 
Compagnie, par monts et par vaux, traversant des 
plaines arides, des forêts, des fleuves, des rivières 
et des régions tout à feit inconnues au médecin. 

Enfin, le Trépas s'arrêta devant, un vieux 
château entouré de hautes murailles, au milieu 
d'une sombre forêt, et dit à son compagnon : 
« C'est ici. » 

Ils entrèrent. Le maître du sombre manoir 
régala d'abord magnifiquement son hôte, puis, 
au sortir de table, il le conduisit dans une im- 
mense salle où brûlaient des millions de cierges 
de toutes les dimensions, longs, moyens, courts, 
et dont les lumières étaient plus ou moins nour- 
ries, et jetaient plus ou moins de clarté. Notre 
homme resta d'abord tout étonné, ébloui et 
muet devant ce spectacle. Puis, quand il put 
parler : 

— Que signifient toutes ces lumières, compère? 
demanda-t>il. 

— Ce sont les lumières de la vie, compère. 

— Les lumières de la vie ? Qu'est-ce à dire ? 

— Chaque créature humaine qui vit présente- 
ment sur la terre a là son cierge, auquel est 
attachée sa vie. 

— Mais il y en a de longs, de moyens, de 
courts, de brillants, de ternes, de mourants.... 
Pourquoi ? 



342 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Oui, c'est comme les vies des hommes : lé& 
unes commencent; d'autres sont dans leur fôrœ 
et tout leur éclat ; d'autres sont faibles et vac^ 
lantes; d'autres enfin sont prés de s'éteindre i... 

— Comme en voUà un (un cierge) qui est long 
et haut! 

— C'est celui d'un enfant qui vient de naître. 

— Et cet autre, que sa lumière est brillante et 
beHel 

— Cest cduî d'un homme dans touie la force 
de l'âge. 

— En voilà un qui va s'éteindre, à déÊnit 
d'aliment. * 

— • C'est un vieillard qui se meurt. 
"^ Et le mien, où est-il aussi ? Je voudrais bien 
le voir. 

— Le voilà près de vous. 

— Celui-là?... Ali I mon Dieu, il est presque 
entièrement consumé 1 II va s'éteindre L«.. 

— Oui, vous n'avez plus que trois ^ours à 
vivre ! 

— Que dites-vous là ? Quoi, traas jours seule- 
ment !... Mais puisque je suis votre ami et que 
vous êtes le maître id, ne poumez-vous *^ire 
durer mon cierge quelque temps encore.... par 
exemple, en prenant un peu à celui d'à côté, qui 
est si long, pour l'ajouter au mien ?... 

— Celui d'à côté, qui est si long, est celw de 



DE LA BASSE-BRSTAGNE 345 

votre âh, et si j'agissais comme vous me le 
conseillez» je ne serais plus le juste que vous 
cherchiez. 

— Cest vrai, répondit le médecin, en se rési- 
dant et en poussant un grand soupir.... 

Et il revint alors chez lui, mît ordre à ses 
affaires, appela le curé de sa paroisse et mourut 
trois jouis après, comme le lui avait prédit son 
compère la Mort. 

' ^CmU par J. Corvei, dt Pburiu,* Finûiérej iSj6.) 

Là U^àt de Vlhmm» /«fie n'est pas psrtictiUârs à la Bre- 
tagne. Comme presque tous les vieux récits populaires, oa U 
trouve un peu partout, plus ou moins complète, plus ou moins 
idtérée. 

Bile se tit>«v« dans Grimm (Contts dts enfant» li de Ja hmmsw, 
no 44), sous le titre de la Mort et sm Filleul^ conte hessois. 
Commencement analogue k celui de la version bretonne. Le 
pauvre refuse successivement comme parrain le bon Dieu et le 
diable, et accepte enfin la Mort. Celle-ci fait de son filleul un 
grand médecin. Elle lui indique une certaine plante qui guéfixn 
«ertaiaement les malades quand il la verra» elle, la Mort, «n 
chevet du lit. Si, an contraire, elle se tient au pied du lit, il n'y 
« rien i faire : le malade ne peut être sauvé. Le filleul, improviei 
nédecin, devient riche et célèbre. Appelé près du roi malade, il 
voit la Mort au pied du lit. Alors, il retourne le Ut de mamèw 
à ce que. la Mort se trouve au chevet, et le roi guérit. La Moft, 
quoique très-mécontente, lui pardonne pour cette fois i mais, 
ayant recommencé le tour pour la princesse, malade aussi, elle 
le conduit dans une sorte de caverne, où il voit une multitude 
et lumières, etc. 

Le nstc<oaiine dans le conte breton. 



^44 LÉGENDES CHRÉTIENKBS 



Comparez deux gutres contes . allemaii4s <le la coUection 
3. W. Wolf, p. 365, et de la collection Prœhle, n® 13. 

Guillaume Grimm, dans ses remarques, cite une farce alle- 
mande de Jacques Ayres (dans son Opus theatricum, publié après 
sa mort, en 1605), qui ressemble beaucoup au conte bessois; 
mais l'épisode des lumières y manque. Il mentionne aussi comme 
analogue un petit poème de Hans Sachs, de i)$3. 

Dans une collection de contes hongrois (Gaal Stier, n» 4), 
même introduction. Le pauvre homme ne veut pas de Jésus 
pour parrain, « parce qu'il n'aime que les bons. » L'épisode 4^ 
lumières existe. Le pauvre homme, et non son filleul^ devient 
médecin. Cette parge, qui semble altérée, est inférieure & la 
panie correspondante du conte hessois. 

Dans un conte sicilien, recueilli par M"< Gonzenbach (n^ 19)» 
introduction dififérente. Quelque temps après que. la Mort a été 
marraine (ici ce n'est pas comme en allemand et en breton, où 
la Mort étant du masculin, elle est « parrain »), elle vient 
chercher le pauvre homme et l'emmène dans un sombre caveau 
où brûlent une multitude de lampes, etc. Dans ce conte, ccHnme 
dans le conte breton, le filleul ne devient pas médecin. 

L'épisode des lumières se trouve également dans un conte 
italien de Vénétie, publié par MM. Widter et Wolf, dans le 
Jakrhuch fur romanische uni englische Literatur. 

GueuUette, dans ses MilU et un quarts d'heure, contes tartares, 
ou plutôt prétendus tels, a aussi, dans le quart lxxiii*, sous le 
titre de : Aventures d'un bûcheron et de la Mort, un pauvre 
homme, un bûcheron, qui prend la Mort pour parrain d'un de 
ses enfants nouvellement né, et qu'il voulait exposer aux bêtes 
féroces, à cause de sa misère. Le parrain lui fait connaître les 
vertus médicinales de certaines herbes qui guérissent nombre de 
maladies, et de plus, afin que ses arrêts de vie ou de mort soient 
toujours infiiillibles, il lui dit que, quand il l'apercevrait au pied 
du lit de ses malades, ceux-ci guériraient, mais que rien an 
monde ne pourrait les empêcher de mourir, quand il le verrait au 
chevet du lit. Le bûcheron, devenu médecin, trompe aussi son 



DE LA BASSE-BRETAGNE 54^ 



compile la Mort, en retournant le Ut, quand le malade est dèugné- 
pour mourir, et il sauve ainsi les jours du grand Iskender^ 
c'est-i-dire d'Alexandre-le-Grand. 

L*ëpisode des lumières manque. 

Il a été publié dans YAlmanach provençal de 1876, p. éo et 
suivantes, une veraion provençale du même conte, très-rapprochée 
de la version bretonne, sauf Tépisode des lumières, qui y manque 
anssi. 

On verra, dans la légende de la Mort tt son compèrty qui suit, 
comment le médecin improvisé ayant voulu profiter du secret 
qu'il possédait pour se rendre immortel, la Mort, trompée plu- 
sieurs fois, finit, par avoir sa revanche (voir aussi Rniu celtique 
où la légende de L'Homnu juste a été publiée pour la première 
fois, 3* vol., Ï878, p. 38J). 

Sur les ciei^s ou lumières de vie, voir encore U Filleul di la 
Mortj dans les Contes d'un buveur de hiire^ de Ch. Deulia 
(lampes où sont les mèches de chaque mortel, plus ou moins 
vives et brillantes). 

M. Paul Sébillot me dit avoir aussi recueilli & Saint^Gist, 
dans le pa3*s gallot ou Bretagne non bretonnante, un conte où 
un garçon conduit par un squeleite voit une plaine remplie de 
lumières de difiSrentes longueurs. 



346 LÉ'GBNDES CHRÉTIENNES 




ni 

l'ankou et son compère, 

|L y avait une fois un pauvre homme %tti 
cherchait un parrain pour cm enfant t[m 
venait de lui naître. H rencontra us 
inconnu qui lui demanda : 

— Où vas-tu ainsi, pauvre faonune ? . 

-• Chercher un parrain pour un eniant qui 
vient de me naître. 
■^ Veux-tu de moi pour parridn à ton enfant ? 

— Je veux bien ; et pourquoi pas ? 
L'inconnu suivit le pauvre homme jusqu'à s» 

chaumière. La marraine, une pauvre fille du voi- 
sinage, était déjà toute trouvée, de sorte qu'on 
se rendit au bourg sur le champ, et l'enfant fut 
baptisé et nommé Arthur. Après la cérémonie, le 
parrain revint à la chaumière des pauvres gens, 
où il prit sa part, avec la marraine, d'un repas 
très-frugal, composé uniquement de crêpes de 
sarrasin et d'un peu de lard fumé, avec du cidre 
pour boisson. Touché de la pauvreté et du bon 
cœur de ces gens, il dit au père, au moment de 
partir : 



DE LA. BASSC-BKfiTAGKE 347 

— Vous êtes bien pauvres 1 Si tu veux, je vous 
rendrai riches ? 

— Je ne demande pas niieux, pourvu cepen- 
dant que ce soit en tout bien et toute honnêteté. 

— Bien çntendu. £h bien ! fais-toi médecin, 
suis mes conseils, et tu deviendras riche, en peu 
de temps. 

^ Médecin, grand Dieu \ Un ignorant coniœe 
mcn^ qui ne saàs ni lire ni écrire 1 . .. 

^--» Beu iminarte, tu n'auras qu'à faire ce que je 
te dirai, et tout ira bien, 

— Oui, mais en tout bien et tout hoimeur, dit 
alors la femme, qui entendait cette conversation 
de son lit. 

— Oui,: en tout bien et tout honneur; sojfcz 
tranquilles à ce sujet. 

— Alors, dit le père, je veux bien. 

-* Eh bien 1 • voici tout ce que tu auras à Êdxie^ 
Tu feras publier dans tout le pays, que tu es devenu 
médecin. et que tu as des remèdes mfatQibies 
contre tous les maux. Quand tu iras voir vea 
malade, i:ommence toujours par regarder si tu ne 
m'aperçois pas autour du lit, sous la forme d'un 
squelette, visible pour toi seul, car je suis VAnkou 
(la Mort). 

— Jésus t s'écria l'homme en se signant. 

-*- Rassure-toi, et ne crains rien. Si je suis au 
pied du lit, c'est que le malade doit guérir ; ^v 



343 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

au contraire, je suis au chevet, la maladie est 
mortelle, et le malade ne doit pas en réchapper, 
et tu pourras toujours dire, à coup sûr, si le 
malade doit guérir ou non, et tu te feras bien 
vite une grande réputation et gagneras beaucoup 
d'argent. 

— C'est bien ; mais quel hu^iou (herbes, re- 
mèdes) donnerai-je aussi aux malades, car un 
médecin doit toujours donner quelque remède? 

— Eh bien 1 donne ce que tu voudras ; il n'en 
sera ni plus ni moins ; de l'eau pure, si tu veux, 
que tu puiseras à la première fontaine venue, et 
des herbes que tu cueilleras, au hasard, dans les 
champs et les bois. 

Et VAnkou s'en alla là-dessus. 

Dès le lendemain, le pauvre homme fit publier 
par le pays qu'il était devenu médecin, et qu'il 
avait des remèdes pour tous les maux. 

Un riche seigneur des environs était malade sur 
son lit, depuis plusieurs années. Tous les médecins 
et chirurgiens, et jusqu'aux sorciers et sorcières 
du pays, avaient été appelés l'un après l'autre, et 
avaient expérimenté sur lui leurs hui(<>u et leurs 
oraisons. Rien n'y faisait, et plus il en voyait, 
plus il dépérissait. On appela aussi le pauvre 
homme. 

— Vous êtes devenu médecin ? lui demanda la 
châtelaine. 



DE LA BASSE-BRETAGNE J49 

— Oui, je suis médecin. 

— Et vous promettez de guérir mon mari ? 
— Je le guérirai sûrement, si vous me payez 

bien. 

— Gjmbien demandez-vous ? 

— Cent écus. 

-* Vous les aurez ; mais sachez bien que si 
vous ne rendez pas la santé au malade, il n*y a 
que la mort pour vous. 

— J'accepte ; faites-moi voir le malade. 

Et le pauvre homme fut introduit dans la 
chambre du seigneur, qui était mourant. Il vit un 
squelette au chevet du lit, et comprit ce que cela 
voulait dire. 

Mais, comme il n'était pas bête, l'idée lui vint 
de jouer un tour à son compère. 

Il tâta le pouls du malade, mit la main sur son 
front, examina son urine, fit plusieurs questions, 
puis dit : 

— Comme vous avez bien fait de m'appeler, 
car dans vingt-quatre heures, c'aurait été trop 
tard ! Mais quels ânes que tous ces docteurs qui 
se disent savants I Ils n'ont vu goutte à la maladie 
de monseigneur, et pourtant rien de plus simple 
et de plus clair. Commencez par retourner le lit, 
de manière à ce que le chevet se trouve où sont à 
présent les pieds ; et vite, car le temps presse. 

Des valets furent appelés, qui retournèrent le lit, 



$$0 LÉGENDES CHRÉTtENNÊS 

^ ~ ' ' ' . I.. M I p ■ ■ i I 

de façon que VAnkoUy qui était d'abord m chenet, 
se trouva être au pied du lit. Le médecin improvisé 
remit alors une fiole d'eau claire à la dame, en 
lui recommandant d'en faire boire à son mari une 
cuillerée d'heure en heure. Puis il s'en alla, en 
disant qu'il reviendrait le lendemain matin. 

Le lendemain, le malade se trouvait mieux; le 
surlendemain, mieux encore, et son état s 'amélio- 
rant rapidement, au bout de huit jours il fut en 
pleine convalescence. 

Le pauvre homme reçut alors les cent écus 
promis, puis un certificat attestant qu'il avait guéri 
le seigneur, quand les autres médecins n'enten- 
daient rien à sa maladie. 

Il pona les cent écus à sa femme, et, muni 
de son certificat, il se rendit à un autre château 
du pays où un autre seigneur était malade depuis 
longtemps, et, comme le premier, faisait le déses- 
poir dQS docteurs. Le bruit de sa première cure 
s'était déjà répandu dans le pays, et, sur la pré- 
sentation de son certificat, il fut vite introduit 
auprès du malade. II demanda deux cents écus 
pour le guérir, et on les lui promit sans difficulté. 
Son compère VAnhou était encore au chevet du 
lit, et, malgré ses signes de désapprobation et son 
air colère, le médecin manoeuvra comme précé- 
demment, de manière à le mettre au pied du lit. 
Au bout de huit jours, ce seigneur était encore sur 



DE LA BASSE-BRETAGNE J5I 

^eds, parfaitement guéri, et notre homme rece- 
vait les deux cents écus et un autre œrtificat pareil 
au premier. 

Sa réputation était déjà faite ; on Fappelait de 
tous les côtés, en ville comme à la campagne, et> 
en peu de temps, il devint riche. 

Un jour, ayant appris que le roi de France 
était malade, il prit la route de Paris pour aller 
le visiter. Comme il traversait une forêt, il ren- 
contra son compère VAnkou, 

— Ah 1 te voilà ! lui dit celui-ci, en l'abor- 
dant ; je suis bien aise de te rencontrer, car j'ai 
des reproches à te faire. 

— Comment cela donc, compère ? Pour moi^ 
je n'ai qu'à vous remercier, et je compte toujours 
suivre vos conseils, car ils sont excellents et ont 
fait de moi le premier médecin du monde.. 

— Oui, mais tu triches, en me mettant tou- 
jours au pied du lit; cela n'avait pas été convenu 
entre nous* 

— Comment, je triche? Est-ce donc un mal 
si grand, compère, que de sauver la vie à mes 
semblables, puisque vous m'avez appris à le faire? 

— - Certainement que c'est un mal, car depuis 
que je t'ai livré mon secret, il ne m'arrive 
plus presque personne de ton pays: les riches 
surtout me font tout à fait défaut, et tu me fais 
un tort considérable. Cesse donc de te jouer de 



352 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

moi. Est-ce là la reconnaissance à laquelle je 
devais m'attendre pour le service que je t'ai rendu? 

— Ma foi, compère, vous m'avez appris votre 
secret, qui est excellent, et je vous en remercie 
beaucoup ; pourtant, comme médecin, je ne puis 
pas laisser mourir mes malades, quand il ne 
dépend que de moi de les sauver ; je n'en aurais 
pas le courage... 

— Eh bien ! puisqu'il en est ainsi, gare à toi- 
même, car ton tour viendra aussi, et peut-être 
plus tôt que tu ne crois. 

— Ah 1 ma foi, compère, tant pis pour vous ; 
vous m'avez appris votre secret ; il est bon ; n'at- 
tendez donc pas de moi que je n'en use pas pour 
moi-même, quand le moment sera venu. 

— Ah I c'est comme ça ! Eh bien I je ne te 
manquerai pas ! 

Et là-dessus, VAnkou s'en alla, en colère. Le 
médecin continua sa route vers Paris, assez peu 
inquiet de ses menaces et comptant bien avoir 
toujours le temps de retourner son lit, pour 
mettre son compère au pied, quand il l'apercevrait 
au thevet. 

En arrivant à Paris, il se rendit tout droit au 
palais du roi et demanda au portier : 

— C'est ici le palais du roi de France ? 

— Oui. 

— Il est toujours malade? 



DE LA BASSE-BR£TAGNE 35^ 

— Oui. De la part de qui venez- vous demander 
de ses nouvelles ? 

— De la part de personne autre que moi-même ; 
faites-lui savoir, je vous prie, que je désire le 
voir et lui parler. 

— Vous?... Mais vous croyez donc que le pre- 
mier venu est reçu ainsi en la présence du roi ? 

— Sachez, homme de la porte, que je ne suis 
pas le premier venu, et que le roi n*aura qu*à se 
féliciter de ma visite. 

— Qui donc êtes-vous, pour parler de la sorte? 

— Je suis un célèbre médecin de Basse-Bre- 
tagne, et je viens rendre la santé au roi. 

— Oui, on voit bien que vous êtes de la Basse* 
Bretagne, à la façon dont vous parlez. Les plus 
savants doaeurs du royaume n'entendent rien à 
la maladie du roi, et c'est un méchant rebouteur 
bas-breton qui a la prétention de leur en remon- 
trer!... Allons ! retirez-vous... au large I 

— Homme de la porte, vous êtes un insolent, 
et je vous ferai couper les oreilles. 

— Allons, déguerpissez vite, vous dis-je, ou je 
vais lâcher mes chiens sur vous. 

Le iîls du roi vint à passer eu ce moment, et 
entendant tout ce bruit et voyant le portier 
furieux, il demanda ce que c'était. 

— Cet homme veut ' entrer malgré moi, et 
m'insulte. 

23 



SE 



354 LÉGENDES CHRÉTIENNES 

— Pourquoi veut-il entrer, et qui est-il? 

— Il dit qu'il vient de Basse-Bretagne et qu'il 
a un remède pour guérir le roi. 

Le fils du roi, sans en demander davantage, 
alla vers notre homme et lui parla ainsi : 

— Vous dites que vous êtes médecin et que 
vous avez un remède pour guérir le roi, mon père? 

— Oui, prince, je suis médecin, et je guérirai 
le roi, votre père, si on me permet de lui donner 
mes soins. 

— Vous savez que les plus savants médecins 
du royaume y ont déjà échoué? 

— Je le sais ; mais laissez-moi le voir et lui 
donner mes soins, et je réponds de lui sur 
ma tête. 

— Vous aurez^une barrique d'argent, si vous 
rendez la santé à mon père ; mais aussi, si vous 
ne le faites pas, vous serez brûlé vif. 

— J'accepte ; conduisez-moi auprès du roi. 

— Suivez-moi. 

Et le prince, au grand étonnement du portier 
dépité, le conduisit auprès du royal malade. 

Le vieux roi, épuisé par tous les remèdes variés 
qu'il avait absorbés, plus encore que par le mal, 
était au plus bas ; c'est à^ peine s'il respirait 
encore. 

Le médecin, dès en entrant dans la chambre» 
vit son compère VAnkou à son chevet. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 35$ 

— Que Ton commence par changer de bout 
au lit, qui est mal placé ; et vite, vite I s'écria-t-il 
tout d'abord. 

Ce qui fut fait sur le champ, malgré les signes 
de mécontentement de son compère VAnkou, 
Puis U tâta le pouls du vieux roi, examina son 
urine, donna une fiole d'eau dont on devait lui 
faire boire une cuillerée d'heure en heure, et se 
retira ensuite, en disant qu'il reviendrait le lende- 
main matin. 

Le lendemain, le roi allait beaucoup mieux et 
semblait ressusciter et se fortifier d'heure en 
heure; le surlendemain, il était mieux encore, 
et au bout de huit jours il était complètement 
rétabli. 

Notre homme revint alors dans son pays, 
comblé de présents et accompagné de quatre 
mulets chargés d'argent. Il acheta des fermes et 
des bois, fit bâtir un château magnifique et, se 
trouvant assez riche, il cessa de faire de la méde- 
cine. 

Son compère VAnkou le guettait toujours, et 
plus d'une fois il l'avait aperçu au chevet de 
son lit. Mais aussitôt il sautait dehors, retournait 
le lit et n'avait plus rien à craindre. Il vécut ainsi 
très-longtemps, plusieurs centaines d'années, si 
bien qu'on l'avait surnommé le père Trompe-la- 
Mort. 



356 LÉGENDES CHRÉTIENNES 



Un jour qu'il se promenait par ses champs^ il 
aperçut sur la grande route qui les traversait une 
charrette embourbée, et un homme qui criait et 
battait ses chevaux à grands coups de fouet. Il 
s'approcha pour l'aider à relever sa charrette, et 
Teconnut avec étonnement que ce charretier em- 
bourbé n'était autre que son compère VAnkou, La 
charrette était remplie de vieux vêtements en 
lambeaux et usés jusqu'à la corde. 

— Quand donc viendras-tu me voir chez moi ? 
lui demanda VAnkou. 

— J'ai bien le temps ; attendez encore un peu, 
compère. Mais que signifie toute cette cargaison? 
Est-ce que vous vous êtes fait pillaotier (chiffon- 
nier) ? 

— y ai usé tous les vêtements que voilà à 
courir après toi. 

— Eh bien I quand vous en aurez usé encore 
autant, peut-être songerai-je à aller vous voir chez 
vous. 

Un des chevaux maigres de VAnkou avait, la 
foire et salissait les chemins partout où. il passait. 

— Eh ! compère, empêchez donc votre cheval 
de salir ainsi mes routes, lui dit ironiquement 
l'ex-médecin. 

— Et comment le ferai-je ? Fais-le toi-même, 
si tu peux. 

— Attendez ! attendez ! vous allez voir. 



DE LA BASSE-BRETAGNE 357 



. Et notre homme ramassa une pierre sur la 
rpute, l'introduisit comme une bonde dans le cul 
du cheval, et se mit à frapper dessus avec une 
autre pierre, pour l'enfoncer. Mais le cheval fit un 
violent effort et chassa la pierre, laquelle frappa, 
notre homme au front, et avec tant de force, qu'il 
tomba raide mort sur la place. 

— Ah 1 ah ! s'écria alors VAnkou en riant, je 
savais bien que je serais venu à bout de toi, d'une 
manière ou d'une autre. 

Et ainsi mourut enfin Trompe-la-Mort. 

(Omit par Sarht Tasseî, Ploaaret, nowmhrt t86^.J 

Pour ce dernier épisode, comparez : Le Navet, p. 13$, de Liiti- 
rature orale de la Haute-Bretagne, par P. Sébillot, premier volume 
de la collection de : Les littératures populaires de toutes les nations, 
et : Joan lou Pec, conte de l'Armagnac recueilli par Jean Bladé. 
Joan lou Pet doit mourir au troisième pet de son âne ; aussi 
essaie-t-il tous les moyens d'empêcher ce troisième pet. U v» 
chercher un pieu bien pointu et l'enfonce avec un marteau 
daps le cul de l'ine. L'âne s'enfle si bien et fait un effort si 
violent, que le pieu sort comme une balle d'un fuûl et tue le 
pauvre Joan le Pec (Jean le Niais). 



FIN DU PREMIER VOLUME. 



ADDITIONS ET CORRECTIONS 



Page 22. A la note, ajouter : Dans une autre version que 
l'ai entendue dansi l'arrondissement de Lannion, la vieille femme 
bat par trois fois ses hôtes dans leur lit, et c'est toujours sur 
saint Pierre que tombent sc& coups : la première fois, parce 
qu'il est sur le devant ; la seconde, parce qu'il a échangé cette 
place contre celle de Jésus, qui était au milieu, et la troisième, 
parce qu'il a remplacé saint Jean dans la ruelle. La bonne 
femme croyait les frapper tous les trois, à tour de rôle. 

J'ai, du reste, remarqué que, dans presque tous les épisodes 
de nos récits populaires où Jésus-Christ est représenté voyageant 
avec quelques-uns de ses apôtres, — saint Pierre, saint Paul 
et saint Jean, le plus ordinairement, — saint Pierre est cons- 
tamment l'objet des plaisanteries et des bons tours de ses com- 
pagnons de route. Vraiment, le peuple se montre souvent peu 
respectueux envers ce grave personnage évangélique, dont l'âge, 
le titre de prince des apôtres, et surtout les fonctions de gar- 
dien des portes du ciel sembleraient être de nature & réprimer 
«on rire et ses familiarités, parfois excessives. 

Page 30. Voir les commentaires sur le récit : Saint Élot et 
Jésus-Christ, à la page 99 et suivantes. 

Page 21 S. Dans une pièce de mes Gweii^iou Brei\-I\el on 
Chants populaires de la Basse- Bretagne, tome I, page 65, une 
jeune fiUe, inconsolable de la mort de sa mère, va chaque nuit 
prier pour elle dans l'église de sa paroisse. La première nuit, à 
minuit, elle voit passer la procession des âmes, en trois files, 



360 



ADDITIONS ET CORRECTIONS 



des noires, des grises et des blanches. Sa mère était parmi les 
noires, ce qui redoubla sa douleur; la seconde nuit, sa mère 
était parmi les grises, et enfin parmi' les blanches la troisième 
ntiit. Elle était délivrée, et elle dit à sa fille, avant de disparaître : 
« Tu as eu de la chance que je ne t*aie pas mise en pièces ; tu 
augmentais chaque jour ma peine par tes prières et ta douleur ;. 
mais tu as tenu un enfiant nouveau-né sur les fonts baptismaux^ 
et tu lui as donné mon nom, et c'est là ce qui m'a sauvée. Je vais, 
à présent, voir Dieu, et tu y viendras toi-même, sans tarder. » 
Dans un récit du tisme II des Légendes chréiienrus de la Basse- 
Bretagne^ sous le tftre de VOmhre du pendu, on verra un autre 
exemple de l'influence heureuse des filleuls sur la destinée 
d*outre-tombe de leurs parrains, surtout quand ils sont des en- 
fants de pauvres gens ou des bâtards, que l'on ne se soucie 
guère, ordinairement, de patronner à leur entrée dans la vie. 




TABLE DES MATIERES 

DU PREMIER VOLUME 



PREMIÈRE PARTIE 

LE BON DIEU, JÉSUS-CHRIST ET LES APÔTRES 
VOYAGEANT EN BASSE-BRETAGNE 

I. La vache de la vieille fènune x 

II. Le bon Dieu, saint Pierre et saint Jean 6 

m. Le bon Dieu, le sabotier et la femme avare 9 

IV. La vache de saint Pierre 14 

V. Le pain de saint Pierre 17 

VI. La vieille qui voulait faire comme le bon Dieu. . . 29 

VII. La fiancée de saint Pierre 22 

VIII. Porpant 30 

IX. Saint Philippe 40 

X. Janmng, ou les trois souhaits 48 

XI. Le fils de saint Pierre 68 



362 TABLE DES MATIÈRES 



DEUXIÈME PARTIE 



» I 



\' 



LE BON DIEU, LA SAINTE VIERGE^ LES SAINTS ET LE 
DIABLE VOYAGEANT EN BASSE^BRBTAGNE 

I. Saint Éloi et Jésus-Christ i . . . 93 

II. Pour avoir travaillé le jour de NôÔl. ............ to* 

III. Les trois fils où la ftte de saint Joseph •' 1 11 

,IV. Le bon Dieu et la sainte Vierge parrain et roiar- 

raine (première version) 115 

V. Le diable et la sainte Vierge parrain et martaine 

(seconde version) 120 

VI. Jésus-Christ et le bon larron 137 

VII. Une courte prière 144 

VIII. Le garçon sans souci ou la vertu d'une prière dite 

de bon cœur , 147 

IX. Les trois frères qui ne pouvaient s'entendre au 

sujet de la succession dé leur pèore x S 3 



TROISIÈME PARTIE 

LE PARADIS ET l'eNFER 

I. Le fils du diable .^.^ i6t 

II. L'enfant voué au diable et le brigand qui se fait 

ermite 175 

III. Le brigand et son frère Termite 187 



TABLE DES MATIÈRES 363 



IV. Le brigand sauvé avant l'ermite 304 

y. L'ennite et le vieux brigand • . . . . 209 

VI. Le brigand et son filleul ix i 

VII. Le petit pitre qui alla porter une lettre au paradis 

Qnremière venion) si( 

Vni. Celui qui alla porter une lettre au paradis (seconde 

version) a3$ 

IX. Celui qui racheta son pire et sa mère de l'enfer.. . 2(4 

X. Le marquis de Tromelin, qui vendit son fils au 
diable et alla dans l'enfer pour retirer le titre de 

la vente , 267 

XI. Le pape Innocent t8s 



QUATRIÈME PARTIE 

LA MORT EN VOTAGE 

I. Sans-Souci ou le maréchal-fernmt et la Mort ] 1 1 

IL L'homme juste 33$ 

m. L'Ankou et son compère 346 




t / 



Achevé d'imprimer le i6 Août 1881 

par G, Jacob, imprimeur à Orléans 

pour Maisonnetive et C*V 

libraires -éditeurs . 

à Paris. 



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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR 



Sainte Triphine et le roi A&thvr, mystère breton en deux 
journées et huit actes, texte breton et traduction en regard, 
avec la collaboration de M. l'abbé Hekry. Chez Clairet, Qutm- 
perlé, 1863. 

Bepred Breizad ou Toujours Breton, poésies bretonnes, texte 
breton et traduction en regard. Chez Haslé, à Morlaix, 1864. 

GwERziou Breiz-Izel ou Chants populaires de la Basse-Brb- 
TAGMB, texte breton et traduction française. 2 vol. in-8<>. Chez 
£. Corfmat, à Lorient, 1868 et 1874. 

Contes bretons, i vol. Chez Th. Clairet, Q.uimperlé, 1870. 
(Épuisé.) 

Veillées Bretonnes (mœurs, chants, contes et récits popu- 
laires des Bretons armoricains), i vol. in-12. Morlaix, im- 
primerie J. Mauger, et Champion, iS, quai Malaquais, Paris, 
1879. 

En préparation : 

Contes MYTHOLOGiauES des Bretons armoricains. 3 vol. dans 
la collection des Lttiéraiures populaires de toutes les nations ^ 
chez Maisonneuve et C'*, aj, quai Voltaire, à Paris. 

SoNiou Breiz-Izel (poésies lyriques et domestiques), troisième 
volume des Chants populaires de la Basse-Bretagne, i vol. 
in-8<*. Texte breton et traduction française. 




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